Industriels et commerçants - 5 avril 1871

RÉUNION DES INDUSTRIELS ET COMMERÇANTS DES VOSGES A L'HOTEL-DE-VILLE D'ÉPINAL.Ainsi que nous l'avons annoncé, dans notre dernier numéro, de nombreux industriels et commerçants avaient répondu dimanche dernier, à l'appel qui leur avait été adressé par le Comité d'initiative formé à Epinal il y a quelques jours.La séance était présidée par M. Grandjean, assisté de MM. Guilgot, Galtier, Morel fils, Marchand aîné, Schupp, Simon Remy et Winckler, membres du Comité d'initiative.Après avoir dit en quelques mots brefs, précis et éloquents, par quelle suite d'événements désastreux, l’industrie vosgienne a été amenée à soulever une question aussi grave que celle qui préoccupe l’Assemblée, M. Grandjean a exposé, dans les termes suivants, les conséquences du nouvel état de choses :« Messieurs,« Mulhouse est, pour la région de l'Est, le centre de l’industrie cotonnière ; son marché, qui est incontestablement le plus important de France, offrait aux fabricants des Vosges un débouché pour leurs produits, et en même temps, toutes les ressources nécessaires pour l’approvisionnement des matières premières.« L'accès de ce marché étant désormais interdit à nos industriels, peuvent-ils rester dans l’isolement et lutter avantageusement avec les autres groupes français ? Ont-ils, au contraire, intérêt à s'unir et à former un nouveau centre d'action ? J'ai à peine besoin de vous rappeler, Messieurs, que l’industrie de notre département représente des intérêts considérables. Après Rouen, le groupe des Vosges et de la Haute-Saône tient la première place.« Dans les centres de grande production, un marché devient indispensable. Il ne suffit pas de pro duire et de fabriquer des marchandises, il faut les écouler, trouver sur place les intermédiaires, en un mot, toutes les ressources qui facilitent et développent les affaires : la perle de Mulhouse est pour l'industrie vosgienne un vide qui doit être comblé. Si vous admettez cette nécessité, il y aurait lieu de rechercher quelle est la ville du département, et même de la région de l'Est, qui répondrait le mieux à toutes les exigences de la situation : dans une question de cette importance, nous devons, Messieurs, laisser de côté l'intérêt particulier, pour nous inspirer exclusivement des intérêts généraux.« L'industrie cotonnière de notre département est disséminée dans les arrondissements de Remiremont, Saint-Dié et Epinal. Cette dernière ville paraît être le point le plus central, elle est dès à présent en communication avec la Haute-Saône, au moyen d’une ligne ferrée, elle le sera bientôt avec l’arrondissement de Saint-Dié ; au regard du transit général, le réseau qui aboutit à Epinal nous place dans une situation exceptionnellement favorable.« Ai-je besoin de vous indiquer, Messieurs, les ressources que doit offrir au commerce el à l’industrie la localité que vous désignerez pour y établir le marché de l'Est ; il est essentiel qu’on y trouve des entrepôts publics, des maisons de commission, de consignation et des établissements de crédit ; elle doit posséder en outre une bourse de Commerce.« Notre cité répond parfaitement à la plupart des nécessités que j’ai eu l’honneur de vous signaler ; elle possède de vastes Magasins Généraux et des entrepôts privés, des maisons de Commissions ont pris la détermination de se fixer au milieu de nous, et viendront bientôt augmenter le nombre des intermédiaires ; la Banque de France a terminé son installation et doit incessamment fonctionner, l'Administration municipale, qui saisit avec empressement toutes les occasions de favoriser le développement du progrès, offre gratuitement un local pour la Bourse de Commerce. Epinal est depuis longtemps déjà le centre de différentes industries, son marché est, pour la fécule, le plus important de France; on peut donc affirmer que la Bourse qui serait établie au chef-lieu des Vosges répondrait à un besoin réel et donnerait lieu à de nombreuses transactions.« Dans ma pensée, Messieurs, notre ville, par sa situation même, et surtout par suite des événements qui viennent de surgir, est destinée à prendre un accroissement considérable; le commerce local saura tirer profit de cette heureuse situation, qui sera pour la population tout entière une source de prospérité.« Je cherche en vain, Messieurs, une localité qui, à tous les points de vue, soit mieux placée qu’Epinal pour l'établissement d’un grand marché ; la discussion qui va suivre vous fixera, sans aucun doute sur les avantages que pourraient présenter les autres villes de notre région.« Le Comité, qui a eu l'honneur de vous convier à cette réunion, n’a pas pour but de vous entretenir exclusivement de l’industrie cotonnière ; sa sollicitude s'étend à toutes les branches de notre production, c’est-à-dire à tous les intérêts.« L’annexion, que nous déplorons amèrement, jettera aussi une perturbation profonde dans notre industrie agricole. Vous n’ignorez pas, Messieurs, que nos arrondissements de la plaine écoulent dans le Haut-Rhin leur excédant en céréales ; la féculerie, cette grande industrie du sol qui assure, pendant toute l’année, du travail aux populations rurales, exportait en Alsace une partie notable de ses productions : on n'évalue pas à moins de cent mille sacs le montant de ces exportations annuelles, en admettant le prix moyen de 30 francs par sac, ce débouché procurait au département une ressource de 3000000 de francs. Ce chiffre vous donnera, Messieurs, la mesure du préjudice causé à notre industrie et par contre à notre agriculture, si le marché alsacien nous est fermé à l'avenir. Cette éventualité me paraît malheureusement inévitable, si le droit de 7 francs 50 centimes par sac est maintenu à la sortie, car il équivaudrait à une prohibition ; pour maintenir le niveau de notre production, nous serions contraints d'étendre le cercle de nos opérations ; mais cette extension présente les plus grandes difficultés : placés à l'extrémité de la France, nous ne pourrons, en raison des transports qui nous grèvent, lutter avec les féculeries du centre, qui alimentent les usines du Nord et de l'Ouest ; les fabriques de la Loire et de l'Auvergne nous placent dans le même état d’infériorité, à l'égard des marchés du Midi.« J'ignore, Messieurs, si un traité de commerce doit intervenir entre la France et l'Allemagne ; mais ce que nous pouvons dès aujourd'hui prévoir et désirer, c’est la révision des tarifs de douane ; cette question a pour nous un immense intérêt, elle préoccupe au même degré les industriels des provinces annexées, il n’est pas douteux que ce travail ne devienne bientôt l’objet des méditations des hommes d'Etat des deux pays.« Devons-nous, Messieurs, abandonner le soin de nos intérêts aux hommes distingués et compétents qui représentent notre département à l’Assemblée Nationale ? Nous pourrions assurément le faire avec une entière confiance. Permettez-moi cependant d'invoquer ici un proverbe en faveur en ce moment, en matière politique : on pense que les affaires du pays ne peuvent être mieux faites que par le pays lui-même ; je crois que les affaires commerciales et industrielles ne peuvent être mieux faites que par les intéressés. Si vous partagiez cette opinion, il me paraîtrait utile de constituer un comité dans lequel toutes les branches de l'industrie vosgienne seraient représentées. Vos délégués seraient spécialement chargés d'étudier la question, et de réunir tous les documents propres à faciliter la tâche de nos représentants ; ce concours d'hommes spéciaux et pratiques serait une garantie contre les entraînements ou les erreurs d'appréciation.« Je termine ces considérations que vous voudrez bien, Messieurs, compléter et rectifier dans la discussion qui va s'ouvrir, et j’ai l’honneur de vous proposer :« 1° D’émettre un vœu pour la création d’une Bourse de commerce, dans la ville du département que vous aurez indiquée pour l'établissement du marché vosgien ;« 2° De désigner une commission de douze ou quinze membres qui se divisera en sous-commissions, suivant les diverses aptitudes de ses membres, pour étudier la question relative aux tarifs de douane et se mettre en communication avec les représentants ;« 3° Et de vous associer aux vœux que le Conseil municipal d'Epinal vient d'émettre pour la création d’un tribunal consulaire au chef-lieu, et pour l'installation et le fonctionnement immédiat de la succursale de la Banque de France.« Je n'ai pas cru devoir, Messieurs, développer les motifs d'urgence qui militent en faveur de la réalisation de ces derniers vœux ; vous êtes édifiés sur ce point, et c’eût été abuser inutilement de votre bienveillante attention. »Après cet exposé accueilli par les applaudissements de l’Assemblée, M. Winckler, membre du Comité d’initiative, a demandé la parole et s’est exprimé en ces termes :« Depuis que les industries cotonnières se sont établies dans les départements de l'Est, la ville de Mulhouse s'est, par suite de sa situation et de l'initiative intelligente d’une certaine partie de son commerce, trouvée tout d’abord le centre des opérations de ces industries.« De ce premier état de choses, il résulte que beaucoup d’autres branches d'industrie et de com merce, tant rapprochées qu'éloignées, ont trouvé intérêt de concentrer leurs affaires sur ce point, soit en y créant des maisons, soit en s’y faisant représenter, et le marché de Mulhouse, sous la forme de Bourse, avec tous les éléments qui s’y rattachent, a acquis une importance de première ligne.«Les relations agréables et cordiales que nous entretenions depuis si longtemps avec l'Alsace et principalement avec Mulhouse, vont être interrompues par l'effet des conditions différentes, où les deux pays vont pourtant se trouver.« Or, il arrivera de deux choses l’une : ou Mulhouse conservera son marché à peu près dans les conditions du passé, et la France restera tri butaire de l'immense influence de cette place ; « Ou bien les opérations de l'industrie restée française devront se concentrer sur un autre point de notre territoire.« Mais Mulhouse ne pourrait maintenir l’état actuel des choses qu'à la faveur d’un traité de commerce conclu entre la France et l’Allemagne, ou de toute autre convention de ce genre insérée dans le traité de paix définitif, ce qui pourrait être d’une importance plus considérable encore. « La possibilité de l'application de l'une ou de autre de ces mesures, est évidemment au nombre de celles que le bon sens rejette tout d’abord, en raison de l'étendue et de la gravité de ses conséquences désastreuses.« Mais il n’est pas moins vrai que quantité de démarches ont déjà été tentées et bien des propositions faites.« Aucune cependant des diverses combinaisons proposées aux gouvernements qui auront à définir et délimiter les intérêts économiques des deux pays, n'aurait eu d'autre effet que la ruine partielle ou totale, non seulement des industries cotonnières, mais aussi de bien d’autres branches d'industrie et de commerce de la France.« Notre pays, déjà si gravement atteint, serait en danger certain de voir tomber si bas ses ressources les plus vives, qu’il risquerait fort de ne plus être à même de se relever jamais des terribles coups que la guerre et la politique lui auront portés.« Cette “hypothèse justifiée” uniquement par les craintes légitimes qu’en ce moment surtout on est en droit d’avoir, mérite, pour cette seule raison, notre attention toute particulière el réclame impérieusement l’organisation de Comités ; animés d’une abnégation, d’un dévouement et d’une ardeur suffisante pour s'occuper spécialement de toutes les questions qui se rattachent aux rapports internationaux de notre commerce et de notre industrie.« Ces Comités pourront par leurs travaux éclairer et faciliter la tâche de délégués spéciaux qu’il serait utile d’envoyer au plus tôt à Bruxelles, où ses divers intérêts vont se débattre incessamment. « Ces mesures prises, il est tout aussi opportun de s'occuper de la situation vraie et naturelle, qu’en toute justice, nous sommes en droit d’attendre. Je veux parler de notre marché français libre et indépendant, qui, en raison de la grande importance industrielle de notre département, devra être localisé dans son sein. « Tous les intérêts, sans exception, sont engagés dans cette question, et je crois devoir, dès maintenant, indiquer quelques-uns des motifs qui semblent établir que la ville d'Epinal est naturellement appelée à devenir ce nouveau centre d’affaires.« En effet, cette ville, la plus importante du département, en est le centre et le chef-lieu, possédant, par conséquent, toutes les administrations départementales auxquelles tous les intérêts sont obligés de recourir. Cet état de choses ne fera que prendre plus d'importance encore dans un avenir prochain, si, comme il est probable, on donne suite aux vues de remaniement et de centralisation des divers services publics.« D'un autre côté, Epinal est avantageusement situé et peut prendre un développement facile, tout en offrant déjà, pour les premiers besoins, des maisons pouvant convenir au commerce et servir à la consignation des marchandises.« Il existe, en outre, des magasins généraux parfaitement organisés qui présentent de précieuses ressources.« À cette occasion, il convient de remarquer qu'Epinal est déjà le centre d’une industrie fort importante, celle de la féculerie, dont le marché régulateur y est définitivement établi depuis nombre d’années, et dont les produits entrent largement dans les besoins de l’industrie cotonnière.« Cette ville est, au surplus, à cheval sur un chemin de fer qui la relie avec le nord et le midi de la France ; elle sera prochainement en communication plus directe et plus rapide avec Saint-Dié, par le prolongement, dès ce moment assuré, de la voie ferrée de la Vologne.« Une autre et très importante considération milite encore en faveur de la ville d'Epinal ; c’est la possession, dans un avenir très rapproché, d’une succursale de la Banque de France, dont l’établissement est décrété depuis quelques années et l'installation préparée.« Cet établissement financier devra fonctionner d'autant plus vite dans cette ville que la suppression des succursales de Metz, Strasbourg et Mulhouse l'obligera à renouer sans retard ses relations avec les régions de l'Est.« Tous ces motifs réunis démontrent suffisamment les avantages que la position d’Epinal présente à l’industrie et au commerce du département, aussi bien qu'aux négociants et aux commissionnaires, qui auront à venir se fixer au milieu de ces industries ; et il y a lieu d’espérer qu'avec le concours et les dispositions bienveillantes de la ville, des autorités et des personnes qui voudront bien n’envisager que l'intérêt général, on verra sous peu s'établir une Bourse hebdomadaire dans cette localité. »
Après ces observations, écoutées avec toute l'attention possible et accueillies par les marques d'approbation de l'assemblée, M. Grandjean déclare les discussions ouvertes et répète qu'à ses yeux le point principal est de discuter dès maintenant qu’elle est la ville qui doit devenir le centre du marché vosgien. Dans son rapide aperçu, il a a laissé entrevoir quelles puissantes raisons militaient en faveur d'Epinal. Mais, s'il y avait parmi l'assemblée des représentants des arrondissements de Saint-Dié et de Remiremont, il ne doute pas qu’elle serait heureuse de les entendre et d'examiner les objections qui pourraient être faites. Aucune objection n'étant présentée, M. Grandjean demande à l’assemblée de bien vouloir confirmer les vœux précédemment exprimés à plusieurs reprises par le conseil général des Vosges, par la Chambre de commerce, par le conseil d'arrondissement d’Epinal, et par le conseil municipal d’Epinal lui-même, pour le prompt établissement à Epinal d’une succursale de la Banque de France et d’un tribunal de commerce.Ces vœux sont émis par l’assemblée à l’unanimité.Le président expose ensuite que, dans une de ses dernières séances, le conseil municipal a émis le vœu de voir se créer à Epinal une Bourse de commerce, en offrant généreusement le local nécessaire à cetle institution. L'assemblée adopte également à l'unanimité le vœu du conseil d’Epinal.M. Grandjean expose ensuite qu'il ne s’agit point seulement de ces diverses institutions, mais que l'attention de l’industrie et du commerce doit être aussi appelée sur la révision nécessaire des tarifs de douane. Selon sa pensée, il faut que tous les hommes compétents, appartenant à toutes les branches d'industries se mettent à l'œuvre, et il se demande s’il n’y aurait pas nécessité urgente de constituer un Comité de quinze ou vingt membres, chargé de se mettre en rapport avec nos représentants à l’Assemblée Nationale, qui sont déjà à l’œuvre pour surveiller la révision de ces tarifs. A ce propos, M. Rambaud, avocat à Epinal, appelle l'attention de l'assemblée sur l'art. 5 du traité préliminaire de paix. Il est évident, selon M. Rambaud, que cet article peut donner lieu à l'établissement d'un tarif douanier. Il est urgent, selon lui, que l'Assemblée médite cette question, nomme une commission chargée de faire un rapport à ce sujet et recherche s’il ne serait pas utile de confier à quelques délégués vosgiens la mission de se rendre à Bruxelles, pour soumettre aux négociateurs français le résumé de ce rapport. La discussion s'ouvre à ce sujet, MM. Rambaud, Winckler, Simon-Remy, Schupp, Galtier, Pellerin, y prennent part. M. Grandjean, président, tout en reconnaissant l'opportunité de la nomination de cette commission, pense que l'industrie cotonnière, la plus directement intéressée à la question, n’est pas suffisamment représentée dans l'assemblée pour la nomination de délégués. Il croit donc, après avoir entendu les observations des honorables commerçants el industriels présents, qu'il serait préférable de laisser au Comité à nommer le soin de traiter celle question, d'appeler les intéressés en plus grand nombre et de nommer sans eux des délégués pour se rendre à Bruxelles. Tout le monde est du reste d’accord sur ces divers points et, devant cet accord unanime, il lui semble qu’il n’y a plus qu'à nommer le Comité, chargé de se mettre en rapport avec nos représentants, de leur faire connaître la situation réelle de l'industrie et du commerce des Vosges, et de leur demander de les tenir au courant de toutes les questions qui intéressent le pays et qui vont être débattues prochainement à Bruxelles et à Versailles.L'assemblée adhère à cette proposition et nomme un Comité de vingt membres, composé de :MM. de Pruines, Chavane, Rodier, pour l’industrie métallurgique ; MM. Boucher, Claudel, Morel et Bercioux, pour la papeterie ;MM. Grandjean, Guilgot, Morel, fils, Kœchlin, pour l’agriculture et les fécules ;MM. Kiener, Schupp, Winckler, pour les cotons ;MM. Pellerin fils, Fournier Aubry, Derazey, pour les industries diverses ;MM. Galtier, Lesnès, Simon-Remy, Evrard, pour les questions financières.Elle décide, en outre, que ces Messieurs seront immédiatement informés de son choix et qu’ils seront priés, en son nom, de bien vouloir accepter la mission de représenter l’industrie et le commerce des Vosges, dans les circonstances diffi- ciles où leur dévouement et leur patriotisme peuvent lui être d'un si grand et si puissant secours.
Article publié dans le journal Le Journal des Vosges