Saint Georges terrasse un dragon

CHAPITRE IV.
SAINT GEORGES TERRASSE UN DRAGON.
Saint Georges, pour faire une diversion au chagrin qu'il éprouvait depuis la mort de sa mère, entreprit un voyage en Lydie, et il arriva en un lieu assez rapproché de Béryte aujourd’hui Beyrouth qui avoisine le mont Liban, où autrefois, d'après la tradition, se réfugiaient des bêtes féroces, les unes venues de la mer, d’autres du désert de Syrie.
En ce lieu était un étang où habitait ordinairement l'un de ces monstres qui font l’effroi de toute une province : maintes fois ce dragon horrible avait fait reculer le peuple armé venu pour le détruire. Il s'approchait même jusqu'aux murs de la cité, et de son souffle tuait tout ce qu’il trouvait d'hommes ou d'animaux. Pour éviter de semblables visites, on lui donnait tous les jours deux brebis afin d’apaiser sa voracité. Si l'on y manquait, il assaillait tellement les murs de la ville, que son souffle empoisonné infectait l'air et que beaucoup d'habitants en mouraient, On lui fournit tant de brebis qu'elles devinrent fort rares de sorte qu’on ne pouvait plus que difficilement s’en procurer. Alors les citoyens tinrent conseil, et il fut décidé qu'on livrerait chaque jour un homme et une bête ; si bien qu'à la fin on donna les enfants, filles ou garçons, de manière que personne ne fut épargné. Le sort désigna un jour Marguerite, la fille du roi, pour ce sacrifice. Le monarque épouvanté, offrit en échange son or, son argent et la moitié de son royaume, pour qu'on sauvât à sa fille ce genre si cruel de mort. Mais le peuple s'échauffa et dit au roi que puisque l’édit qu’il avait promulgué avait détruit tous les enfants, sa propre fille ne devait point faire exception. On le menaça, en cas de refus, de le brûler lui et son palais. Le roi se mit alors à pleurer, il gémit du triste sort de sa fille, et, s'adressant au peuple, il lui demanda et obtint un délai de huit jours pour pleurer sa fille. Au bout de ce temps, la foule revint au palais, et les plus hardis dirent au roi : « Pourquoi perds-tu ton peuple pour ta fille ? Nous mourons tous par le souffle de ce monstre. » Le roi vit bien qu'il devait se résoudre au sacrifice. Il fit couvrir sa fille de vêtements royaux, l’embrassa et lui dit : « Hélas ! ma fille chérie, je pensais me voir renaître dans tes nobles enfants ; j’espérais inviter mes princes à tes noces, te voir ornée de riches vêtements, accompagnée de flûtes, de tambourins et d'instruments de musique de tout genre, et tu vas être dévorée par le monstre ! Pourquoi ne suis-je pas mort avant que tu périsses ainsi ? » Alors la fille tomba aux pieds de son père et lui demanda sa bénédiction. Il la lui donna en pleurant et la serra tendrement dans ses bras ; puis elle s’en alla accompagnée du peuple vers le lac. Là elle s'appuya contre un rocher pleurant amèrement le sort qui l’attendait. Une partie du peuple retourna dans la ville, une autre se retira précipitamment sur les hauteurs. La demoiselle resta seule dans l'attente du monstre. Georges, qui passait par-là, vit qu’elle pleurait, et lui demanda ce qu’elle avait. Elle lui répondit : « Bon jeune homme, monte bien vite à cheval et hâte-toi de fuir, afin que tu ne périsses pas avec moi, » Georges lui dit: « Ne craignez rien, dites-moi ce que vous attendez ici et pourquoi tout ce peuple nous regarde ? » Elle lui répliqua : « Je vois que tu as un cœur noble et grand ; mais hâte-toi de partir. » Georges répartit: « Je ne quitterai ce lieu, que lorsque vous m'aurez appris ce que vous avez. » Lorsqu'elle l'eut instruit de tout, Georges ajouta. «Ne craignez pas, je vous aiderai au nom de Jésus-Christ. » — « Brave chevalier, reprit la demoiselle, ne cherche point à mourir avec moi. Il suffit que seule je périsse, car tu ne pourras ni m'aider ni me délivrer, et tu succomberais avec moi. » Dans ce moment, le monstre sortit de l’eau et s'avança à pas rapides vers la demoiselle. Alors la demoiselle effrayée, à demi morte des sifflements horribles et perçants qu'elle entendit pousser au monstre, dit en tremblant : « Fuis au plus vite, chevalier. » Pour réponse, Georges monta sur son cheval, fit le signe de la croix, alla au-devant du monstre en se recommandant à Jésus-Christ, et le chargea intrépidement, Il brandit sa lance avec une force telle qu'il le traversa et le fit rouler à terre. Alors, s’adressant à la fille du roi, il lui dit de passer sa ceinture autour du cou du monstre et de ne le redouter en rien. Quand ce fut fait, le monstre la suivit comme le chien le plus doux. Lorsqu'ils l'eurent conduit dans la ville, le peuple s’enfuit sur les montagnes et sur les collines en s’écriant que tout le monde allait périr. Mais Georges les retint en leur disant de ne rien craindre ; que le Seigneur l’avait envoyé pour les délivrer de ce monstre. Et il dit : « Croyez seulement en Dieu, que chacun de vous soit baptisé, et je tuerai ce monstre. » Alors le roi et tout son peuple furent baptisés. Ensuite, Georges tira son glaive et abattit la tête du monstre. Selon les ordres du Saint, des bœufs le transportèrent hors de la ville. Ce jour-là vingt mille hommes, sans compter les femmes et les enfants reçurent le baptême. En l’honneur de la Vierge Marie et de saint Georges, le roi fit construire une église d’une étendue considérable, de son autel coula longtemps une source qui guérissait les malades qui buvaient de son eau. Le roi offrit d'immenses richesses à Georges ; mais il les refusa et il les fit distribuer aux pauvres. Georges instruisit le roi de quatre devoirs à remplir : d’avoir soin des églises de Dieu, d'honorer les prêtres, d'assister toujours dévotement au service divin, d’être constamment charitable envers les pauvres. Et l'ayant embrassé, il partit de ces lieux.
Tel est le récit de cette action généreuse du grand saint Georges, qui a donné lieu à bien des interprétations et des commentaires. Nous ne discuterons point ici ce fait, que nous admettons, par la raison que les choses ont pu se passer telles qu’elles nous sont racontées par une tradition ancienne et autorisée, et que nous n'avons aucune preuve certaine du contraire. Les uns, comme nous le dirons plus loin, veulent que ce combat de saint Georges avec le dragon soit seulement symbolique, d'autres estiment que’ ce soit un fait accompli. Nous disons, nous, et nous le prouverons, que c'est à la fois un fait et un symbole. Cette victoire que saint Georges remporta alors sur ce monstre n’était que le prélude du combat qu'il aflait bientôt livrer aux dieux infernaux, comme déjà il l'avait fait lorsque cette grande multitude de païens se convertit en voyant avec quel courage il avait terrassé le monstre ; qu’ainsi qu'il avait terrassé le dragon, de même il serait victorieux des tourments que lui livreraient les ennemis du nom de Jésus-Christ.
Avant d'aller plus loin, nous avons à justifier la conduite de saint Georges dans cette action, et c’est M. Pascal qui nous en impose en quelque sorte le devoir. L'autorité dont il jouit, le bel ouvrage dans lequel il trace les lignes qui vont suivre, donnent une importance toute exceptionnelle à nos remarques. Voyons d’abord comment il confond les circonstances de l’histoire du Saint et la fille du roi qu'il a délivré avec la princesse Alexandra qui, comme bientôt il va être dit, fut convertie au christianisme par les exemples de courage et les prières du bienheureux Georges, nous citons :
« Le dragon vaincu est le symbole de l'idolâtrie dont saint Georges fut victorieux par son ferme attachement à la foi, pour laquelle il sacrifia sa vie. Sa légende rapporte aussi que par un simple signe de croix il chassa le diable d’une statue d’Apollon, et que ce miracle convertit au christianisme l’impératrice Alexandra. Ce dernier trait est figuré par une reine qui est peinte auprès du saint Martyr. Certains artistes font de cette princesse une jeune fille que le chevalier chrétien prend sous sa protection. Raphaël a-t-il eu cette pensée quand il a représenté saint Georges à cheval, venant de tuer le dragon et semblant se dévouer à la défense de la jeune Cléodolinde, princesse de Lydie, qui est devant lui à genoux et les mains jointes, comme pour implorer le secours du guerrier ? On n'a pas assurément voulu faire de saint Georges un de ces chevaliers du moyen âge quise consacraient à la défense des dames. Cette poétique chevalerie ne saurait placer son berceau dans le 1v° siècle. La princesse que l’on représente auprès de saint Georges n'est qu'une allégorie. Ce serait pour avertir les chevaliers chrétiens dont saint Georges est le patron qu'il est de leur devoir de défendre l’Église, épouse de Jésus-Christ, contre les incessantes attaques du dragon infernal. Ce qui, au siècle où vivait Molanus, pouvait avoir quelque apparence de justesse, obsérve M. Pascal, ne saurait de nos jours recevoir une application tant soit peu vraisemblable. »
Remarquons d’abord que rien ne prouve que la fille représentée dans le fond du tableau de saint Georges soit la princesse Alexandra. Je n'ai lu cela nulle part ailleurs que dans le livre de M. Pascal. Une telle interprétation n'a rien d’exact, par conséquent de vraisemblable. Développons notre idée. Comment ordinairement saint Georges est-il peint ? Il est peint monté à cheval et terrassant le monstre qui était prêt à dévorer la jeune fille représentée aussi à côté du saint héros, mais à genoux et suppliante. Cette fille, qui ne peut être autre que la fille du roi de la province, demande probablement à saint Georges sa protection contre le dragon, ou bien rend grâces à Dieu de la victoire du héros chrétien sur le monstre. Voilà le sens le plus naturel, tout autre ne peut se traduire que par une interprétation allégorique, forcée par conséquent. Maintenant, que l’on trouve inconvenant à saint Georges de se dévouer, comme s'exprime M. Pascal, à la défense de la jeune princesse, ce peut en ce cas n'être que la marque d’un esprit bien faible et peu logique. Car enfin, si saint Georges, dans la position où il se trouvait vis-à-vis de la princesse, pouvait la délivrer du monstre, eut-il bien agi, eut-il agi conformément à la saine raison et au dictamen de la conscience de la laisser dévorer ? Assurément non ; donc le Saint fit alors à la fois un acte de justice et de grande charité. Ajoutons qu'il ne s'agissait pas seulement du salut de la fille du roi, mais de celui de tout un peuple à purger la province de la présence d’un tel monstre qui dévorait tout et effrayait tout le monde. Ce serait donc bien à tort que l’on voudrait jeter le ridicule sur cet épisode de la vie de saint Georges, et blâmer sa sagesse et sa prudence non moins admirables que son courage dans cette occasion. En envisageant de la sorte les tableaux de saint Georges, on sera bien loin d’en conclure que le saint héros feint le chevalier qui se consacre à la défense des dames, et il ne sera point nécessaire de recourir à une allégorie pour interpréter un fait qui s'explique tout naturellement par lui-même. Ce n’est, on le voit, qu’en traduisant ainsi allégoriquement le sens naturel d’un si beau fait, aux regards des ignorants surtout, qu’on finit par nier que la chose ait pu avoir eu lieu, et on conclut définitivement et carrément que le triomphe de saint Georges sur le dragon ne peut être qu'une fable. Bornons-nous à ces observations déjà trop longues que nous continuerons et d’une manière plus explicite, lorsque nous traiterons du dragon de saint Georges.