Catholicisme lorrain avant 1789

LES CARACTERES ORIGINAUX DU CATHOLICISME LORRAIN A LA VEILLE DE LA REVOLUTIONRené TAVENEAUXArticle paru dans « Darney autour de 1789 », p. 39-47 Ed. Syndicat d ’initiative de Darney, Saône lorraine, Université de Nancy II1990Héritage de traditions ancestrales et d’un long passé d’indépendance, la Lorraine conserve, au déclin de l’ancien régime, une personnalité originale. Malgré son intégration, désormais pleinement acquise, à la nation française, elle se distingue des autres provinces du royaume par ses propres orientations politiques, ses mentalités, son style de vie et aussi par une religiosité clairement affirmée dans ses structures séculières, monastiques ou conventuelles, aussi bien que dans l’expression de sa foi et dans ses formes de dévotion.* Les structures de l’Eglise séculière.Durant les siècles qui précédèrent la Révolution française, la Lorraine demeura un pays de chrétienté, d’une stricte orthodoxie et d’une fidélité sans faille aux directives du magistère romain ; les ruptures nées de la Réforme de Luther et de celle de Calvin ne l’atteignirent que faiblement et sporadiquement. Cet attachement à la tradition s’affirma de façon particulièrement éclatante dans les duchés de Lorraine et de Bar : à l’aube des Temps modernes, leur population essentiellement rurale, sans grande curiosité théologique ni inquiétude spirituelle, n’aspirait à aucun renouveau foncier. Le duc lui-même, croyant convaincu, entretenait avec la papauté des relations pacifiques d’autant mieux fondées que les exigences romaines en matière fiscale demeuraient modérées. Il en allait différemment des Trois Evêchés : la présence d’une importante classe bourgeoise riche, instruite, éprise d’indépendance, plus attachée à la morale de la conscience qu’à l’appareil ecclésial, offrait dans les villes épiscopales un terrain sociologique favorable à l’expansion de la Réforme. A Metz, s’était ainsi constituée une importante communauté protestante représentant un tiers de la population, soit environ sept mille habitants. Il en allait pareillement, quoique dans une moindre mesure, à Toul et à Verdun. Mais la Lorraine dans son ensemble demeurait d’une fidélité exemplaire à Rome : non seulement la foi catholique était professée par le plus grand nombre, mais les ducs se faisaient volontiers les "soldats de l’Eglise". Ils réprimaient, chez eux et au voisinage de leurs états, toute velléité de dissidence ; ils luttaient au loin contre l’incursion menaçante de l’"infidèle" et c’est le duc Charles V qui, dans une suite de batailles victorieuses, particulièrement celle du Kahlenberg en 1683, écrasa les troupes ottomanes dans les pays danubiens et balkaniques. Les drapeaux turcs, qui, aujourd’hui encore, pendent aux voûtes de l’église de Bonsecours témoignent de cet esprit de croisade, ailleurs disparu ou estompé mais demeuré longtemps l’un des traits fonciers de la psychologie collective des duchés. Ce peuple fidèle était servi et guidé par un clergé séculier, nombreux, instruit, formé dans des séminaires diocésains ou à l’Université de Pont-à-Mousson, transférée à Nancy après 1768. La désignation des curés était soumise à des règles strictes : la plupart d’entre eux, en application des prescriptions du concile de Trente, était recrutée au concours. Au moment d’une vacance, les candidats - le plus souvent une trentaine - réunis dans la ville épiscopale, argumentaient longuement devant plusieurs docteurs en théologie ou en droit canon ; le plus méritant, retenu par le jury, était confirmé par l’évêque. Un tel mode de recrutement, particulièrement équitable, explique à la fois l’indépendance et la qualité intellectuelle de ce clergé que Marmontel jugeait en ces termes : "En Lorraine, dit-il, les curés sont généralement hommes d’esprit, se tiennent au courant des nouvelles de la république des lettres, correspondent avec l’intendant sur des matières administratives, envoient des mémoires aux académies... S’il y a quelque reproche à leur faire c’est d’être trop de leur temps et de leur siècle. Adeptes des "Lumières", ils croyaient au progrès, favorisaient l’expansion de la culture et consacraient tout leur soin aux fondations de tous ordres, sociales, caritatives et surtout scolaires. Dans ses Mémoires, l’abbé Grégoire a défini en termes à la fois précis, émouvants, lyriques parfois, la nature de son ministère dans sa modeste paroisse d’Emberménil : "Prêtre par choix, successivement vicaire et curé par goût, je formai le projet de porter aussi loin qu’il est possible la piété éclairée, la pureté des mœurs et la culture de l’intelligence chez les campagnards ; non seulement sans les éloigner des travaux agricoles, mais en fortifiant leur attachement à ce genre d’occupation. Tel est le problème dont je tentais la solution dans les deux paroisses soumises à ma direction : j’avais une bibliothèque uniquement destinée aux habitants des campagnes ; elle se composait de livres ascétiques bien choisis, et d’ouvrages relatifs à l’agriculture, à l’hygiène, aux arts mécaniques, etc. (…) La confession établit dans la religion catholique des rapports plus immédiats entre les pasteurs et les fidèles que dans les sociétés qui ont supprimé cette partie du sacrement de pénitence. Or, telle était en général la confiance de mes paroissiens, que si je n’avais posé les bornes nécessaires à leurs révélations spontanées, souvent ils les auraient franchies. De là je concluais à la nécessité que les prêtres aient une conduite d’autant plus sévère pour eux-mêmes que le ministère offre quelquefois des dangers personnels. L’époque de ma vie la plus heureuse est celle où j’ai été curé. Un curé digne de ce nom est un ange de paix ; il n’est pas un jour, un seul jour, où il ne puisse en le finissant s’applaudir d’avoir fait une joule de bonnes actions". Cette simple page met en lumière le contraste marqué entre le prêtre français et le prêtre lorrain : le premier, modelé par Bérulle et l’Ecole de spiritualité, est au premier chef le sacrificateur, l’intercesseur, le médiateur entre Dieu et les hommes ; il demeure presque étranger au monde d’ici-bas. Le second, guide de sa communauté au spirituel et au temporel, est l’artisan de l’équilibre harmonieux de la cité terrestre. Cette image sacerdotale, dessinée en touches précises par Grégoire, n’est pas au sens strict une nouveauté : elle répond aux aspirations d’une société rurale et s’inscrit dans une tradition illustrée, au XVIème siècle, par des prélats comme Hugues des Hazards, évêque de Toul et Nicolas Psaume, évêque de Verdun, au XVIIème, par des curés de campagne comme Pierre Fourier. Mais en même temps qu’ils portaient très haut le sens de leur mission, ces curés lorrains connaissaient des difficultés et une crise aux causes complexes qui orientera leurs attitudes ou leurs options à la veille et pendant la Révolution. En quel sens peut-on parler d’une crise de la société cléricale ? Elle n’est pas étrangère à la conjoncture économique : l’inflation généralisée dans les dernières décennies de l’Ancien régime provoque chez les curés, dont les revenus fixes ne suivent pas la montée des prix, un malaise et une psychose revendicative. Ce sentiment est d’autant plus irritant qu’il ne rencontre pas chez les évêques l’écho ou la sympathie souhaités. En Lorraine comme ailleurs, l’épiscopat était devenu le refuge des cadets de grandes familles. Tous les sièges lorrains sont alors occupés par des prélats de haute noblesse : c’étaient, à Metz, le cardinal Louis Joseph de Montmorency-Laval ; à Verdun, René Desnos ; à Nancy, Henri de La Fare ; à Saint-Dié, Martin Chaumont de La Galaizière ; à Besançon, Raymond de Durfort. Tous étaient des personnages à plus d’un titre respectables : leur dignité de vie, l’exacte administration de leur diocèse n’étaient contestées par personne ; mais par leur origine et leur mentalité, ils demeuraient étrangers à leurs curés, à leurs difficultés et à leurs aspirations. Un seul d’entre eux, l’évêque de Nancy, Henri de La Fare sut demeurer en union de pensée et de sentiment avec tout son clergé et pratiquer ce que l’on nomme aujourd’hui la "concertation" ; ce fut aussi le seul prélat lorrain à être élu député aux Etats généraux. Deux mondes se constituent ainsi dans l’Eglise, deux clergés, le haut et le bas, séparés par un fossé souvent infranchissable, affrontés à des antagonismes de classe. A ces tensions, sourdes ou exprimées, il eût été sans doute possible de porter remède si, par une transposition sur le plan idéologique, elles ne s’étaient érigées en systèmes. Depuis longtemps, le jansénisme avait bénéficié en Lorraine d’une large audience, mais de plus en plus il tendait à s’associer à des thèses ecclésiologiques exposées au XVIIème siècle par le théologien Edmond Richer. Son livre, Le pouvoir ecclésiastique et politique, publié en 1611, préconisait une Eglise égalitaire dans laquelle prêtres et évêques se distingueraient par une différence, non plus de nature mais de fonction. Dans la fièvre réformatrice du XVIIIème siècle, avec la volonté de tout remettre en cause, d’imaginer des solutions neuves, le jansénisme richériste prit un tour passionnel. En Lorraine plus qu’ailleurs peut-être, il suscita un écho profond : moins pauvres et plus instruits qu’en d’autres régions, les curés se dégageaient plus aisément du strict conflit de classes pour atteindre un stade de pensée indépendante. Longtemps demeuré un fait de mentalité aux contours incertains, le richérisme revêt à la veille de la Révolution une expression systématique et volontiers doctrinaire. Son principal théoricien en Lorraine est un prêtre de Metz, d’abord supérieur du séminaire Saint-Simon, puis curé de Sainte-Croix, François-Martin Thiébaut. Dans son livre, publié dans sa ville épiscopale en 1786 puis dans une seconde édition en 1788, la Dissertation sur la juridiction respective des évêques et des curés, il présente, se fondant sur l’Ecriture, une image très "démocratique" de l’Eglise, assimilant les "disciples" et les "apôtres", c’est-à-dire les curés aux évêques. "Tous les prêtres", écrit-il, en vertu du caractère sacerdotal, ont un pouvoir égal soit d’ordre, soit de juridiction". Ses idées seront, à la veille de la Révolution, reprises mais avec une vigueur polémique et revendicative accrue par l’abbé Grégoire. Dans sa première lettre "aux curés lorrains" du 22 janvier 1789, il indique avec précision l’enjeu des luttes prochaines : "... Comme curés, proclame-t-il, nous avons des droits. Depuis douze siècles, peut-être ne s’est-il jamais présenté une occasion si favorable de faire valoir ces droits, de développer des sentiments de patriotisme, et d’honorer le ministère sacré dont nous sommes essentiellement une partie constitutive. Saisissons la, cette occasion, et que nos successeurs n’aient point à nous reprocher d’avoir négligé leur cause et la nôtre ". Et quelques mois plus tard, après sa triomphale élection, dans sa Nouvelle lettre d’un curé à ses confrères députés aux Etats généraux : "Jamais, écrit-il, les curés assemblés en pareil nombre ne trouvèrent une occasion aussi favorable de reconquérir leurs droits envahis par le régime épiscopal." Ces quelques traits esquissent l’image de ce clergé séculier lorrain de l’Ancien régime finissant : pieux, instruit, zélé dans ses tâches pastorales, il professe des hardiesses intellectuelles dont il ne mesure pas toujours les conséquences et qui trouveront leur terrain d’application avec la Constitution civile du clergé.* Le monde des abbayes et des couventsPlus important encore par le nombre et le rayonnement est le clergé régulier. La Lorraine est une terre de moines, il suffirait pour s’en convaincre de consulter une carte ecclésiastique ou un pouillé diocésain, de parcourir un rapport d’intendant comme celui de Vaubourg des Marets de 1697. L’implantation monastique s’était opérée en trois vagues successives venues du sud : la première dans le Haut Moyen âge, aux Vème et Vlème siècles, lorsque les fils de saint Colomban et de saint Benoît défrichèrent les espaces forestiers vosgiens et y implantèrent leurs maisons ; la seconde, aux Xème et XIème siècles, au temps de Saint Bernard, en bordure des voies de commerce joignant la Méditerranée à la Mer du Nord ; la troisième, la plus importante, au lendemain de la Réforme protestante, lorsque le Saint-Siège établit sa ligne de défense et son front de reconquête sur l’axe lotharingien, de l’Italie aux Flandres. De cette "dorsale catholique", la Lorraine, avec son université de Pont-à-Mousson et ses collèges, occupait la clef de voûte et rayonnait sur les pays voisins. Il n’est pas dû au hasard que les grandes réformes monastiques préconisées par le concile de Trente - celle des bénédictins avec dom Didier de La Cour, celle des prémontrés avec Servais de Lairuels, celle des chanoines réguliers avec Pierre Fourier - soient nées en Lorraine. Trois familles, régulières ou conventuelles, y ont exercé une influence prépondérante. Les bénédictins, avec la congrégation de Saint-Vanne, riche de ses 52 abbayes réparties dans les 3 provinces de Lorraine, Champagne et Franche-Comté, représentaient l’Eglise savante ; ses recherches en histoire, en archéologie, dans les sciences religieuses, particulièrement en théologie positive, étaient connues de l’Europe entière. Les jésuites - relayés après 1768 par les chanoines réguliers - avaient, par leur université et leurs collèges, la haute main sur l’éducation : c’est eux qui donnèrent à la société lorraine la classe moyenne qui longtemps lui avait fait défaut. Les divers ordres issus de la souche franciscaine (frères mineurs, minimes, capucins, tiercelins…) ne furent pas seulement les artisans de la pastorale populaire ; ils infléchirent souvent les orientations politiques, se firent les défenseurs d’un patriotisme ardent et volontiers ombrageux, orientèrent la création littéraire et artistique : une œuvre comme celle du graveur Jacques Callot ne révèle sa pleine signification que saisie à travers le franciscanisme qui l’inspire. L’importance numérique des maisons religieuses était par là-même considérable. Le diocèse de Verdun en comptait au XVIIIème siècle 150 pour 300 paroisses. Les cités lorraines étaient souvent qualifiées de villes couvents : pour une population d’à peine 9 000 habitants, Verdun possédait outre ses 7 paroisses, 14 abbayes ou communautés monastiques, servies par 24 églises et 110 prêtres. Saint-Mihiel, avec moins de 4 000 habitants, disposait de 12 maisons religieuses ; celles-ci étaient à Nancy au nombre de 32. Une telle densité, inconnue ailleurs, ne laissait de présenter quelques inconvénients. Le temps avait parfois estompé les finalités spirituelles, voire la raison d’être de certaines de ces institutions : ainsi les quatre chapitres nobles de chanoinesses, ceux de Remiremont, d’Epinal, de Poussay et de Bouxières, vivant sans règle ni vœux, et que l’opinion qualifiait ordinairement de "séminaires de jeunes filles à marier". Un grief plus précis pesait sur l’Eglise régulière : l’ampleur de la propriété monastique - 20 % du sol était mal reçue des populations. Celles-ci, composées essentiellement de petits paysans estimaient difficilement supportable cette forme d’accaparement, au moment même où la montée démographique tendait à réduire à chaque génération l’étendue des exploitations cultivables. Plus grave encore que ces difficultés d’ordre économique : une hostilité de principe, diffuse, mais lancinante à l’égard de l’existence conventuelle. Le temps des Lumières qui tendait à juger toute chose selon son efficacité ou son utilité sociale, nourrissait à l’égard du cloître une incompréhension irréductible ; à beaucoup il apparaissait comme la survivance d’un temps révolu. La magie du mot "utile", si en honneur au XVIIIème siècle, était couramment appliquée sur le mode interrogatif au monde des abbayes et des couvents : à quoi servent les moines et les nonnes ? En 1750, le curé de Neufchâteau, Huel, fait paraître un Moyen de rendre nos religieuses utiles. Autant le curé, guide de l’itinéraire terrestre, était admis et même vénéré, autant le moine, homme de prière et de méditation, était ignoré, parfois méprisé. On en vient, dans les cas extrêmes, à préconiser sa disparition. Ce vœu apparaît dans quelques cahiers de doléances ; celui d’Evendorff (Moselle, arrondissement de Thionville) demande ainsi "la suppression de tous les couvents et abbayes, gens inutiles et à la charge du public ; on en appliquera, est-il stipulé, les biens et revenus aux besoins de l’Etat..." Bien plus, le mal est si insidieux qu’il pénètre dans les abbayes elles-mêmes : il existe ainsi, dans la congrégation de Saint-Vanne, un courant anti-monastique dont les représentants les plus notoires furent dom Joseph Mougenot, dom Joseph Cajot et son frère dom Charles Cajot ; leurs ouvrages exposent en particulier les "droits de la société" sur les biens des religieux. Inspirés par une actualité immédiate, ces griefs finissaient aux yeux de beaucoup, par masquer l’empreinte profonde et durable que la Lorraine tenait de la présence monastique. Celle-ci avait assuré la permanence d’un climat de chrétienté et, par là-même, déterminé le caractère universaliste de ses grandes options politicoreligieuses. Elle avait été à l’origine d’un patrimoine artistique, en particulier d’édifices architecturaux, d’une ampleur, d’une variété et d’une qualité exceptionnelles. Les riches bibliothèques et les ateliers monastiques assuraient au pays une production livresque et une vie intellectuelle originale. Les congrégations hospitalières (Sœurs de Saint- Charles, Sœurs de la Charité...) assuraient l’assistance aux malades et aux vieillards. Mais le trait spécifique essentiel de la Lorraine réside dans le développement et l’efficacité de son appareil scolaire ; il est le fait des curés et des maîtres d’école, mais plus encore des communautés enseignantes congrégation de Notre-Dame, de la Doctrine chrétienne, de la Providence, jésuites, chanoines réguliers... C’est à elles que la Lorraine doit d’avoir été, à la veille de la Révolution, la province de France la mieux scolarisée. La proportion des garçons alphabétisés était de 89%, celle des filles de 65%, soit une moyenne de 75 % alors que, dans le même temps, elle était de 47% pour l’ensemble du royaume. Les écoles connaissent au cours du XVIIIème siècle une extraordinaire croissance : dans le diocèse de Toul, leur nombre passe de 613 avant 1700 à 996 à la veille de la Révolution ; Verdun enregistre, dans la même période, le prodigieux taux d’accroissement de 133%. C’est de la présence de ces maisons religieuses, des relations constantes qu’elles entretenaient avec d’autres instituts monastiques implantés au-delà des frontières et du brassage résultant de ces rencontres d’influences, que la Lorraine tenait quelques-uns des aspects essentiels de sa vie intellectuelle et spirituelle.* L’expression nouvelle de la foi et de la dévotion.Le trait le plus manifeste de cette vie religieuse est l’adhésion unanime à la foi chrétienne : le libertinage, apparu en îlots sporadiques dans de grandes cités comme Paris ou Lyon, est pratiquement ignoré dans cette vaste principauté rurale que demeure la Lorraine. Toutes les communautés, urbaines ou villageoises, pourraient reprendre à leur compte la formule inscrite dans le cahier de doléances de Condé-en-Barrois et proclamer leur respect "pour cette religion sainte que nous avons le bonheur de professer". Une vénération semblable entoure les ministres du culte, spécialement les curés dont on dit qu’ils sont "sortis du peuple et partagent son sort", ou encore, "les Pères du peuple, les témoins de ses peines et de ses besoins, les seuls qui connaissent parfaitement les campagnes". Aussi beaucoup de cahiers, même du tiers-état, demandent-ils l’amélioration de leur sort : "Dispensateurs des fidèles", ils ont droit, estime-t-on, à "l’honnête nécessaire". Apparemment l’attachement à la religion demeure donc intact, mais la nature de la foi s’est quelque peu modifiée. Les extraits de doléances cités plus haut ont permis de saisir que si le curé demeure admis et même vénéré par les populations, il apparaît de moins en moins comme un médiateur entre le ciel et la terre et davantage comme un modérateur social. Parfois l’expression prend un tour beaucoup plus radical. On lit par exemple dans le cahier de Vigneulles (Meuse) daté du 16 mars 1789 et signé par Nicolas Bastien, maire de la commune et futur juge de paix du canton : "Des siècles ignorants et superstitieux ont multiplié les abus dans le clergé. Les Papes mêmes les ont autorisés et confirmés par des bulles. Mais si les portes de l’enfer ne doivent jamais prévaloir contre les dogmes infaillibles de l’Église, les lumières de la Philosophie et l’empire de la Raison doivent anéantir tous les abus que la superstition et l’ignorance ont introduits parmi ses ministres" Chacun des termes de ce texte très bref est révélateur d’une orientation idéologique nouvelle : sans doute les dogmes de l’Eglise sont-ils tenus pour infaillibles, mais à la condition expresse d’être soumis à l’"empire de la Raison" et d’être dégagés des "abus" multipliés par la "superstition et l’ignorance". Si la religion est sainte, ses ministres sont souvent pervertis : les papes eux-mêmes ne sont pas à l’abri de ces errements. Le ton péremptoire, doctrinaire, passionné de telles affirmations indique clairement qu’elles se veulent fermées à toute contradiction. C’est dire qu’au christianisme traditionnel s’est, par un glissement lent, substituée une religion aux formes plus rationnelles, soumises à l’esprit des Lumières. Une évolution semblable se dessine dans l’ecclésiologie. Les réticences, voire l’hostilité, à l’égard de Rome apparaissent de plus en plus fréquemment. Le fait est nouveau : dans les siècles antérieurs, la Lorraine, à la différence de la France, avait, si l’on n’excepte les épisodes "préjoséphistes" de la politique de Léopold, manifesté un attachement sans faille au Saint-Siège. Elle était d’ailleurs réputée "pays d’obédience", c’està-dire que les directives pontificales y étaient reçues et appliquées sans réserve. Désormais des réactions d’inspiration gallicane se manifestent. A Verdun, par exemple, les cahiers du tiers-état demandent la suppression de tout envoi d’argent à Rome, pour y payer, affirme-t-on, "au poids de l’or des brefs et des bulles dont cette Cour a su s’approprier les droits exclusifs de disposer" ; une requête semblable est formulée par le tiers-état de Pont-à-Mousson et même par le clergé de Toul. Ces mutations, en apparence platoniques mais lourdes de conséquences, reflètent à l’évidence la philosophie du siècle. Par quelles voies a-t-elle pu pénétrer l’esprit public de la Lorraine et altérer jusque dans ses profondeurs des traditions ancestrales ? Une réponse globale est difficile. A la veille de la Révolution, l’abbé Chatrian dénonce l’influence de la philosophie qui, "depuis quarante ans, écrit-il, faisait des ravages même parmi notre clergé tant séculier que régulier". Les Lumières ont, de fait, gagné des adeptes zélés jusque dans les milieux ecclésiastiques apparemment les mieux protégés, comme le séminaire de Toul, confié aux lazaristes et devenu un actif foyer de libertinage, d’indiscipline et même d’irreligion ; il compta parmi ses élèves des personnalités brillantes promises à une grande destinée littéraire comme François de Neufchâteau et Gabriel Bexon, mais plus proches de l’esprit de l’Encyclopédie que de l’Evangile. Sans doute convient-il aussi d’évoquer le rôle de la franc-maçonnerie. Celle-ci connut dans la Lorraine du XVIIIème siècle une large audience puisqu’elle compta plus de trente loges : les premières s’étaient établies à Metz au cours de la décennie 1730-1740, puis à la cour de Lunéville en 1737-1738. Des ateliers militaires apparaissent vers le même temps à Epinal et à Toul. Bientôt d’autres milieux sociaux, parmi les plus élevés, sont gagnés : magistrats des cours souveraines, des présidiaux et des tribunaux de bailliage, noblesse vouée aux armes, fonctionnaires royaux de la guerre, des finances et des ponts-et-chaussées. Mais le fait le plus imprévisible et le plus lourd de conséquences est la pénétration du mouvement dans plusieurs grandes familles monastiques, en particulier dans la congrégation de Saint-Vanne : à Nancy, sont affiliés à la loge Saint-Jean de Jérusalem, dom Dominique Gallet, dernier procureur général, et le dernier président dom Nicolas-Hydulphe Debras ; tous deux sont Rose-Croix inscrits au tableau de 1791. Fait plus impressionnant encore : à Toul, la loge des Neuf-Sœurs compte comme membres honoraires neuf bénédictins. Dom Claude Bonnaire, vénérable de la loge fraternelle de Saint-Avold, signe en 1789 un certificat en faveur de la loge de Bouzonville ; il porte alors le titre de Souverain Prince Rose-Croix. Ces frères ont-ils précipité le processus de la Révolution ? Des supérieurs généraux du régime de Saint-Vanne comme dom Debras et dom Gallet ont- ils, ainsi qu’on l’a parfois prétendu, sciemment travaillé à la destruction de leur congrégation ? Il serait téméraire de l’affirmer : la franc-maçonnerie demeurait alors étrangère aux passions anti-religieuses qui l’animeront en d’autres temps ; elle ne rejetait ni les principes de la foi, ni même les élans mystiques ; elle exaltait la liberté, la tolérance, les justes aménagements de la cité terrestre. Mais elle était, par là-même, plus proche du "Dieu des philosophes" que du "Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob". Ce déisme latent comportait, au moins à terme, une négation de la révélation chrétienne et du surnaturel. De telles nouveautés doctrinales n’étaient pas sans conséquences pour la dévotion, spécialement pour la prière, la fréquentation des sacrements ou l’assistance aux offices. Si les campagnes demeurent fidèles aux rythmes religieux traditionnels, dans les milieux urbains pénétrés par les Lumières se développe un esprit de tiédeur, le plus souvent accompagné d’une pratique irrégulière. Dans les paroisses messines, au cours des dernières décennies du siècle, le nombre des messes fondées décline de 20%. A Thiaucourt, "le jour du Seigneur n’est plus sanctifié" ; à Thionville, en 1789, "il n’y avait, au dire du député révolutionnaire Merlin, que les femmes qui allaient à confesse et encore pas toutes". Fait plus significatif encore, les cultes d’intercession, si en honneur dans la Lorraine du Moyen Age et régénérés par la Réforme catholique, s’estompent lentement. La dévotion mariale portée très haut au XVIIème siècle - Charles IV avait fait de la Vierge la "suzeraine" de ses duchés - connaît un déclin né à la fois du rationalisme des Lumières et de la sécularisation croissante, mais aussi d’un effacement des franciscains supplantés dans la vie pastorale par les jésuites. L’"humanisme dévot" qui, naguère encore, immergeait la société toute entière tend à se réfugier dans les monastères ou les cercles clos de pieux fidèles. La foi chrétienne certes ne disparaît pas, mais elle tend, au moins dans les villes et plus spécialement dans les milieux de robe, à devenir un engagement privé, parfois une simple attitude morale. La religion, dans la Lorraine du XVIIème siècle, se fondait sur une large synthèse théologique et spirituelle, embrassant la vie entière non seulement des individus mais de la cité. Toute chose revêtait alors un caractère sacral : les rites de l’existence quotidienne, les fêtes, les institutions, la politique, la guerre elle-même souvent proche de la croisade. Désormais la religion n’intervient qu’à propos d’actes ponctuels : un office, une retraite, une communion, un deuil... La vie sociale est comme recouverte d’un vaste tissu sécularisé d’où émergent quelques points forts de spiritualité. Ces traits apparaissent en pleine lumière dans l’évolution du pèlerinage. Celui-ci était, au XVIIème siècle, non seulement une manifestation collective mais un acte de chrétienté ; c’est la signification du grand pèlerinage de Nancy à Benoîte-Vaux en mai 1642. La foule des 2 000 pèlerins, partagés en neuf chœurs (les ecclésiastiques, les bourgeois, les écoliers, les dames et demoiselles...) rappelant symboliquement les neuf chœurs des anges, s’avançait processionnellement en priant et en chantant depuis la collégiale Saint-Georges, haut lieu du culte patriotique, jusqu’au vénérable sanctuaire. Durant la messe, au moment de l’Elévation, Claude Voillot, seigneur de Valleroy, président de la chambre des comptes et préfet de la congrégation des bourgeois, se prosterne et, au nom de la ville de Nancy, prononce l’acte de consécration à la Vierge et place le duché sous sa protection. La foule fait siens ces vœux par des retentissants amen ! amen! Les jours suivants ramènent, dans le même ordre et par les mêmes étapes, le cortège jusqu’à la capitale. Cette longue procession de fidèles n’était pas un simple acte de dévotion collective, mais la cité sainte en marche, la nouvelle Jérusalem. A la veille de la Révolution, de telles cérémonies ont disparu, leur déroulement paraîtrait d’ailleurs étranger aux mentalités des contemporains. Les pèlerinages demeurent vivants, il est vrai, et accueillent même un nombre élevé de chrétiens, mais il s’agit d’actes individuels, au mieux de petits groupes le plus souvent professionnels. Une religion de caractère personnel tend ainsi à supplanter l’état de chrétienté, c’est-à-dire l’engagement d’une civilisation tout entière. Comment des mutations d’une ampleur au premier regard si étonnante, ont-elles pu en quelques décennies affecter un pays aussi traditionnel que la Lorraine ? Elles résultent de facteurs d’évolution interne, telles que les tensions entre le haut et le bas clergé ou les dégradations de la condition monastique. Mais elles sont également tributaires des influences extérieures qui, dans cette Europe des Lumières perméable aux brassages idéologiques, pénètrent aisément ce pays d’Entre-Deux qu’est la Lorraine : influences françaises - celles des académies, des salons, des clubs et des loges - ; influences septentrionales de Louvain et surtout de l’Eglise d’Utrecht, foyer de diffusion d’un jansénisme égalitaire marqué par la pensée du Père Quesnel ; influences italiennes issues non plus de Rome, mais de la Lombardie, du Piémont et surtout de Toscane où, sous l’action de l’évêque Scipione Ricci, naît et se développe un courant de réformisme radical ; influences enfin venues de Vienne où l’empereur Joseph II, petit-fils du duc Léopold, hostile à la fois à la centralisation romaine et à l’institution monastique, entreprenait dans une finalité de gallicanisme systématique, une transformation profonde de l’Eglise. Du brassage de ces influences multiples et convergentes, dont l’écho discret mais réel se perçoit en Lorraine, allaient naître des formes nouvelles de catholicité.ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE :Abbé Henri GREGOIRE, Mémoires précédés d’une notice historique sur l’auteur par M. H. Carnot, Paris, 1837, 2 vol.Eugène MARTIN, Histoire des diocèses de Toul, de Nancy et de Saint-Dié, Nancy, 1900 - 1903, 3 vol.Henri TRIBOUT de MOREMBERT, direction, Le diocèse de Metz, Paris, 1970.René TAVENEAUX, direction, Encyclopédie illustrée de la Lorraine. La vie religieuse, Metz- Nancy, 1988.Cardinal F.-D. MATHIEU, l’ancien régime en Lorraine et Barrois (1698-1789), 3e édit., Paris, 1907.J.-MORY, La carrière ecclésiastique dans le diocèse de Toul (1750-1790), dans Annales de l’Est, 1984.M. 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