Stratégie

Les Négociations : Calinours

Calinours ! Calinours !, Est-ce que j'ai une gueule de Calinours ?


Publié sur 18 centres le jeudi 10 avril 2003, Écrit par Marcel Meynaert

Au risque de paraître désobligeant envers vos capacités intellectuelles, je me permets de commencer cet article en rappelant que Diplomacy est un jeu de négociations dont l'objet (et c'est ce qui fait son intérêt principal) consiste à désigner un seul vainqueur (celui qui aura le plus de centres en fin de partie) au moyen de ce que Socrate considérait comme étant la meilleure et la pire des choses : le langage. Pour ce faire, les diplomates peuvent user de tous les procédés possibles dans le respect bien évidemment d'une déontologie de bon aloi (politesse, fait-play, respect mutuel et motivation minimale en étant les principales composantes).

On a coutume de répartir ces mêmes procédés en deux catégories (tout en soulignant que cette distinction est assez artificielle, chacune des approches étant en effet complémentaires de l'autre, puisqu'elles contribuent au final au même objet).

Tout d'abord, les « procédés techniques » (tactique, stratégie) propres à la phase de résolution des ordres : autrement dit, ceux qui découlent d'un examen « objectif » au sens strict de la carte de Diplomacy (analyse des positions respectives, recherche d'objectifs tactiques à portée limitée, examen de l'équilibre des Puissances, endiguement d'une hégémonie en cours de constitution, etc…) C'est le propre du Blitz (enfin du Blitz dans sa conception de base, sans recours à la Société des nations et aux déclarations publiques). Les articles en la matière sont nombreux sur Internet et leur point commun est, de façon très schématique j'insiste, de concentrer leur attention sur les unités et les territoires qui composent cette carte plutôt que sur les joueurs. Disons-le de suite : notre contribution actuelle ne s'inscrit pas cette catégorie de considérations.

D'autre part, les procédés propres à la phase de négociations et à la façon de convaincre les partenaires-adversaires de l'intérêt de vous laisser gagner, de ne pas vous faire perdre, de vous préférer à un autre voisin, etc… Clairement, c'est ce deuxième aspect qui est concerné par ce qui constitue cet article. Soulignons que même s'ils sont en nombre plus réduit, on trouve d'excellents articles également sur le Net. Généralement, l'objectif de ces articles consistent à démontrer combien la négociation est indispensable pour la réalisation d'alliances efficaces et notre propos ne s'écartera pas de ce schéma général (puisqu'il est fondamentalement irréfutable, qui en douterait ?).

Toutefois, notre propos est aussi de mettre en évidence que la phase de négociations n'est pas uniquement un instrument au service d'objectifs tactico-stratégiques qui emportent la victoire. Ce n'est pas le mot « instrument » qui est mis en cause ici (à quoi sert-il de négocier si c'est pour être éliminé rapidement ?) mais c'est bien l'expression « uniquement un instrument » dans son ensemble qui doit être prise en considération.

Quitte à susciter l'étonnement, la dérision, le scepticisme, voire la révolte de diplomates aguerris, avides de combattre pour la victoire (jurez, promis : nous n'émettons aucun jugement de valeur ici), on rappellera opportunément que Diplomacy est un jeu et que chacun a le droit d'y trouver son plaisir comme il l'entend ; que dans ces conditions, il n'est pas rare que certains joueurs se détournent en cours de partie de ce vers ce quoi ils tendaient au départ - la victoire - pour lui préférer - et parfois de loin - le plaisir des relations humaines à la brutalité des conquêtes.

Pour réussir cette conversion, un certain nombre de praticiens (dont je reconnais faire partie) ont une arme un peu spéciale, le raffinement du langage et l'invention linguistique. Avant d'en développer les diverses facettes, nous voudrions insister dès le départ sur le fait que cette arme est loin d'être absolue :

 il semble tout d'abord qu'elle ne puisse fonctionner que dans un jeu où l'écriture prime sur la parole et où les deadlines ne sont pas trop courtes (pour éviter que le stress et l'urgence n'inhibent les facultés d'imagination) ;

 elle ne fonctionne pas avec tout le monde et, parfois, elle peut même amener une réaction inverse de joueurs qui privilégient justement la recherche de la victoire à tout prix ou/et qui estiment que, franchement, une telle approche « pollue » la philosophie d'un jeu dont l'objet principal est la conquête (une fois encore : aucune critique de notre part !) ; il est par ailleurs probable que plus on monte dans les enjeux, moins elle agit. L'utiliser dans une compétition de haut niveau est donc assez aléatoire. Mais je dois reconnaître que, dans ce domaine, mon expérience est assez limitée ;

 par ailleurs, cela fonctionne bien lorsque les joueurs qui font les efforts pour charmer avant tout par des mots sont en nombre réduit dans une partie : quand les sept joueurs sont d'un niveau comparable, on assiste à une égalisation des talents de sorte qu'il est difficile de faire un choix parmi les postulants lauréats du concours (mais, en contrepartie, ne pas développer un bon niveau dans cette partie aura des répercussions très fâcheuses… et à très court terme) ; dans ce contexte, tous les joueurs sont des « charmeurs-charmés » et pour en avoir expérimentées un certain nombre, ce sont généralement ces parties qui restent le plus longtemps dans les mémoires et dont on n'hésite pas à narrer les bons moments entre diplomates… ou avec des profanes ;

 enfin, elle suppose (et pardon, à genoux, pour l'aspect élitiste de cette considération) que vous ayez la motivation, le temps et le talent de recourir à cette arme parfois difficile à manipuler.

Mais quand elle fonctionne, quels délices et quels avantages considérables elle peut vous apporter !

1) Tout d'abord, le recours à l'écriture suscite généralement une émulation : en vertu du principe général selon lequel toute personne normalement constituée aime à tirer le meilleur parti de ce qui l'entoure, vos efforts amènent de façon quasi constante les efforts d'un autre. Soyez sûr que vous allez trouver un allié qui vous sera longtemps fidèle… ou un joueur qui a bien compris que vous étiez sensible à ses dons d'écriture et compte tirer parti de ce sentiment pour vous éliminer rapidement. On ne peut en effet écarter cette éventualité (qui fait partie du cours normal d'une partie) mais généralement, c'est assez rare, du moins en début de partie (évidemment, en publiant cet article, rien n'exclut que cette attitude devienne la règle !).

2) Par ailleurs, n'oubliez pas que le joueur en question a lu la charte du site avant de s'inscrire et qu'en conséquence, il aura (au moins !) été informé de son intérêt personnel de vous garder longtemps en vie. Pour ceux qui ne l'auraient pas fait au moment de leur inscription (honte sur vous !) ou qui auraient oublié (non, ce texte fondamental ! Ecrit par un des esprits les mieux éclairés de ce site ! Comment est-ce possible ?) : le joueur « charmé » n'est pas sans ignorer que l'élimination du joueur « charmeur » peut constituer (non : constitue ! !) en fin de compte une perte qui pourrait se révéler plus grande que la victoire. Et il n'est pas rare - ricanez Messieurs les stratèges et autres tacticiens à l'esprit borné, je ne dis ici que la vérité pour l'avoir expérimenté personnellement ! - que non seulement le joueur « charmeur » doive ainsi sa survie à la qualité de sa plume mais que, bien plus, pour cette même raison, dans certaines circonstances, il puisse obtenir parfois le support indispensable pour obtenir la victoire, sur la seule considération du plaisir que sa lecture a pu apporter [1] !

3) Pour y parvenir, cela suppose bien entendu la constitution entre deux diplomates d'une complicité absolue, totale, incompatible selon certains avec un esprit purement compétitif. Toutefois, sur ce dernier point, j'aimerais faire observer que contrairement à ce que les « tacticiens purs » avancent la plupart du temps sur ce genre d'alliances « irrationnelles » selon leur point de vue, il y a, contrairement aux apparences une réelle compétition mais qu'elle se situe à un niveau différent de ce qu'ils ont l'habitude d'observer.

Pour cela, il suffit de prendre en considération que pour les « littéraires purs », la bataille consiste avant tout en une compétition contre soi-même, à savoir lutter contre la facilité et rechercher LE « bon mot », celui qui fait rire, celui qui touche, celui qui émeut, bref, autrement dit, celui qui abaisse les résistances psychologiques devant la méfiance et qui suscite une amitié sincère et durable entre deux joueurs. De plus, cette amitié exige d'être continuellement réactualisée pour éviter qu'elle soit accaparée par les efforts d'un autre joueur, peut-être moins doué (ou moins disponible, ou moins intéressé…) mais plus actif. Et comme dans les couples les mieux unis, l'ennemi principal n'est pas ici le Troisième mais bien l'Ennui avec un grand E : le « charmeur » est donc contraint de faire continuellement preuve d'originalité en étant à chaque fois au moins aussi drôle, au moins aussi attentionné, au moins aussi rassurant… sans trop se répéter.

(Il est d'ailleurs à craindre pour leur santé intellectuelle et leur confort matériel que ce contexte compétitif devienne tel chez certains de ces joueurs qu'on peut regretter la dissipation de leur énergie créatrice dans des messages destinés à mourir à terme dans les affres d'une restructuration générale du serveur qui les abrite. Que gâchis quand on pense que ces facultés pourraient être utilisée pour publier quelques best-sellers impérissables ou quelques rapports officiels obligatoires, nettement plus rémunérateurs)

Bien entendu, dans ce contexte, une trahison est particulièrement très mal ressentie et il convient d'avoir toujours les bons mots qui consolent… même si parfois ils sont durs à écrire : on ne trahit pas inopinément un frère d'armes sans au moins pris la peine de lui expliquer les motivations de son geste et tenter de lui faire oublier l'affront subi ! Bien entendu aussi, lorsque votre victime est lui-même un joueur qui joue à fond la carte des mots, il vous sera probablement (c'est mon cas personnel) aussi difficile d'accepter d'être trahi que… d'être l'auteur de la trahison (une histoire de « charmeur-charmé », une fois encore).

Bien entendu encore, je reconnais ici que j'émets dans ce tout dernier cas un pur jugement de valeur et que ce n'est pas parce que je l'ai dit que les joueurs de cette catégorie réagiront forcément tous comme cela.

A relire ce que j'ai écrit jusqu'ici, je conviens pleinement que les comportements des joueurs « charmés » sont généralement répertoriés dans la littérature diplomatique sous le terme péjoratif du « Calinours », si décrié.

A titre personnel, je pense que c'est le genre d'articles qui ne peuvent être écrits que par des « tacticiens ». Certes, un joueur qui manque de motivation et qui « donne » ses centres sans raison objective à un autre, ou qui manque de combativité, celui-là est un piètre joueur.

Mais tous les « Calinours » sont-ils effectivement de cette nature ? Si je ne m'abuse, personne n'a encore pris la peine de déterminer de façon objective si un comportement calinoursien (oh, l'affreux néologisme !) était effectivement dû à une fragilité de caractère propre au joueur (une absence de motivation, un complexe freudien quelconque, une hormone particulière…) ou s'il ne découlait plutôt, et de façon très directe, du plaisir de laisser gagner un adversaire qui a fait les efforts pour convaincre que la victoire, tant recherchée, peut sans mettre en péril une quelconque « honnêteté » intellectuelle s'effacer devant une autre satisfaction : celle d'avoir, en dépit des apparences, jouer une bonne partie et d'en remercier celui qui en est à l'origine.

Bien entendu, une telle attitude peut prêter, comme je l'ai dit au départ, le flanc à de nombreuses critiques mais pour avoir à de multiples reprises été moi-même victime du charme de certains joueurs de ce site (et que l'on me permette de ne pas donner de noms ici malgré mon envie), j'ai effectivement trouvé mon plaisir et une pleine satisfaction à avoir laissé gagner un joueur qui me le demandait si gentiment et avec tant de finesse plutôt qu'un autre qui me le demandait… moins gentiment et avec moins de finesse (ceci pour rappeler également que si on parvient ainsi à susciter des vocations de « Calinours », il faut toutefois souligner que l'on se trouve également exposé à être soi-même à terme un « Calinours » de même nature : c'est finalement le défaut majeur du procédé… pour autant une fois encore que la victoire soit l'objectif absolu !).

Je dois par ailleurs reconnaître que plus j'avance dans cet article, plus je me représente combien ce qui est dit ci-dessus est terriblement ambigu. « Tu veux en venu où, Marcellus ? » entends-je déjà de toute part. « Es-tu sincère ou non quand tu proposes à un joueur de profiter de ta prose ou est-ce avec une arrière-pensée plutôt hypocrite que tu le fais ? ».

Très sincèrement (et, par pitié, que l'on me croit !) : disons qu'a priori, c'est avec beaucoup de sincérité que je mets en place mes relations épistolaires et que toutes les considérations sur l'adéquation de ce procédé « littéraire » de persuasion à l'obtention de la victoire (autrement dit de la première place) ne me feront jamais oublier que mes plus belles parties sont celles où j'ai privilégié le « beau style » à la recherche frénétique de la victoire (je me souviens même d'une partie particulièrement réussie en termes de centres mais terriblement démoralisante devant le silence ou l'hostilité des autres adversaires : c'est d'ailleurs depuis cette partie que je me suis dit qu'il devait y avoir un moyen de réussir sans pour autant se mettre à dos l'ensemble des adversaires voire même seulement un seul d'entre eux ; a contrario, il m'est arrivé de n'avoir qu'un fifrelin d'armée en 1902 (c'est quand même le minimum pour pouvoir négocier…) et de retirer un grand plaisir des relations épistolaires).

Je le reconnais, c'est peut-être très paradoxal : mon procédé qui consiste à ne pas focaliser son attention coûte que coûte sur la première place mais à privilégier la recherche des personnalités intéressantes conduit effectivement à me permettre de réussir généralement assez bien mes parties ! C'est un peu comme l'histoire de ma belle-mère qui ne trouve jamais ce qu'elle cherche… sauf quand elle ne cherche plus. Plus sérieusement, il est également probable que les résultats sont à l'image de ce pour quoi ce jeu à été créé : pour le plaisir et non pour l'ambition et qu'il là y a une sorte de juste retour à l'esprit de gratuité qui anime la plupart des diplomates.

Finalement, c'est assez miraculeux quand on y pense !