Poème d'Assia Djebar : Raïs, Bentalha...
Rais, Bentalha...Un an apres
« Assia-Djebar » par Maverich003 — Travail personnel. Sous licence CC BY-SA 4.0 via Wikimedia Commons.
Research in African Literatures 30.3 (1999) 7-14
--A Jean Pélégri
I
Ecrire, ce serait tuer la voix, l'épuiser, lui faire rendre souffle, la dépouiller
de son ton, de son accent, de son écho, de son déplacement d'air
Ecrire, ce serait la coucher -- elle, la voix première--, ce serait l'étrangler,
ou la tordre comme linge mouillé sur une corde au soleil,
la piétiner sinon,
l'ensevelir dans la boue, le pus, la pourriture
Ecrire, ce serait l'exposer, la brûler pour atteindre ses os invisibles, ses nerfs
arachnéens, son acier étincelant, ce serait . . .
Ecrire
Ecrire ma voix, celle d'autrefois qui fourmille encore aujourd'hui dans mes
orteils, sous mes pieds nus qui, chaque nuit, s'affolent jusqu'à la rive
de l'aube
Ecrire la voix de chaque fillette, sa voix tapie dans ses cheveux que masque
le foulard noir luisant, la voix de la jouvencelle au crâne rasé alors que
ses yeux d'épouvante s'élargissent face à vous
face à toi qui, si longtemps après, écris.
II
Ecrire la voix des autres, de la mère orpheline qui clame le deuil infini,
de la mendiante qui fredonne dans les ruines, de l'infante qui rit à
peine, un seul sanglot, puis rien, la maison vide
Ecrire toutes les voix, les sécher, les aplatir, les aphyxier, mais pas les pro-longer, illusion,
ni les pérenniser, toutes vos voix sur papier deviennent unique et informe magma,
de la boue,
hélas, de la boue femelle.
Ecrire au coeur du hameau détruit
Raïs, Bentalha, ô Mitidja de l'enfance souillée
Ecrire pour écraser, pulvériser, piétiner tous vos cris
qui ne composent pas symphonie
nul choeur, nul Gospel africain, aucun hululement berbère
Les cris d'une seconde bleue tendue jusqu'à l'horizon, et les massacres se suivent
là-bas près des vergers d'hier
à l'ombre de l'orangeraie, le long des ruisseaux où l'eau chante,
Les cris, non, un geignement, goutte à goutte, s'écoule
voix d'un enfant, seul survivant.
III
Ecrire l'après-massacre
le silence revenu
les morts, libérés de leurs corps, frémissent tout autour
dispersés
non ensevelis
Fosse commune des photographies projetées à travers le monde
cadavres en creux noir et blanc
Kronos aveugle, voici venu le Temps troué
Vieillard ivre qui titube, poing en avant pour maudire
Ecrire pour effacer ce dévoilement absolu
ce linceul sans rituel
sans psalmodie
Ecrire pour retrouver eux, les morts, mais avant
ou maintenant, quand ils nous parlent
car ils nous parlent.
Disparus
émiettés
poussières de cristal, de quartz, de sable
se chevauchant les uns les autres
caravane d'un délire du retour
ils reviennent à nous, ils accourent
pour habiter ce désert de notre histoire
ils ont soudain pitié de nous
Piété manifeste devant nous, les encombrés,
Nous rendre l'air respirable
malgré ce soleil immobile
IV
Ils reviennent presque dans la hâte
de nous voir les convoquer,
les approcher, nous
nous, ou moi toute seule
dans la solitude
loin des caméras de la foule
hors de son oeil vorace
moi, sans voix, yeux baissés
Le kalam à la main
ma plume de l'école coranique
quand, fillette, près des orangers,
et des ruisseaux dont l'eau chantait
j'apprenais à écrire
le premier verset
le dernier
J'apprenais aussi à écrire le français
Les morts reviennent en cohorte, sans visage particulier
corps mêlés les uns aux autres
pour ainsi dire amoureusement
des monstres à moi familiers
affectueux
morts enlacés qui s'avancent
la bru portée par la belle-mère jalouse
l'époux soupçonneux, yeux crevés
le patriarche autoritaire, mains brisées
tous, liés, confondus
dans un brouillard vert flottant
mais chacun sa voix nette
distincte
préservée
chacun, ses mots à lui, son dialecte,
sa fureur, sa douceur
ils reviennent jusqu'à nous, jusqu'à moi
V
Je demeure la fillette...