APRES LA DEMOCRATIE" : livre d'Emmanuel Todd

Par   Mourad Haddak

Réédition en livre de poche de l’ouvrage polémique d’Emmanuel Todd (1), docteur en histoire à l’université de Cambridge, paru initialement en 2008 et qui participe au débat des origines du mal-être français contemporain et des moyens d’en sortir.

Emmanuel Todd

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« Comment Nicolas Sarkozy a-t-il pu devenir président de la République ? »

Cette question pleine d’amertume ouvre un essai très virulent d’Emmanuel Todd contre le chef de l’État. « Fébrile, agressif, narcissique, admirateur des riches et de l’Amérique bushiste, incompétent en économie comme en diplomatie, cet homme nous avait pourtant révélé, ministre de l’Intérieur, qu’il était incapable d’exercer la fonction de chef de l’État : ses provocations avaient alors réussi à mettre le feu aux banlieues dans l’ensemble du pays. » On ne saurait être plus sévère.

Énumérant la longue liste des défauts de Nicolas Sarkozy (incohérence de la pensée, médiocrité intellectuelle, agressivité, amour de l’argent, instabilité affective et familiale) vus comme symptômes de la crise qui toucherait la France, l’historien français qui est aussi politologue et sociologue décortique par la démographie et l’anthropologie les crises en jeu et propose une solution, en fin d’ouvrage, pour sauver la démocratie.

« Le vide est religieux »

Le premier chapitre consacré au « vide religieux » offre une lecture historicisée et passionnante de l’état des croyances politiques en France. Ce serait la disparition des croyances collectives fortes et inscrites dans les territoires qui aurait favorisé la décomposition politique et l’atomisation du corps électoral. Après la lente déchristianisation s’est opéré l’effacement des forces communistes puis la crise du gaullisme laissant le champ libre aux partis de gouvernement, gauche socialiste et droite sarkozyste, sans programme, sans colonne vertébrale, les deux formations étant assujetties au capitalisme débridé. L’éloignement définitif du paradis terrestre qui s’opposait à celui de l’Église créerait une angoisse non résolue, insatisfaite, dans les sociétés modernes et désenchantées. Les sensations extrêmes (argent, sexualité, violence), autrefois sous surveillance, prendraient une place grandissante. « Ces effets pathogènes de l’incroyance de masse » pourraient s’imposer selon l’historien si le bien-être matériel permis par l’État providence devait s’écrouler. 

Cette crise religieuse expliquerait par ailleurs l’obsédante fixation sur l’islam. « La présence d’une Église catholique minoritaire mais socialement importante donnait un sens à l’incroyance, à l’athéisme, ou comme on dit pudiquement à l’affirmation laïque. […] Il n’est pas étonnant que dans un tel contexte, une laïcité désorientée par la disparition de son adversaire catholique s’efforce d’en trouver un autre, en l’occurrence l’islam, perçu comme la dernière des croyances religieuses actives. Choix paradoxal puisque, justement, la pratique religieuse des musulmans de France est faible, et que l’Iran avec deux enfants par femme semble beaucoup plus menacé par la désislamisation que par l’islamisme. »

La stagnation éducative et le pessimisme culturel

Emmanuel Todd rappelle que la France connaît depuis 1995, après des décennies de hausse, une sorte de plafond des niveaux éducatifs. Depuis les années 1990, la sortie sans qualification du système scolaire évalué à environ 7,5 % ne baisse plus (il était, à titre de comparaison à 35 % en 1965 et 15 % en 1980). La proportion des bacheliers ne progresse plus également, depuis une dizaine d’années, avec près de 33% de diplômés. Le sentiment de déclin, porté par Philippe Muray et Alain Finkielkraut, se nourrirait de cette « panne » ou stagnation du progrès scolaire. L’apologie du passé et la poussée réactionnaire, son corollaire, dessinerait alors l’état inquiet de nos élites, narcissiques et obsédées par les nouveaux barbares.

« Ethnicisation ? »

En anthropologue des structures familiales, Emmanuel Todd rappelle la préférence des Français pour l’égalité pour expliquer le choix historique des luttes des classes plutôt que l’affrontement ethnique ou racial comme dans les pays anglo-saxons. Or, le talent de Nicolas Sarkozy, en captant les voix de l’électorat du Front national en 2007, pourrait placer le pays, selon l’auteur, sur le chemin d’une « refondation identitaire à base ethnique, religieuse ou raciale », surtout si le niveau de vie devait se dégrader. Le bouc-émissaire serait plus commode à désigner que lutter contre les privilèges économiques et sociaux renforcés par la globalisation.

Le véritable danger pour la démocratie, le libre-échange

Le dogme du libre-échange économique serait une erreur à laquelle s’attacheraient encore les classes supérieures ou « classe dérivante » parce que les inégalités ainsi engendrées leur profiteraient. Mais la globalisation économique et financière serait un échec pour les peuples. Pour l’auteur deL’Illusion économique (Gallimard, « Folio Actuel », 1999) qui fustige au passage les économistes et intellectuels conformistes, proches de la schizophrénie comme Patrick Artus, Elie Cohen ou Jacques Attali, le logiciel serait en panne parce qu’il ne prendrait pas en compte l’échelle sans précédent de la concurrence des pays émergents, au premier rang desquels se situent la Chine ou l’Inde, qui appauvrissent depuis les années 1990, par leurs coûts de main-d’œuvre très bas, les classes moyennes éduquées et non plus seulement les ouvriers. Le sujet n’est donc plus de se réformer à l’infini mais d’inventer une autre dimension politique, sociale et économique, à l’échelle de l’Europe, réponse collective efficiente, seule capable de dépasser l’inféconde « narcissisation des comportements ».

« Après la démocratie »

Sans se limiter à un catalogue des difficultés, Emmanuel Todd propose trois scénarios possibles du destin français :

Cette dernière solution a la faveur de l’auteur qui développe que « des institutions européennes existent déjà, dont il suffirait que des élites politiques responsables s’emparent pour réorienter l’économie dans un sens favorable aux peuples, et les réconcilier avec l’Europe. » Dans ce cas seulement précise-t-il, « après la démocratie, ce serait toujours la démocratie. »

Si la recherche des causes de la crise de confiance du système libéral est clairement posée, on peut regretter cependant les saillies violentes contre le chef de l’État. Qu’elles eussent nui à la portée de l’essai ne fait aucun doute. L’excessivité de certains propos dessert en effet une analyse sociologique et politique souvent pertinente.

On peut aussi critiquer certaines affirmations établissant le débauchage de gens de gauche comme « un traumatisme pour le parti socialiste ». Ni Besson, ni Jouyet ou Amara n’avaient suffisamment de poids politique pour représenter une perte de « guerre » dommageable. Le phénomène, exagérément théâtralisé à l’époque, a surtout été médiatique, peu suivi d’effets véritables et n’a d’ailleurs pas résisté, à l’automne 2010, à la pression de l’électorat de droite réclamant une plus grande homogénéité idéologique, fer de lance de la future campagne présidentielle. Et si Kouchner a été plus gênant pour les socialistes, en raison d’une popularité souvent jalousée par ses « camarades », il n’a jamais été un pilier fondamental de la maison de Solférino au point de la faire vaciller.

Pour terminer, comme nous l’écrivions dans un précédent article (2), les structures familiales chez Todd semblent commander l’essentiel des évolutions politiques et font peu de place aux événements historiques (ou « accidents ») voire aux individus qui traversent et bouleversent la marche des sociétés.

L’ouvrage, dont l’assurance peut agacer (il a quand même annoncé la fin de l’Union soviétique dans La Chute finale chez Robert Laffont en 1976), pose une question cruciale que les dirigeants politiques devront trancher un jour : le protectionnisme a-t-il un avenir économique ?

Mourad Haddak

(1) Il a notamment écrit Après l’empire (Gallimard, 2002), L’Illusion économique (Gallimard, 1998) et Le Destin des immigrés (Seuil, 1994).

(2) Avec Youssef Courbage, Le Rendez-vous des civilisations, Le Seuil, 2007