La rente pétrolière source de violences pour l’Algérie

Dans les années 1970, grâce la rente pétrolière, l'Algérie, la Libye et l'Irak paraissaient engagés dans un processus de modernisation accélérée. Le pétrole était la bénédiction qui permettrait à ces États de rattraper leur « retard » économique. L'Algérie était un « dragon en Méditerranée », la Libye un « émirat » et l'Irak « la puissance militaire montante » du monde arabe. Sur le plan politique, le socialisme progressiste laissait penser que des transformations profondes s'opéraient : émancipation de la femme, urbanisation, scolarisation, augmentation de l'espérance de vie… Quelques décennies plus tard, la désillusion est cruelle. Le sentiment de richesse a entraîné ces pays dans des expérimentations voire des impasses politiques, économiques et militaires aux conséquences désastreuses dont ils peinent encore à sortir. Comment tout cela a-t-il été possible ? Ces pays peuvent-ils faire l’économie de réformes profondes sans risque d’explosion sociale ? L’UE peut-elle exporter ses normes et ses valeurs et protéger ses approvisionnements gaziers ? La première synthèse sur le sujet.

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E n t r e t i e navec : Luis Martinez . Cliquez pour consulter

Directeur de recherche au CERI-Sciences Po, (Presses de Sciences Po, 2010)

Vous venez de publier Violence de la

rente pétrolière. En quoi la rente est-elle

synonyme de violence ?

La rente est synonyme de violence à plusieurs niveaux : d’abord, parce qu’elle procure au niveau des populations des formes de

violence multiples. Premier effet, elle prive les économies de ces pays d’une diversification, car elle fait croire à ces sociétés que le pétrole est la ressource qui permet le développement, la richesse, le bien-être. La rente conduit ainsi ces pays à avoir98 % de leurs revenus extérieurs fondés sur le pétrole, ce qui est, en matière d’emploi, catastrophique : la plupart de ces pays n’ont pas d’économie diversifiée et le secteur pétrolier représente 1 % de l’activité professionnelle, le reste n’est que de la redistribution indirecte des revenus pétroliers sous la forme de biens et de services subventionnés. Le second effet de la rente est qu’elle produit de la violence dans le sens où ceux qui en sont les principaux détenteurs, gestionnaires et utilisateurs ont des moyens considérables à leur disposition pour pouvoir édifier des appareils de sécurité extrêmement importants, complexes et performants qui limitent toute forme de contestation, voire de démocratisation. La rente devient un bien précieux à ne pas partager. Dans cette version, la rente peut être une illusion dans la guerre tant on est persuadé que l’on peut mener des combats plus facilement puisqu’il est possible d’acquérir des armes et de les remplacer. On peut gagner ou perdre, ce n’est pas le problème. La rente est là pour éponger les politiques militaires extérieures, telle la Libye au Tchad, l’Irak au Koweït, l’Algérie face au Maroc au Sahara occidental. On est ici dans des scénarios qui soulignent que la rente est une violence pour les populations. Le troisième effet se trouve au niveau sociétal. La rente pétrolière détruit toutes les formes de valeurs liées au travail, à l’investissement, au capital humain, tout simplement parce qu’elle est une richesse extérieure qui ne se construit pas patiemment sur le labeur des uns et des autres, mais davantage sur la conjoncture internationale. Ainsi, quand le baril est à 150 dollars, on se croit tout permis, et quand son prix passe à 10 dollars, on assiste à des émeutes de la faim. Les premières victimes de la rente sont donc très clairement les populations, mais il y a un deuxième acteur qui est « victime de la rente », sans être visible, c’est l’État. Tout d’abord, la rente détruit tous les outils de gouvernance étatique. Elle est l’inverse de la ressource nécessaire à un État qui, en règle générale, doit veiller aux dépenses et aux recettes, aux équilibres budgétaires, aux

investissements afin qu’ils soient les plus stratégiques possible et permettre à l’État de disposer des moyens d’un fonctionnement

efficace. Or la rente, c’est l’inverse. Elle aveugle, détruit et ampute tous les outils de l’État parce qu’elle donne l’impression que sans aucune politique budgétaire stricte et rationnelle, il y a des excédents. Deuxièmement, les banques n’éprouvent pas le besoin de solliciter les citoyens pour obtenir de l’épargne puisque l’argent coule à flots. Les banques disposant de capitaux, le financement de toutes sortes de projets est assuré sans qu’ils soient forcément les plus pertinents, car il faut dépenser l’argent. Tous les projets fondés sur la relation politique, clientéliste, sont soutenus, si bien qu’on en arrive à financer l’agriculture en Libye, ce qui n’a pas de sens, tout comme les « industries industrialisantes » (1) en Algérie, ou des projets de nucléaire en Irak qui inquiètent l’ensemble de la

communauté internationale. La rente devient pour l’État une sorte de casque qui isole, aveugle et empêche le gouvernement

chargé de la gestion des ressources de l’État de pouvoir mener une politique rationnelle et juste. À côté des sociétés, d’une part, et de l’État, de l’autre, la troisième victime de la rente, c’est l’environnement. Cet aspect plus connu dans le delta du Niger, dans le golfe du Mexique ou dans l’ancien espace de l’URSS (mer d’Aral ou autour de Bakou), peu étudié dans les pays du monde arabe, pourrait être qualifié de violence écologique ou environnementale. Voilà les principales raisons pour lesquelles la rente pétrolière représente

une violence. L’idée de base de mon analyse est de montrer que ce qui est au départ a priori une chance – après tout, le sous-sol procure une ressource demandée, chère, d’ailleurs longtemps convoitée par des pays qui n’en avaient pas sur leur territoire – peut finalement représenter pour les États dépourvus des outils, c’est-à-dire des institutions nécessaires pour exercer un contrôle à la

fois démocratique et national sur cette ressource, une violence inouïe contre ses propriétaires, détenteurs et usagers.

Comment se produit la trajectoire politique

violente ? Est-elle le résultat d’une rente

pétrolière inattendue combinée à une

dynamique révolutionnaire ?

C’est une bonne question, car beaucoup de pays ont une rente  et tous ne sont pas pris dans ce filet. Si l’on compare, par exemple,  les pays du Golfe avec les pays arabes révolutionnaires et  anciennement socialistes, la grande différence, c’est le contexte  historique dans lequel s’est réalisé ce que j’ai appelé la « capture  de la rente ». Des années 1950 à 1970, la plupart de ces pays ne  disposent ni des moyens techniques, ni politiques et étatiques  pour exploiter seuls la ressource. Ce sont, par conséquent, soit  des États étrangers, soit des compagnies multinationales qui  exploitent ce sous-sol en s’inscrivant dans la continuité des  régimes coloniaux.

Entre les pays du Golfe et l’Algérie, la Libye ou l’Irak, les conditions  historiques sont très différentes dans la mesure où ces  trois derniers pays connaissent une rupture politique violente  marquant le passage de la monarchie en Libye et en Irak, ou  d’une domination coloniale dans le cas algérien, à des régimes  révolutionnaires d’obédience nationaliste et socialiste qui  capturent la rente et l’utilisent en tant qu’arme diplomatique,  idéologique et économique. Alors que dans les monarchies du  Golfe, plus conservatrices, adossées au pacte militaire britannique  et américain, la redistribution de la rente s’opère dans le  cadre de l’État-providence, le pétrole devient pour l’Algérie,  l’Irak et la Libye une arme idéologique pour se démarquer des  pays du Nord et de leurs anciennes puissances coloniales, dans  un mouvement anticolonial et anti-impérialiste. Ils se distinguent  également des États du Golfe par leur lien avec l’URSS,  à qui ils achètent des armes. La troisième ligne de fracture entre  les États pétroliers du Golfe et l’Algérie, l’Irak ou la Libye est la relation entre l’État et ses ressources. Dans les pays du Golfe, le  pétrole appartient aux dynasties régnantes qui redistribuent la  rente à leurs administrés, leurs citoyens. Dans les pays socialistes  arabes, le pétrole appartient par définition au peuple, car le

peuple, c’est l’État, l’État, c’est le pétrole, le pétrole est donc le  peuple. Pour le président algérien, Houari Boumédiène, il est  même « le sang du peuple ». Derrière cette rhétorique formelle,  l’organisation révolutionnaire détourne, capture, s’approprie  les ressources, provoquant des trajectoires bien différentes de  celles des pays du Golfe, notamment parce que la rente pétrolière  leur permet de réaliser leurs ambitions, y compris en reconfigurant  leur environnement régional, comme le montrent  les guerres d’invasion de l’Irak en Iran et au Koweït, la guerre  libyenne contre le Tchad ou le soutien algérien au Sahara occidental  contre le Maroc.  La manne pétrolière est aussi vue comme une chance pour rattraper  économiquement l’Occident et pour rivaliser avec lui.  Ces régimes se lancent dans une industrialisation inégalée et  une importante militarisation dans le but d’acquérir les outils  de puissance régionale et de confrontation avec les nouvelles  formes d’impérialisme et de colonialisme. Enfin, à la différence  socialistes arabes prend une charge idéologique rendant les sociétés « autistes », alors qu’il n’est qu’une ressource énergétique. Suivant le modèle du Mexique des années 1930 qui avait nationalisé le secteur des hydrocarbures, ces États engagent au début de la décennie 1970 des processus de nationalisation associés à la révolution. En Algérie, la nationalisation du secteur énergétique en 1971 est vécue comme une « seconde indépendance » par la capture totale de la rente, à la différence du secteur pétrolier dans le Golfe qui est resté ouvert et a pu bénéficier de la complémentarité des compagnies étrangères.

La rente contribue-t-elle au despotisme

ou, du moins, à une radicalisation

des régimes ?

Je pense que l’Algérie, l’Irak et la Libye n’auraient pas été moins  despotiques sans rente. Mais à la différence d’un régime sans  ressources, un État doté d’une rente peut mettre en pratique  son autoritarisme. Cela ressort nettement dans les pays où vivent  des minorités : l’État sans rente aura moins recours à la  violence vis-à-vis de ces populations étant donné que son développement  dépend du tourisme et d’investissements étrangers  qui rendent nécessaire la stabilité intérieure. Si l’on prend l’exemple des Kurdes, la Syrie n’a pas les mêmes contraintes  que l’Irak pour mener une guerre. Ce dernier dispose de revenus,  notamment pour la mise en oeuvre d’une politique de  déportation des populations kurdes. La rente contribue donc à  la réalisation du potentiel despotique des États, qu’il s’agisse de  l’éradication des communistes, de la destruction des Kurdes en  Irak ou des islamistes en Algérie. Un État sans rente est beaucoup  plus consensuel, mesuré et nuancé avec les mouvements  d’opposition. En Iran, aujourd’hui, c’est d’ailleurs la rente qui permet au régime de contenir  l’opposition depuis les élections  présidentielles de juin 2009.

Vous évoquez la transformation de

ces régimes rentiers en régimes de

type mafieux. Pourquoi peut-on les

qualifier ainsi ?

C’est en référence à l’interprétation des processus politiques  que ces régimes rentiers peuvent être qualifiés de mafieux à  partir des années 1990. Dans les trois pays précédemment cités,  les régimes sont alors affaiblis par l’effondrement brutal du  prix du baril et par les sanctions et condamnations internationales.  L’Irak, la Libye et l’Algérie sont soumis à un embargo :  total pour le régime de Saddam Hussein, partiel pour celui de Muammar Kadhafi et moral pour les généraux algériens. Le pétrole  continue de se vendre, mais les revenus sont moindres. Il  n’y a ainsi plus d’investissements dans le développement des  infrastructures. Prônant l’ouverture économique, ces régimes  se mettent alors à vendre au secteur privé le patrimoine foncier,  immobilier, industriel acquis ou financé par l’État au cours des  années 1970 et 1980, sans aucun contrôle institutionnel. Le  transfert des droits de propriété de ce patrimoine foncier public  provoque l’émergence de nouveaux protagonistes : des organisations  de type mafieux qui se chargent de sécuriser les transactions opérées dans ce contexte. Proches des États par leur  rôle régulateur, ces organisations politico-militaires conduisent

à l’émergence de régimes de type mafieux. Par cette notion de  « mafia », l’idée est de souligner que, contrairement à la pensée

dominante des années 1980 affirmant que l’absence de régulation  étatique menait à l’effondrement de l’État (failed state),  la faiblesse d’un régime ne signifie pas la fin du commerce, de  l’économie, mais davantage sa transformation. En dépit de sanctions  i nternationales (embargo), les régimes algérien, libyen et  irakien ont démontré leur capacité d’adaptation inattendue et  leur renforcement sur la scène intérieure, où l’on assiste de fait  à une privatisation du secteur public, tant au niveau économique  par l’apparition de groupes mafieux, que sécuritaire par  l’émergence de milices pour suppléer à l’armée. 

Concernant l’Algérie, quel est son rapport

à la rente pétrolière aujourd’hui ?

À la fin des années 1990 et au début des années 2000, l’Algérie  est financièrement aux abois, elle traverse socialement une situation  très difficile avec un fort taux de chômage. Or, à partir  de 2003, elle bénéficie du troisième choc pétrolier (2), ce qui  lui permet de reprendre le contrôle du champ économique, et  l’État, incarné par le président Bouteflika, redevient l’instigateur  et l’ingénieur de la stratégie de développement du pays.  La rente pétrolière est bien évidemment au centre du projet.  De 1986 à 2001, le pouvoir d’achat des Algériens a chu de près  de 20 %, ce qui a contribué à une paupérisation importante  de la société. Grâce à ses considérables recettes d’exportation  (81 milliards de dollars en 2008), le pays peut rembourser rapidement  sa dette et relancer les grands chantiers dans les infrastructures.  Dix milliards de dollars sont donc planifiés pour  rénover les équipements avant tout sanitaires et éducatifs du

pays en piètre état après une décennie de violence. Le modèle  de développement choisi s’apparente à celui des années 1970- 1980 basé sur les hydrocarbures, dont le principal risque est la  « croissance sans développement ».  Or, les fondamentaux économiques (capital humain, éducation,  liberté), conditions du développement économique selon  l’économiste Amartya Sen, ne sont pas mis en avant en  Algérie. C’est la rente qui continue de financer l’économie :  de 2004 à 2009, par un plan de soutien à la relance de  l’économie,  et de 2009 à 2014, par une stratégie de développement  d’un montant de 280 milliards de dollars. L’Algérie se retrouve  confrontée aux trois mêmes défis que par le passé : premièrement,  le pays ne dispose pas d’une structure politique à même  de décider des choix de développement et de contrôler leurs applications. Tout est réalisé dans la plus grande opacité, si  bien que des projets colossaux sont au coeur de scandales de  corruption : 200 millions de dollars de pots-de-vin auraient  été versés pour un projet autoroutier de 9 milliards de dollars.  L’absence de contrôle étatique (la Cour des comptes, l’Inspection  générale des finances et le Parlement ne remplissent pas  leur fonction de surveillance) risque d’engendrer un immense  gâchis. Deuxièmement, le développement basé sur les hydrocarbures  accroît de nouveau la dépendance du pays au secteur  pétrolier. Le pays se trouve confronté aux mêmes dilemmes  que dans les années 1970-1980 si le prix du pétrole chute à  moins de 70 dollars le baril. Troisièmement, le développement

économique algérien dépend entièrement des investissements  d’entreprises étrangères. Résultat, ce sont des emplois perdus  pour les Algériens. L’Algérie achète sa stratégie de développement,  car elle n’a ni les moyens ni les outils, les idées ou les  ressources humaines pour mettre en oeuvre une stratégie de  diversification. Elle dispose pourtant d’un fonds de réserve de  150 milliards de dollars qui l’éloigne d’un risque financier. Pour  autant, la pauvreté de la population est grande, le détournement  de fonds est légion, les libertés fondamentales font défaut, et  face à ce que le Premier ministre Ali Benflis nomme « un océan  de demandes » (3), l’Algérie ne dispose pas des capacités pour  y répondre.

L’Union européenne pourrait-elle jouer

un rôle pour aider l’Algérie ?

La politique européenne de voisinage est fondée sur les relations  bilatérales. Avec l’Algérie, la priorité est d’assurer la sécurité  de son approvisionnement énergétique, conduisant le  pays à endosser le rôle d’exportateur d’hydrocarbures fiable.  Ce faisant, elle garantit à Alger d’avoir des débouchés pour  ses ressources énergétiques, mais pousse le pays à se dispenser  d’une véritable réforme économique. La relation entre l’Union  européenne et l’Algérie renforce donc le secteur des hydrocarbures  et détruit les possibilités de diversifier l’économie hors de  ce domaine. C’est un noeud difficile à dénouer pour Alger qui  devrait créer des liens Sud-Sud avec ses voisins maghrébins,  voire avec l’Afrique subsaharienne, créateurs d’emplois. D’où la  crise actuelle que connaît le pays depuis un an et demi environ.  L’Algérie se referme. Les investisseurs et partenaires étrangers  se font rares. Le pays cherche à racheter les filiales d’entreprises  étrangères qui rapatrient leurs bénéfices vers leur pays d’origine  au lieu de les investir sur le marché algérien. D’autant que les Algériens ne voient pas les bienfaits des opérateurs étrangers,  qu’ils soient turcs, chinois ou européens, et considèrent que

ces investissements relèvent du pillage sans profiter au pays.  Cette impasse suscite l’inquiétude, en particulier de la France.  L’Algérie veut réduire la part de ses importations et mener une  politique de diversification et de substitution aux importations.  Or, sans opérateurs étrangers, elle n’y parviendra pas, car le  pays s’est désindustrialisé et ne dispose pas suffisamment de  diplômés qualifiés. L’économie basée ces dernières décennies  sur la seule rente pétrolière a détruit le capital humain en faisant  fuir les cerveaux. Cinquante ans après l’indépendance, l’Algérie  n’est pas capable de construire seule une autoroute, n’ayant pas  de capacités nationales, et c’est un drame pour la population.  Surtout si l’on compare le pays à la Malaisie qui a su, grâce à sa  rente pétrolière, mettre en oeuvre une stratégie de développement  de son système éducatif et de santé afin de doter le pays

des outils pour asseoir sa politique de développement.

Propos recueillis par Frank Tétart