Le Makhzen marocain devant une révolution, journée du 20 février

Par Zineb El Rhazoui

 Chroniqueuse chez Lakome.com Journaliste & chez Le Journal hebdomadaire

EHESS - Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales - Université Sorbonne Nouvelle (Paris III)

Fin août, aux premiers jours du ramadan, Zineb Rhazoui jeune femme et une amie pédopsychiatre de 34 ans, Ibtissam Lachgar, ont créé un « groupe alternatif » sur le site social Facebook (MALI). Objectif : la défense au Maroc de « toutes les libertés. Toutes, même celles qui choquent comme la défense des homosexuels et la liberté du culte », insiste Zineb El-Rhazoui, jointe par téléphone.

Vendredi 4 juin 2010 à 5h45 du matin, Le chef de la Police Judiciaire, ainsi que le chef de la brigade préfectorale de Casablanca, accompagnés d’environ 15 officiers et agents de la Police Judiciaire marocaine, ont défoncé la porte de l’appartement casablancais de Zineb El Rhazoui, journaliste indépendante et co-fondatrice du Mouvement Alternatif pour les Libertés Individuelles (Mali)

De GuinGuinBali, où se tient Forum Social :

Les appels des internautes à manifester dimanche prochain font boule de neige. Malgré une contre-campagne déchaînée de l’Etat, la mobilisation ne cesse de s’accroître parmi les mécontents du système.

L’Etat d’alerte est donné au Maroc. Les arrestations ont même commencé dans les rangs des jeunes du Mouvement du 20 février. Yasser Charaq, 19 ans, Sanaa Zrikem, 24 ans, et Badr Arich, 22 ans, ont été interpelés le jeudi 17 février dans un carrefour de Marrakech, molestés et forcés à monter dans un véhicule de police, avant d’être relâchés le lendemain. Plus tôt dans l’après-midi, deux adolescents; Oussama Bsioussa, 15 ans, et Walid Hesbou, 17 ans, ont été arrêtés à Kénitra avant d’être relâchés peu de temps après. Un autre partisan du Mouvement, Saïd Sakhi, a été tabassé

par la Police en plein centre-ville de Casablanca avant d’être emmené au commissariat puis relâché.

Le message du makhzen est clair: il ne permettra pas au peuple marocain d’exprimer son mécontentement dimanche prochain. A l’approche du 20 février, de plus en plus de personnalités indépendantes et d’ONG annoncent leur adhésion au Mouvement de protestation. 20 organisations de la société civile ont fait part dans un communiqué conjoint de leur détermination à participer aux manifestations populaires dans toutes les villes du Maroc. « Cela ne signifie pas que les organisations signataires du texte sont les seules à adhérer au Mouvement. De nombreuses associations et représentations de la société civile, qu’elles soient nationales ou régionales, ont également exprimé leur soutien inconditionnel », a déclaré Khadija Riyadi, présidente de l’Association Marocaine des Droits de l’Homme (AMDH), lors de lors d’une très attendue conférence de presse tenue le jeudi 17 au bureau central de l’association à Rabat.

De nombreux journalistes indépendants présents à la conférence ont également signé un communiqué où ils annoncent leur soutien et leur mobilisation pour l’événement et exhortent les autorités marocaines à ne pas entraver leur travail et à cesser la campagne de propagande pro-régime dans les médias officiels. Oussama El Khlifi et Tahani Madmad, deux jeunes facebookers du Mouvement du 20 février, également présents à la conférence, ont exposé à une salle comble leurs revendications. « Une constitution démocratique », insiste Tahani. Elle dénonce aussi les

intimidations des polices de l’ombre dont sont victimes les partisans de la fronde. Oussama, lui, affirme avoir fait l’objet d’une campagne de diffamation en règle dans les médias proches du pouvoir. « Le préfet de police de Rabat a même convoqué mon père pour lui dire que s’il ne me

dissuadait pas de faire campagne pour le 20, eux (ndl : la police) utiliseraient d’autres méthodes avec moi », raconte-t-il.

Des revendications légitimes

Pour mobiliser les citoyens, les jeunes du Mouvement ont réalisé une vidéo qui circule sur les forums. On y voit des jeunes et des moins jeunes expliquant pourquoi ils ont choisi de descendre dans la rue. Santé, éducation, liberté, égalité, sont autant de revendications légitimes que le pouvoir ne se montre pourtant pas enclin à satisfaire. Menaces téléphoniques, insultes, cyber piratage, rien n’a été épargné à ceux qui se sont exprimés dans la vidéo et aux internautes qui font campagne pour le 20. Toutefois, malgré l’atmosphère chargée dans la petite salle bondée du bureau central de l’AMDH, une bonne partie du « noyau dur » des démocrates marocains affichent le sourire.

L’enthousiasme est palpable. L’engouement pour la sortie du dimanche est tel qu’ils savent que même si « ça fait pshiitt », il y aura résolument un avant et un après 20 février. La barre des revendications est placée bien plus haut que ce que le makhzen n’a jamais consenti à « accorder » aux Marocains. Une monarchie qui règne mais qui ne gouverne pas, à l’image des couronnes espagnoles ou anglaises, libertés publiques et individuelles, indépendance de la justice, égalité, fin de l’impunité… Autant de réformes que la société civile compte exiger le 20. « Nous sommes fatigués

d’attendre, des générations ont attendu avant nous. Nous ne mettrons fin à la protestation que lorsque nous obtiendrons ces droits », insistent les jeunes du Mouvement.

Discrédit des partis

Décidément, les mesures officielles du gouvernement marocain pour éviter la crise ne semblent pas convaincre. Ni l’annonce du maintien des prix des produits subventionnés, ni les promesses de réforme et de création de postes d’emploi ne parviennent à stopper le mouvement de ralliement à

l’appel du 20 février. Du côté des syndicats, plusieurs sections de la Confédérations Démocratique du Travail (CDT) et de l’Union Marocaine du Travail (UMT) ont également appelé leurs membres à sortir dans les rues. Le champ partisan, quant à lui, s’est montré plus frileux, L’ensemble des

formations politiques représentées à la chambre des députés ont annoncé leur boycott des manifestations. Seuls les partis de le Gauche radicale: Annahj (la Voie Démocratique), le Parti de l’Avant-garde Démocratique Socialiste (PADS), le Parti Socialiste Unifié (PSU), ont annoncé leur

participation.

Convoqués lundi par Taïeb Charkaoui, ministre de l’Intérieur, au siège du Parlement, les leaders des formations politiques traditionnelles ont reçu l’ordre de prendre position contre la fronde des jeunes. Cela n’a pas empêché des adhérents de l’Union Socialiste des Forces Populaires (USFP) et du Parti du Progrès et du Socialisme (PPS) de rallier la cause des jeunes. De l’avis de nombreux membres des comités d’organisation des protestations du 20 février, les partis politiques ont raté là une

occasion historique de jouer leur rôle de contre-pouvoir à la monarchie et de redorer leur blason auprès des citoyens. Le « parti du Palais », quant à lui, affiche une position pour le moins « fantaisiste », de l’avis des internautes du Mouvement. Le Parti Authenticité et Modernité (PAM) de

Fouad Ali El Himma, proche ami de Mohammed VI, a déclaré que les «revendications du peuple sont légitimes ». Les activistes du 20 y voient une tentative désespérée de récupérer la mobilisation populaire à son compte.

Mobilisation sans précédent

Du côté des islamistes, la position des politiques du Parti Justice et Développement (PJD) tranche également avec celle d’Al Adl Wal Ihsane de Cheikh Yassine. Les premiers se sont rangés derrière le ministère de l’Intérieur en annonçant leur boycott des manifestations, contrairement aux seconds qui comptent y participer. Les détenus salafistes, l’un des dossiers les plus lourds en matière de Droits de l’Homme au Maroc, ont également déclaré depuis leurs cellules qu’ils entreraient dans une grève de la faim le dimanche 20 pour protester contre la torture et les parodies de procès dont ils ont fait l’objet. A l’opposé de l’idéologie de ces derniers, les étudiants du groupe Voie Démocratique Basiste (communistes) incarcérés à la prison Boulmharez à Marrakech se joignent également aux grévistes de la faim. Jamais le Maroc n’a connu une telle mobilisation d’acteurs politiques, associatifs, intellectuels, islamistes, laïques, amazighes, etc. Des manifestations de soutien à la révolte de la jeunesse marocaine sont également prévues dimanche à Madrid, Barcelone, Paris, et plusieurs autres villes européennes.

Régime: l’heure de vérité

Le glas du makhzen aurait-il sonné? La férocité avec laquelle les réactionnaires du système s’en prennent aux partisans du changement sur les forums sociaux trahit une panique aux plus hauts sommets de l’Etat. Un groupe facebook « L’armée de défense du territoire national » appelle ses membres à signaler en masse les profils des défenseurs du Mouvement auprès de l’administration facebook pour que leurs comptes soient fermés. Des profils anonymes y appellent les citoyens à se munir de bâtons et de casques pour « aider » les forces de l’ordre à « corriger » les manifestants. De l’avis de nombreux observateurs, l’Etat marocain joue à un jeu dangereux en multipliant les incitations à la haine et les appels à la violence. Selon Ali Amar, journaliste marocain et auteur du livre censuré « Mohammed VI, le grand Malentendu, Calmann Lévy), affirme sur SlateAfrique que « le national-monarchisme » véhiculé par le discours officiel s’est « forgé dans l’esprit de toute une génération, refusant tout débat critique autour du pouvoir royal ».

Le jeu dangereux du makhzen

Avant d’entamer la vague d’arrestations, le régime a tenté de livrer les meneurs du 20 février à la vindicte populaire par tous les moyens possibles: en les accusant d’homosexualité, d’apostasie, d’accointances avec l’Algérie, le Polisario et l’Espagne, les éternels bouc-émissaires du makhzen. Les officines du pouvoir s’emploient depuis des semaines à minimiser l’impact de la mobilisation. Totalement sous l’emprise du régime, les télévisions publiques évitent soigneusement d’aborder la

révolte qui gronde. Les journaux proches du pouvoir, eux, s’emploient à faire circuler les thèses les plus haineuses contre « les traitres et les ennemis de la stabilité » et à promettre le chaos à la population au cas où elle se joindrait aux protestations. Des citoyens lambda ont même reçu des sms appelant à rester chez eux le 20 « en gage d’amour à Sa Majesté le Roi que Dieu l’assiste ». Sur facebook, une publicité payante « anti 20 février » portant la photo de Mohammed VI s’affiche sur les profils des internautes marocains.

Un ras-le-bol généralisé

Décidément, à l’approche du jour J, le makhzen s’affole et ne lésine pas sur les moyens pour faire durer une situation qui devient de plus en plus intenable pour le peuple marocain. Dans les salons casablancais ou r’batis, une certaine élite économique affiche également son mécontentement. L’affairisme et la prédation économique du roi et de ses proches ont fini par exaspérer même au sein des classes supérieures. « Il faut que le roi sorte des affaires, il ne peut pas combiner le pouvoir

politique, spirituel et économique. Il doit assumer ses responsabilités », déclare Ahmed Ben Seddik, ingénieur des Ponts et ancien Coordinateur du projet –avorté par le cabinet royal- de célébration des 1200 ans de la ville de Fès.

Celui qui s’est auto-baptisé « roi des pauvres » est en effet le 7e monarque le plus riche de la planète, juste après les pétromonarchies et loin devant la reine d’Angleterre. Les frais de gestion de ses nombreux palais, de son parc automobile, et les listes civiles de la nombreuse famille royale atteignent des chiffres qui donnent le tournis aux Marocains. Jamais la gloutonnerie économique du palais n’a été aussi ouvertement fustigée parmi la population. Si un magazine comme le Journal Hebdo a payé cher ses couvertures sur la fortune royale et ses enquêtes sur le business de Mohammed VI, Internet est devenu un espace où la liberté de parole n’a plus de limites. Un dessin animé caricaturant le roi

remporte un succès fou sur la toile : » Cela fait 3 siècles que ma famille hérite du Maroc. Tout est à moi, même vous! Les Marocains doivent travailler, payer les impôts et fermer leur G… Je suis le seul à pouvoir faire des Affaires », y dit Mohammed VI sur un ton menaçant.

En attendant la date fatidique, des dizaines de milliers de tracts appelant la population à se joindre au Mouvement seront distribués dans les grandes villes, notamment à Casablanca. Même s’il est encore prématuré de spéculer sur le succès des manifestations, un cap a été franchi pour la jeunesse marocaine, une nouvelle liberté de ton a vu le jour, une opposition alternative se forme, et pour la première fois, les revendications démocratiques d’une large partie de la société civile ont clairement été exprimées. Vivement dimanche!

ZINEB EL RHAZOUI