Le savant indigène Jean El Mouhoub Amrouche, une figure très forte du nationalisme éclairé

Intellectuel aux multiples talents, Jean El Mouhoub Amrouche (1906-1962) est un être singulier. Il est à la fois poète, journaliste, homme de radio, critique littéraire et patriote.

Titre original : Plaidoyer pour la réhabilitation d'un nationaliste engagé.

Par Hocine Lamriben

Tassadit Yacine, enseignante-chercheuse et maître de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, qui a animé une conférence-débat, jeudi dernier, au Salon du livre d’Alger, est revenue largement sur le rôle «méconnu» qu’a joué ce Kabyle chrétien durant la guerre de libération. «Jean Amrouche fut un militant  et un nationaliste algérien. C’était quelqu’un qui a beaucoup donné à l’Algérie, à l’Afrique et au monde. Il n’a pas été reconnu comme cela aurait dû l’être», regrette-t-elle. Trois périodes constituent la trajectoire de cet homme tourmenté par ses multiples appartenances : d’abord sa quête existentielle et poétique à Tunis, puis son  entrée dans le monde littéraire à Alger puis à Paris et enfin son basculement dans l’arène politique.

«A l’âge de six ans, il découvre le rejet, l’exil et le racisme», dit Mme Yacine. Il lui a fallu des amitiés complices, entre autres celles des écrivains de renoms, comme André Gide et Paul Claudel, pour renoncer à la tentation du suicide. Jean El Mouhoub Amrouche, poète à ses débuts mord «dans un premier temps à l’hameçon de l’assimilation», selon la conférencière. Pas pour longtemps, puisqu’il prendra conscience de l’atroce déni dans lequel vivaient «l’indigène et le Nord-Africain».

Réveil du guerrier

Amoureux des lettres françaises et admirateur de Charles de Gaulle devenu son ami, Jean Amrouche s’engage pour la France de la résistance contre le nazisme hitlérien. «Il croyait à la France de l’égalité et de la fraternité. Pour lui, il fallait que les Nord-Africains soutiennent la résistance. Son espoir, était que, une fois la guerre finie, la France allait donner aux Algériens leur indépendance», note Mme Yacine. Après les massacres du 8 Mai 1945, la pensée politique et spirituelle de Jean Amrouche prend une autre tournure. «À partir de ces événements, il décide de s’investir pour la cause algérienne. Il réalise un reportage sur ces massacres dans lequel il dénoncera la répression.

Ce texte, personne n’a voulu le publier, même pas Albert Camus. Il a fallu 1994, pour que je le publie dans un de mes livres», précise la chercheuse. Comment un homme qui se dit lui-même à un moment de sa vie «acoquiné avec l’Occident» prend la défense des Algériens, «ses frères de sang», écrasés par la machine coloniale ? «Jean Amrouche s’est fait historien, sociologue, et en même temps, psychologue. Il va se décrire lui-même, se posant comme objet pour expliquer de l’intérieur ce que souffre l’indigène», explique l’oratrice. Lorsque éclate la guerre de libération en 1954, la plume de Jean Amrouche devient plus aiguisée. Il cumule dans la  grande presse française de nombreux articles de haute volée dans lesquels il prend sans ambages le parti de l’autodétermination de l’Algérie.

«Ce n’est  pas pareil d’agir dans la clandestinité que de dire et d’écrire en France dans la grande presse», estime Mme Yacine. Son pari est toutefois risqué. Ses prises de position lui vaudront des inimitiés de ses proches et des autorités coloniales : renvoi de la radio française en 1958,  dispersion de ses amis français et de sa belle-famille. En Suisse où il trouve refuge, Jean Amrouche continue à soutenir «l’insurrection » algérienne. Auto-émissaire des Algériens, il sillonne Tunis, Rabat, Florence pour porter la voix de l’Algérie opprimée. Ainsi, Jean Amrouche a servi d’intermédiaire entre Charles de Gaulle et Ferhat Abbas, son autre ami de longue date. L’enfant d’Ighil Ali meurt au moment des accords d’Evian, en avril 1962.

Exclusion du Panthéon

Près de cinquante ans après l’indépendance du pays, cet «Algérien universel», comme le qualifiait Mohamed Dib, demeure banni dans son propre pays en raison de son particularisme linguistique et religieux. On aura beau chercher les manuels scolaires ou universitaires, pas la moindre trace de son combat politique. «Après l’indépendance, il y a eu une fermeture des esprits. Pourtant,  les anciens du FLN, dont Abdelhamid Mehri, Rédha Malek, Krim Belkacem et Ferhat Abbas, qu’il a rencontrés à Tunis, le considéraient comme un patriote algérien. Je regrette qu’il n’ y ait pas de rue en son nom (…) Il était chrétien. Mais, pendant la guerre, il avait pris position pour ses frères musulmans. C’est ça l’universalisme et l’humanisme», affirme Mme Yacine.

En Algérie, seule l’école primaire d’Ighil Ali (Béjaïa), son village natal, porte son nom. Là encore, ce n’est pas un geste des autorités. «C’était une initiative privée du maire de l’époque», dit l’intervenante, en appelant à la réhabilitation de cette figure du mouvement national. Mme Yacine s’est  dit, par ailleurs, disponible pour travailler  avec d’autres chercheurs pour dépoussiérer la mémoire de l’enfant du «pays crucifié»  au même titre que d’autres figures nationales qui ont subi la marginalisation.