Syndicats agricoles - 21 juin 1888

À propos des Syndicats agricoles. — « Le mieux est l'ennemi du bien » ; si nous ne le savions pas, M. Deusy, l’agronome qui a quitté la politique il y a quelques années non sans s’y échapper depuis par l’esprit, l’a appris, par sa conférence de samedi, à ceux de ses auditeurs qui pouvaient l’ignorer.La thèse était excellente, le sujet ne saurait être trop vulgarisé, l'institution des syndicats trop fortifiée et étendue. Il nous souvient qu’il y a quelque quinze années et jusqu'en 1884, nous étions du nombre des publicistes, rares alors, qui soutenaient, malgré le gouvernement et malgré les défenseurs de l'art. 291 du Code pénal, les syndicats professionnels, les associations coopératives de production et aussi de consommation. C'était dans une grande ville port de mer, et depuis nons avons eu la satisfaction de voir le gouvernement et les adversaires d'alors, se servir fort heureusement des syndicats et applaudir à la loi de 1884. Ceci dit uniquement pour montrer par un fait topique que les syndicats agricoles, comme tous autres, ne sauraient avoir de soutien et de défenseur plus convaincu que nous.M. Deusy, le conférencier de samedi dernier, a fait ressortir avec infiniment de lucidité tout le parti que l'agriculture peut tirer de l'association régionale des propriétaires et cultivateurs. Nous avons reproduit, hier, aussi complètement que possible, les excellentes indications, les arguments irréfutables que l’orateur a apportés et développés à l'appui de son excellente thèse. Nous n’y reviendrons pas. Les syndicats de producteurs seront à la fois acheteurs et vendeurs ; ils s’attacheront à diminuer, sinon à supprimer, les intermédiaires, qui gardent pour eux tout le bénéfice des prix payés par le consommateur.L’honorable conférencier a versé là, en n'apportant pas de correctif à sa proposition, dans le travers commun à la plupart des économistes qui s'occupent de ces questions. Dans l'intention excellente de supprimer l'intermédiaire et de répartir les frais qu’il absorbe entre le consommateur et le producteur, ils négligent la loi économique expérimentale et inéluctable qui fait du principe de la division du travail un facteur puissant et souvent indispensable de la production et du commerce. Tel, qui est un cultivateur intelligent, un agronome de premier ordre, un industriel consommé, sera un commerçant médiocre ou nul, et réciproquement. Rognez les ongles aux intermédiaires, d'accord ; quant à les supprimer d’une facon absolue, c’est une autre affaire, car il faudrait pour cela donner à chaque homme des aptitudes universelles.M. Deusy est un protectionniste déterminé. Nous l'en félicitons ; la France à payé trop cher ses fantaisies chevaleresques ; elle sait trop ce que lui a coûté, sur le terrain économique comme sur tous les autres, sa générosité internationale pour persévérer dans un donquichottisme qui l'eût menée à la ruine, si elle eût persisté à ne pas tenir compte des faits et à regarder au-delà de ses intérêts vitaux. On est revenu heureusement d’une voie aussi funeste, et l'honorable conférencier n'eût été que juste si, dans le développement des critiques acerbes plus ou moins fondées qu'il a formulées contre le gouvernement et contre les représentants du pays, il avait rendu justice aux efforts et aux travaux de la commission des douanes durant les deux dernières législatures.L'orateur veut pour la France la situation de la nation la plus favorisée, mais c’est là l'objectif de tout le monde ; le tout est de trouver le moyen le plus sûr et le meilleur. M. Deusy l'a trouvé immédiatement, pour ce qui le concerne, dans le non-renouvellement des traités de commerce en 1792 ; c'est là une bonne indication : à aucun prix, en effet, il ne faut maintenir les traités actuels ; mais convient-il de jurer aujourd’hui que jamais nous n’en conclurons de nouveaux ? Ce serait aller un peu vite en besogne. Pour ce qui nous concerne, nous espérons que lors de l’expiration des traités, nous ne devrons pas nous en- gager à la légère, comme on l’a fait malheureusement jusqu'à ce jour ; et pour être sûrs de ne pas se tromper, nos législateurs n'auront qu'à avoir constamment à la pensée l’art. 11 du traité de Francfort, qui fait à l'Allemagne la situation de la nation la plus favorisée. Quant à dire que nous ne devrons pas chercher à nous faciliter à nous-mêmes les entrées de matières premières ou alimentaires indispensables à notre travail et à notre existence, ce serait pure sottise, dont on n'entendra plus parler quand viendra le moment d'examiner ces questions délicates et complexes. À la vérité, la France est assez riche par sa production, surtout si elle s'attache à la développer durant les trois années qui nous séparent de l'échéance des traités, pour qu’elle puisse sinon faire absolument la loi à l'étranger, au moins pour se dispenser de la subir.Parmi les excellents passages de la conférence de M. Deusy, nous devons une mention spéciale à la création du Bulletin d'annonces de chaque Union de syndicats agricoles par département, C'est là une idée juste de l'application de la loi de l'offre et de la demande, qui, si elle n’est pas nouvelle, n'a pas su être encore appliquée dans notre pays ; elle est de nature, comme l’a montré le conférencier, à rendre à notre marché intérieur des services considérables par l'ouverture simultanée et progressive de nouveaux débouchés aux divers produits de l’agriculture.Malheureusement pour M. Deusy et pour sa thèse, il n’a pas su, avons-nous dit, et en dépit de ses protestations, rester absolument dans son sujet ; il est allé parfois chevauchant sur le terrain politique avec une désinvolture qui n'a pas été sans stupéfier nombre d'auditeurs. Nous ne nous y attendions guère cependant, car nous avons quelque vague souvenance de l'attitude fort correcte qu’il avait gardée à l'Assemblée nationale, soutenant de sa parole et de ses votes le libérateur du territoire, M. Thiers, contre les attaques des coalisés de la droite royaliste et du centre droit orléaniste. Or, à Epinal, M. Deusy se trouvait — avec quelques-uns des syndicats comme dans les réunions de la veille, des délégués de la société des agriculteurs de France, — au milieu d’un certain nombre de ces politiciens néfastes qu'il avait combattus jadis ; et nous nous imaginions tout au moins qu’en raison même de la présence de ces hommes qui sont restés dans l’impénitence finale et anticonstitutionnelle : les Ravinel, les Figarol, les Buffet, les Bouloumié, etc., il s'attacherait scrupuleusement à rester dans la plus absolue réserve, Nous nagions ainsi en pleine naïveté ; mais dès les premières paroles de l’orateur, notre pensée était dessillée.M. Deusy avait eu, dans le cours de son intéressante conférence, un mot bien cruel: « les hommes qui sont à la tête des syndicats, — s'est-il écrié, — ne sont pas des candidats, ils n’ont d’autre souci que le développement des intérêts agricoles et de la prospérité de la France. » « Pas des candidats ! » et il n’avait, à peu près que des candidats passés et futurs derrière lui. Vous la leur avez baillé belle, M. Deusy !Au point de vue social, nous réprouvons formellement le procédé oratoire qui consiste à animer une partie du pays contre une autre partie ; nons n’approuvons pas plus M. Deusy chargeant, aux yeux des cultivateurs, les villes et leurs re- présentants, des maux dont ils souffrent que nous n’avons approuvé, sur la même scène, M. Camille Dreyfus, rendant responsable des souffrances du pays et des ouvriers des villes, les patrons et l’esprit conservateur des campagnes, L’un et l'autre moyen de discussion nous paraissent également détestables. Dénoncer la juiverie internationale, c'est bien ; mais à condition de dénoncer aussi la juiverie nationale catholique Union générale et Cie.Au point de vue des « rapports des intérêts agricoles avec le gouvernement », M. Deusy ne nous a pas paru plus heureux. S'il est si mécontent des « mandataires » du pays, que ne restait-il parmi eux, au lieu de les incriminer avec tant d’injustice ? Il y eût réagi contre les erreurs commises. M. Deusy a chargé le gouvernement des anomalies que présentent les tarifs de transport : les tarifs de transit et de pénétration qui font à la production nationale une concurrence néfaste au profit de la concurrence étrangère. Nous pensons aussi que les ministres de l’agriculture, de l’industrie et du commerce devraient examiner, de concert avec les Compagnies, cette grosse et si complexe question ; mais franchement, convient-il de prononcer à ce propos de véritables réquisitoires contre les pouvoirs publics, alors que ces tarifs restent établis depuis fort longtemps, après avoir recu l'avis des représentants les plus considérables des diverses branches du travail national, et avoir été depuis fréquemment l’objet de révisions heureuses ? Puisque le consommateur inspire autant d'intérêt à M. Deusy que le producteur, est-il bien sûr que l'intérêt du premier ne serait pas complètement sacrifié si l’on faisait disparaître en bloc les tarifs de transit ou de pénétration ? D'autre part, nous aimons mieux, pour les trafics de la France et de l'Europe avec l'Amérique et vice-versa, la voie du Havre-Paris à celle d'Anvers-Allemagne-Saint-Gothard. La question n’est donc pas si simple que le paraissait dire le conférencier, bien que nous l'appuyions sous réserve des droits et des besoins de la consommation et de l’industrie nationale.M. Deusy a repris, avons-nous dit, l’interpellation de M. René Brice, au sujet des fournitures étrangères faites pour le compte du gouvernement. Sans contester les chiffres qu'il a fournis, ni ce qu'il y a de regrettable dans ces faits, le conférencier eût bien agi en rappelant la réponse du gouvernement et en montrant que l'admission des étrangers à soumissionner avait pour motif des considérations budgétaires de grande valeur et l'absence d’associations commerciales assez importantes parmi nos nationaux pour pouvoir satisfaire à toutes les fournitures nécessaires de matériel, d'habillement et d’alimentation. Il l’a reconnu indirectement lui-même en faisant entrevoir que ces fournitures pourraient revenir aux syndicats une fois qu'ils seraient largement et fortement organisés. Mais, M. Deusy, emporté à ce moment par son argumentation, s’est laissé aller jusqu'à dire : << Nous portons, pour le compte de notre armée, 152 millions à l'étranger, de sorte qu'en cas de guerre nous ne savons pas si nos soldats ne manqueraient pas du nécessaire >>, Nous ne saurions protester avec trop d'énergie contre une pareille insinuation, qui a certainement dépassé la pensée de l’orateur. Il faut dire, pour rendre hommage à la vérité, que le gouvernement ne mérite pas d'aussi violents reproches et que, depuis quelques années surtout, il s’efforce de combiner de son mieux les intérêts de l’agriculture française avec ceux du Trésor public.L'orateur ne pouvait évidemment aller plus loin dans cette voie ; mais, plus d'un auditeur réactionnaire a pu caresser in petto la conclusion qui s'en dégageait.Si M. Deusy, dont le talent n'avait pas besoin de tant de digressions, n’était pas ainsi sorti de son sujet, dans la seconde partie de sa conférence, nous l'aurions approuvé sans réserves. Mais, aujourd'hui, nous avons le droit et le devoir de tenir nos amis des syndicats en garde à la fois contre certaines des théories où il s’est complu et contre les politiciens qui, sous couverture d'intérêts agricoles, s’en sont visiblement réjouis. F. AYLIES.
Article publié dans le journal Le Mémorial des Vosges