Stratégie

La Rupture d'Alliance, la Trahison et le Principe d'équilibre des Puissances

La Rupture d'Alliance, la Trahison et le Principe d’équilibre des Puissances

Publié sur Frog, Auteur : Gene Prosnitz, Traducteur : Fabien Marco, Mise en Page : Ernst Niedermoser

Introduction 

Un des aspects de Diplomacy les plus négligés, en particulier dans le jeu par correspondance, est l'art de rompre les alliances. Un joueur en train d'être conquis par deux ennemis ou plus ne fera souvent aucun effort pour modifier la composition des alliances entre les puissances ; au contraire, il deviendra simplement inactif et passif, dans l'attente de son inévitable défaite. Bien sûr, provoquer la rupture d'une alliance n'est pas facile, et il est habituellement plus sage pour les alliés de rester solidaire jusqu'à ce qu'ils aient fini le boulot (pour des raisons qui seront discutées plus loin dans cet article), mais il existe différentes techniques qui peuvent être essayées.

 

 

Comment transformer un ennemi en ami ?

 

Tout d'abord, l'offre à un seul pays. Habituellement, les accords entre puissances devraient reposer sur un partage 50/50, ou à peu près, mais lorsque l'une des parties est en bien meilleure position pour marchander, cela ne se passe pas ainsi. Donc vous essayez de briser une alliance ennemie, vous devriez progresser en offrant à l'un de vos ennemis un accord très déséquilibré en sa faveur, et qui est vraiment trop intéressant pour lui pour qu'il laisse tomber. Par exemple, supposez que, étant la Turquie, je combats l'Autriche et la Russie. Je pourrais offrir d'aider l'Autriche contre à la fois la Roumanie et Sébastopol (appartenant tous deux à la Russie), et ne rien demander en échange. Il n'y a rien de mal à être très généreux avec les possessions d'une tierce partie.


Si vous avez le malheur d'être victime d'une attaque venant de trois directions (comme c'est, semble-t-il, très souvent le cas de l'Autriche ces temps-ci), les trois puissances devront inévitablement se combattre les unes les autres après qu'elles vous aient liquidé. Essayez de choisir le pays ennemi qui a le plus de chances de se faire éjecter de la coalition à court terme, et détachez-le de l'alliance. Par exemple, si deux de vos trois ennemis sont de la même ville, et que le troisième est d'une autre région géographique, il est probable que les deux qui habitent la même ville resteront alliés - donc vous devriez vous efforcer de démontrer ceci au troisième. Ou bien supposez que l'un des trois agresseurs soient en voie d'obtenir la plus petite portion de votre territoire (par exemple dans une attaque à trois contre la France, l'Angleterre ne gagne habituellement finalement pas grand chose - c'est-à-dire un seul arsenal, Brest) - travaillez-le, essayez énergiquement de le faire changer de camp.


Quelquefois, il semble très probable que l'une des puissances impliquées dans une attaque à trois soit "prise en sandwich" à cause de sa position sur la carte. Par exemple, la France, l'Allemagne et la Russie attaquent toutes ensemble l'Angleterre ; ensuite, l'Allemagne sera prise entre la France et la Russie - c'est pourquoi l'Angleterre devrait probablement concentrer ses efforts sur un détachement de l'Allemagne de l'alliance.


Quand on est victime d'une alliance à deux, il est souvent plus difficile de convaincre un des alliés de changer de camp. Tout d'abord, il est plus probable que deux puissances travaillant étroitement de concert restent alliées, même si vous êtes vaincu. D'autre part, s'ils réussissent, les gains sont plus grands, il suffit de partager le gâteau en deux. Que l'alliance soit à deux ou à trois, la situation évolue fréquemment de telle sorte que l'un des alliés devienne beaucoup plus fort que l'autre/les autres. Si un tel événement se produit, montrez à l'allié le plus faible que son partenaire profite de lui. Très souvent, un des alliés joue double jeu, contractant un accord bidon avec vous et un traité "honnête" avec son véritable allié. Révélez cela à l'autre, et peut-être que vous pouvez vous mettre ensemble contre le fourbe.


Supposez que toutes les méthodes rationnelles de persuasion échouent. Vous pourriez alors peut-être essayer des tactiques "kamikazes". En conséquence, vous concentrez vos forces contre un ennemi, de manière à montrer à un ennemi en particulier que, quoi qu'il advienne de vous, vous allez faire en sorte qu'il ne récupère rien de vos dépouilles, et que les autres auront la part du lion. Ceci devrait le convaincre qu'il doit faire la paix avec vous. Bien sûr, utiliser cette tactique signifie que vous laissez vos arrières sans défense et que vous êtes envahi encore plus vite, aussi c'est à considérer comme une solution de la dernière chance.


Etroitement lié à ce qui précède, il y a le fait que vous risquez d'offrir la victoire décisive à un de vos ennemis si l'autre ne coopère pas avec vous. Je considère que cette tactique est légitime, car vous essayez simplement de sauver votre peau, et c'est au pays avec qui vous essayer de négocier de préserver l'équilibre des puissances, puisqu'il peut le faire en vous faisant des concessions, ou en faisant la paix, tout en se maintenant dans une bonne position.


Et qu'en est-il en ce qui concerne les alliances sur plusieurs parties ? Cela pose de sérieuses questions d'éthique. Evidemment, si quelqu'un me trahit ou se conduit en allié égoïste dans une partie, il est moins probable que je m'allie avec lui la prochaine fois que nous négocierons, toutes choses étant égales par ailleurs. Cependant, lorsque cela va au point de dire, "si tu ne changes pas de camp et ne me rejoins pas dans la partie A, je t'attaquerai dans la partie B", j'ai le sentiment que les règles authentiques de Diplomacy ont été transgressées, parce que les accords de ce type donne un avantage injustifié aux joueurs qui participent à un grand nombre de parties. Malgré tout, il me semble que des pensées de ce type, même non exprimées, existeront au moins inconsciemment, et il est difficile, sinon impossible, d'en diminuer l'impact sur les parties.

  

Trahir, oui, mais Quand ?

 

En ce qui concerne maintenant la question de savoir quand, et comment, trahir - quand on envisage une "trahison" (ou, si on préfère employer un euphémisme, un "retournement d'alliances" - qui est peut-être une catégorie moins ignominieuse de coup de poignard dans le dos), on doit évaluer le gain immédiat compte tenu des considérations suivantes :


(1) aurez-vous de nouveau besoin de vous allier avec la victime dans cette partie ?

(2) Quelle influence cela aura-t-il sur vos alliances avec lui dans d'autres parties (simultanées et à venir) ?

(3) Quelle influence cela aura-t-il sur l'opinion des autres joueurs concernant votre loyauté ?


Tout d'abord, examinons la question de la première phase de mouvement d'une partie. J'ai remarqué qu'un certain nombre de joueurs adhérent de manière incohérente à des systèmes d'alliances au début de la partie - par exemple, l'Autriche forme une alliance anti-turque avec la Russie, une alliance anti-russe avec la Turquie, et rompt l'une d'entre elles. Le raisonnement de base est que si l'on écrit à tout le monde, on est plus sûr d'avoir un allié.


Cependant, ce raisonnement est quelque peu erroné. Supposons, dans l'exemple précédent, que l'Autriche écrive à la Russie et que sa proposition soit rejetée. Il y a des chances que la Russie et la Turquie soient déjà alliées et une lettre à la Turquie à ce moment n'apportera rien de bon. D'un autre côté, peut-être que l'Autriche aurait obtenu des résultats en écrivant dès le départ à la Turquie - aussi il n'y a pas de solution évidente. Je considère que cette question de savoir quelles négociations entreprendre au début d'une partie est l'un des problèmes les plus difficiles de Diplomacy.


En opposition à cela, malgré tout, je pense qu'il n'est pas habile de contracter des alliances incohérentes et de les faire suivre de trahisons lors de la première (ou de la deuxième) année. Tout d'abord, une fois que vous avez acquis la réputation de faire cela, il y a moins de chance que les joueurs s'allient avec vous au début d'une partie, et cela peut être désastreux. En plus, le coup de poignard dans le dos dans ce cas n'aura pas pour effet de mettre votre ennemi hors de combat ; il se peut que vous ayez besoin de son aide plus tard dans le jeu, et ce sera très difficile pour vous de l'obtenir.


Dans une partie où je joue l'Italie, par exemple, l'Autriche s'allie avec l'Italie, la Russie et la Turquie au premier tour, et trahit immédiatement la Russie et l'Italie. Il acquiert un avantage initial - c'est-à-dire qu'il conquiert la Galicie et évite que l'Italie n'entre au Tyrol, ce qu'il n'aurait pas pu faire si ses intentions avaient été connues à l'avance. Cependant, cette compensation n'était pas vraiment suffisante comparée avec le prix qu'il a payé en ce qui concerne ses chances d'alliances futures avec les joueurs russes et italiens. Le résultat, qui était prévisible, est que, peu de temps après, l'Autriche contracta ce qu'elle croyait être une alliance avec la Russie. Cependant, la Russie, lui rendant la politesse, trahit l'Autriche, qui fut alors presque complètement détruite en peu de temps.


Une autre point - si vous contractez des alliances incohérentes, il se peut que les joueurs se fassent connaître l'un à l'autre votre double jeu. Ou, pire encore, il se peut qu'ils prouvent votre double jeu en s'envoyant l'un à l'autre des copies de vos messages.


A mon avis, le meilleur moment pour trahir un autre joueur, ce n'est pas lorsqu'un petit gain est à la clé, mais plutôt si le coup de poignard dans le dos l'anéantira sans espoir de redressement. Ainsi, vous n'aurez pas à vous inquiéter de savoir si ce joueur vous fera à nouveau confiance ou pas dans cette partie, parce que vous n'aurez plus besoin de vous allier avec lui ; il n'aura plus les moyens de vous faire du mal. Si votre allié est suffisamment stupide pour ne prendre aucune précaution contre ce genre de chose, alors il signe son arrêt de mort.


D'un autre côté, c'est mieux d'être scrupuleusement honnête en ce qui concerne les promesses et alliances de petites envergures qui durent tout le temps entre alliés. Si vous mentez à un allié ou à une puissance neutre amie sur un point de détail, alors que vous n'avez pas vraiment l'intention de lui déclarer la guerre, vous semez le doute sur votre loyauté sans grand bénéfice. Ma philosophie, c'est d'être sincère dans 95% de mes alliances et de mes messages, en espérant que les joueurs en prennent conscience. Cependant, les 5 autres % du temps, tout est permis. De la même manière, il n'est pas habile, selon moi, de faire de fausses promesses à un ennemi qui essaie de s'allier avec vous et qui est déjà au bout du rouleau, si vous pouvez le défaire par une attaque frontale.

  

Conséquences du Principe d’équilibre des Puissances

En respectant le principe d'équilibre des puissances - je mentionne ceci à cause de la tendance gênante, dans beaucoup de parties par correspondance, qu'ont les joueurs de s'allier avec un voisin puissant contre un voisin faible, au lieu de faire l'inverse.

J'ai toujours compris que le but du jeu était de gagner (ou de survivre), ou, si on le peut, d'empêcher quelqu'un d'autre de gagner. Si vous laissez un autre pays conquérir l'Europe, vous ne devriez gagner aucun point pour avoir fini second. Malgré tout, tout le monde ne semble pas accepter cela. Par exemple, je jouais dans une partie où la Russie avaient 17 arsenaux ; et pourtant, les six autres pays continuaient à se chamailler !

Il est très courant que deux alliés attaquent un troisième pays, et continuent l'attaque jusqu'à ce que la victime soit éliminée. Si les gains des deux alliés sont identiques, c'est une tactique sensée. Quand un pays devient particulièrement fort, tous ses voisins devraient s'allier contre lui.

Quelquefois, un simple corps expéditionnaire peut servir à rétablir l'équilibre des forces. Dans une récente partie en face-à-face où la France était très prospère, l'Italie, qui ne combattait pas vraiment la France (étant essentiellement engagée sur le Front de l'Est), envoya une flotte isolée dans l'Atlantique moyen. Cette manoeuvre n'a rien rapporté à l'Italie (au moins à court terme) mais, en gênant considérablement la France, elle a aidé au rétablissement de l'équilibre des forces en Europe occidentale.

Beaucoup de joueurs croient qu'ils peuvent attendre qu'un pays ait 14 ou 15 arsenaux avant de s'unir contre lui. Cependant, ceci se révèle souvent être erroné, car les difficultés de communication et de coordination, ainsi que le manque de confiance entre joueurs, aboutit à donner à la puissance dominante un victoire facile à ce moment du jeu.

Première Parution : Diplomania n° 18 (octobre 1967)