Andrea Levy, être fier de ses ancêtres esclaves

Par Tirthankar Chanda

L’auteur d’Hortense et Queenie, la romancière anglo-jamaïcaine Andrea Levy ressuscite la Jamaïque des plantations sucrières dans son nouvel opus, The Long Song, où elle fait entendre les voix occultées des esclaves. Une narration inventive et poignante.

Andrea Lévy, le 16 août 2005 au festival de littérature d'Edimbourg en Ecosse.

Christopher Furlong/Getty Images

Finaliste du Booker Prize 2010, The Long Song est le nouveau roman de l’anglo-jamaïcaine Andrea Levy. Cette conteuse hors pair des heurs et malheurs de la société anglaise multiculturelle s’est fait connaître en publiant son chef d’œuvre, Hortense et Queenie (Ed. Quai Voltaire), qui racontait le parcours semé d’embûches et de vexations d’un couple jamaïcain dans l’Angleterre de l’immédiat après-guerre.

Editions Quai Voltaire

Unanimement salué par la critique, ce récit largement autobiographique a valu à son auteur des récompenses prestigieuses (Orange Prize et Whitbread Book of the Year 2004). Il s’inspirait de la vie de ses parents, qui faisaient partie de la première vague des migrants caribéens venus en Angleterre en 1948 pour participer à la reconstruction de la métropole dévastée par la guerre. Le bateau SS Windrush sur lequel le père Levy traversa l’Atlantique avec 492 autres Caribéens est entré dans la mythologie de l’immigration antillaise en Angleterre. Son accostage au port de Tilbury, l’été 1948, marque le début de cette société multiculturelle vibrante que le pays de Shakespeare et de Shelley est devenu ces dernières décennies.

S’enorgueillir de ses racines jamaïcaines ?

 Au-delà des déceptions et des désenchantements individuels des migrants, le roman d’Andrea Levy mettait en scène l’entrée de l’Angleterre dans l’ère post-impériale et les effets dévastateurs sur la conscience collective de la fin de l’Empire désormais réduit à sa géographie initiale de Small Island (titre du livre en anglais).

Avec son nouveau roman, Andrea Levy quitte les rives de la Tamise pour explorer la société esclavagiste jamaïcaine du 19e siècle et ses drames. Son livre ne se lit pas pour autant comme une tragédie, mais comme l’histoire à la fois poignante et tragicomique des hommes et des femmes réduits à l’esclavage et qui tentent de survivre « avec ingénuité, ruse, charme, résilience, désespoir et amour », comme l’a écrit Levy dans le récit du making-of de son roman.

Regarder son passé autrement

 C’est lors d’une conférence sur l’esclavage à Londres qu’est née l’idée de ce roman dont l’action se déroule dans la société esclavagiste de la Jamaïque, raconte la romancière. Précisément en écoutant une jeune femme noire interpeller les conférenciers en leur déclarant qu’elle pouvait difficilement s’enorgueillir de ses racines jamaïcaines puisque ses ancêtres étaient des esclaves ! « Etant moi-même d’origine jamaïcaine, explique Andrea Levy, je me suis demandé comment une personne pouvait se sentir diminuée ou honteuse parce que ses ancêtres avaient connu l’esclavage ? N’a-t-elle jamais éprouvé ce sentiment de fierté qu’évoque l’une de mes amies jamaïcaines : « Si nos ancêtres ont survécu à l’expérience du bateau négrier, cela démontre qu’ils étaient forts. Ils ont dû être également ingénieux pour avoir survécu à la vie dans les plantations. » En fin de compte, nous avons un riche héritage dont nous pouvons être fiers. Je me suis alors dit qu’en tant que romancière, je pouvais peut-être aider cette jeune femme si malheureuse à regarder son passé autrement en lui racontant une histoire sur les esclaves de la Jamaïque dont la vie ne se réduisait pas à leur servitude. Elle y trouvera probablement quelques raisons pour être fière de ses ancêtres. »

The Long Song remplit avec brio ce cahier de charges que son auteur s’est auto-imposé. C’est un récit douloureux et puissant, dont la principale originalité réside dans sa narration distanciée, ironique et métafictionnelle. Levy réussit à recréer l’atmosphère de l’époque, ses cruautés, ses injustices, mais aussi la vie des esclaves entre eux et leurs mille stratagèmes pour défier les Blancs qui exerçaient sur eux le pouvoir immense de vie et de mort.

Une grande intelligence narrative 

DR

Le récit se déroule dans les dernières années de l’esclavage en Jamaïque. Il raconte la vie, les amours et les déceptions de Miss July, esclave dans une plantation sucrière avant d’être émancipée en 1837 lorsque l’Angleterre, qui gouvernait l’île, interdit l’esclavage suite aux révoltes deBaptist Wars. Des révoltes répétées qui mettaient en danger l’industrie sucrière particulièrement lucrative de l’île.

Née du viol de sa mère par le contremaître blanc, Miss July est métisse. Sa maîtresse qui la trouve particulièrement mignonne, l’enlève à sa mère à l’âge de huit ans pour en faire sa femme de chambre, avant de la rejeter lorsque celle-ci, devenue adulte, réussit à séduire son mari et devenir sa maîtresse. July n’en restera pas moins esclave au sein de cette plantation où elle connaît les pires humiliations, mais aussi bonheurs et joies. A la fin de sa vie, recueillie par son fils devenu un éditeur important, l’esclave émancipée écrit ce que Andrea Levy nous présente comme ses mémoires. Elle y fait preuve d’une grande intelligence narrative, alternant les voix à la première et la troisième personne, s’adressant directement aux lecteurs comme dans les romans du 18e siècle. Un récit satirique où la tension narrative est constamment déjouée, mise en perspective par les digressions métafictionnelles.

The Long Song est le fruit de longs travaux de recherche effectués par l’auteur. Contrairement aux nombreux livres d’histoire sur l’esclavage aux Caraïbes, racontés essentiellement du point de vue des Européens esclavagistes, son travail de romancière a consisté à faire entendre la voix de l’esclave, marginalisée, mise en sourdine par des siècles d’oppression. July incarne cette voix magnifiquement, avec fierté et autorité, n’hésitant pas à rappeler à l’ordre ses lecteurs qui seraient influencés par des publications trop partiales : « si vous êtes de ceux qui gobent les fanfaronnades de ces auteurs sans y trouver rien à redire, alors vous n’avez rien à faire avec moi, car je ne veux pas de vous comme mes lecteurs ! »

 

The Long Song, par Andrea Levy. Headline Review. 320 pages.