Tragédie familiale - 12 juillet 1925

UNE TRAGÉDIE FAMILIALE A EPINAL
Un mari tue sa femme puis se suicide
En plein cœur d'Epinal, au 7 de la rue des Petites-Boucheries, s'est déroulée dans la nuit de jeudi à vendredi une tragédie affreuse qui devait entraîner la mort tragique de deux personnes.Ce n'est qu’hier samedi, dans la matinée, qu'on découvrit le cadavre de la victime et un peu plus tard celui de l'assassin.
Un ménage désuni
Il y a quelques mois, en mars 1924 exactement, le ménage Fève, composé,du mari Jules, agé de 44 ans, maçon, né à Fontenay, près de Bruyères, et de la femme, née Victorine Roussel, âgé de 35 ans, née à Aydoilles, venait s’installer à Epinal. Ils avaient quitté Fontenay où ils possédaient une petite maison. Le ménage trouvait un garni chez Mme veuve Imatte, au numéro 7 de la rue des Petites-Boucheries.Cet appartement comprenait une cuisine et une chambre à coucher. Le mari ne tardait pas à s’adonner à la boisson et rendait sa femme, paraît-il, très malheureuse. A plusieurs reprises, lasse des mauvais traitements que son mari lui faisait subir, elle avait déjà quitté le domicile conjugal, mais après de courtes absence, elle venait reprendre la vie commune. Fève travaillait d’ailleurs assez irrégulièrement. Sa femme, elle, ne travaillait pas, mais s’occupait du ménage. Il y a quinze jours, de nouvelles dissensions se faisaient jour et les discussions devenaient de plus en plus violentes. Mme Fève décida alors une fois de plus de quitter son irascible époux qui rentrait presque tous les soirs en état d’ébriété et lui faisait des scènes violentes. Elle abandonnait donc subrepticement le domicile conjugal et à l'insu de son mari allait s'installer 16, place de la Bourse, au café Kons. Aux dires des voisins, elle avait une vie fort régulière et pour subvenir à ses besoins elle faisait des ménages aux alentours. Le mari, lui, s’était montré fort irrité du départ de sa femme et avait continué à habiter chez Mme Imatte. II y a huit jours, il adressait à M. Naudin, commissaire de police, une lettre dans laquelle il le priait de faire rechercher sa femme et de la faire reconduire chez lui. La police de notre ville procédait aussitôt à une enquête. La pauvre femme était convoquée par M. Naudin ; mais dans son bureau elle l’implorait de taire son adresse, lui affirmant que si elle rentrait chez elle son mari la tuerait. M. Naudin ayant, avec son tact habituel, compris la situation, avait répondu à Fève qu'il n'avait pas réussi à savoir où s’était réfugiée sa femme.Dimanche dernier, Fève se rendait au Commissariat de police et à nouveau insistait pour qu’on recherche sa femme. « On ne sait toujours rien, lui fut-il répondu ; vous n'avez qu'à attendre. »M. Naudin avait même conseillé à celle qui devait devenir la victime de son mari, de quitter Epinal momentanément.Jeudi dernier, le hasard faisait mettre en présence dans les rues de notre ville les deux époux. Que se passa-t-il ? On en est réduit aujourd'hui aux conjectures. Toujours est-il qu'après avoir sans doute convaincu sa femme, Fève la ramena chez lui où ils pénétrèrent vers 10 heures du soir. On ne devait plus les revoir.
La découverte du crime
MM. Naudin et Villemin apprenaient, dans la matinée de samedi matin, que depuis jeudi soir on n’avait pas entendu ni rencontré les époux Fève. Connaissant la situation. M. Naudin n'hésita pas à se rendre au domicile de ceux-ci. Il fit ouvrir la porte et pénétra dans l’appartement.Tout d’abord il put croire que rien ne s’était passé. La cuisine était parfaitement en ordre et le lit ne semblait nullement être défait. Aucune trace de sang ni aucun vestige de lutte. Les chaises étaient à leurs places ; sur une table au milieu de la pièce, on voyait les effets de travail du mari. Aucun relent de putréfaction, bien que les fenêtres de l’appartement situé au 1er étage fussent closes, ne parvenait à l’odorat. Néanmoins, M. Naudin eut la curiosité de soulever la couverture qui recouvrait le lit. Là, un spectacle horrible l'attendait. Le cadavre de la pauvre femme, toute habillée, gisait sur le lit au milieu de larges flaques de sang. Il portait une blessure horrible derrière l'oreille. On ne tardait pas non plus à découvrir dans un coin de l'appartement l’arme du crime, une hache aiguisée au manche court. M. Naudin faisait aussitôt prévenir le Parquet et M. le docteur Urmès, médecin légiste. Pendant ce temps, sans perdre une seconde, notre distingué magistrat municipal commençait ses investigations en vue de retrouver l’assassin en fuite, car, bien entendu, il n'apportait aucune créance à la version du suicide que semblait avoir préparé le meurtrier, laissant sur la table en évidence un papier dans lequel étaient, écrits ces mots : « Je mets fin à mes jours, à cause des racontars de la femme X... — Signé : Victorine. »
L’assassin s'est suicidé
M. Naudin pensa aussitôt, que Fève avait dû s’enfuir à Fontenay où, comme nous l'avons dit, il possédait une petite maison. Sans perdre une seconde, M. Naudin réquisitionnait une automobile qui passait dans la rue et priait le conducteur, M. Colon, marchand de primeurs rue Léopold-Bourg, de le conduire en toute diligence à Fontenay, ainsi que MM. Villemin et Vagney.L'automobiliste se mettait aussitôt à la disposition de la justice et on partait à toute allure vers le petit village situé à une dizaine de kilomètres d’Epinal. Là, M. Naudin recueillit quelques renseignements utiles. C’est ainsi qu’il apprit qu’on avait vu Fève arriver vendredi matin vers 10 heures à bicyclette et ayant un fusil de chasse en bandoulière. Il avait aussitôt pénétré dans sa maison et depuis on ne l'avait pas revu. M. Naudin et ses dévoués collaborateurs se rendaient aussitôt vers la maisonnette et n’obtenant aucune réponse il pénétrait à l'intérieur. Dans la cuisine, au milieu d'une flaque de sang et de projections de matières cérébrales, se trouvait le cadavre de Fève qui s'était donné la mort en se faisant sauter la cervelle, près de lui, était une lettre dans laquelle le mari assassin avouait son crime et qui était toute maculée de sang. Voici les termes de ce testament : « Aujourd'hui, dernier jour de ma vie, je viens de faire la fin de moi. Je voulais déjà me pendre chez moi à Epinal, mais je n’y ai pas réussi. J’ai tué ma pauvre Victorine que j'ai tant aimée ; c’est pourquoi je fais le tour-là. Elle est partie pour rien et elle a tombé sur un imbécile qui lui a monté le cou et qui lui a fait son malheur. Ma famille n’en aura pas honte. Je donne à mon frère un portefeuille caché sous la lampe. » La fin de cette lettre écrite au crayon est illisible, car le sang en a effacé les caractères.
La tragédie
Hier, vers 2 heures et demie, le cadavre de Mme Fève a été transporté à la Morgue de l'hôpital Saint-Maurice. Pendant la fin de la matinée et tout l’après-midi, les magistrats se sont efforcés d’établir dans quelles circonstances s’est déroulée la scène du crime. Une co-locataire, Mme Dorlac qui habite au second étage,a déclaré que dans la nuit de jeudi à vendredi, vers deux heures du matin, elle avait entendu des gémissements. Mais elle a ajouté : « Je ne m’en suis pas autrement préoccupé ; car quand Fève était ivre, il gémissait souvent ainsi en dormant. »D'autres habitants de la maison, au contraire, n’ont rien entendu du tout. Mme Imatte nous a déclaré seulement que vers 10 heures du soir, jeudi, elle avait entendu rentrer le ménage et que peu après des éclats de voix étaient parvenus jusqu'à elle, mais elle n’avait pu penser qu’il s'agissait de quelque chose de grave. Un autre co-locataire, M. Bernard, n’a, lui, perçu aucun bruit.Hier, vers 5 heures de l’après-midi, M. le docteur Urmès se rendait à la Morgue et faisait un examen minutieux du cadavre. Tout d'abord, on avait pensé que la mort avait été provoquée par le terrible coup de hache porté à la malheureuse. Ce coup avait atteint le sommet du crâne derrière l'oreille gauche et avait, ouvert en deux parties le temporal, mettant à nu le système cervical. Cependant on remarquait qu'autour du cou, la victime portait un sillon noir très net, semblable à ceux qu’on retrouve sur les pendus, et il apparaissait que la mort pouvait être due à l’asphyxie.M. Naudin, accompagné de M. Bloc, juge d'instruction, se rendaient donc de nouveau à la maison du crime et découvraient, en effet, dans la cuisine, une grosse ficelle portant un nœud coulant et qui était coupée en deux et effilochée. On peut donc supposer que l'assassin qui était un hercule, alors que sa femme était de très faible constitution, après avoir ou une discussion avec sa femme, saisit celle-ci à bras-le-corps et la conduisit dans la cuisine où il essaya de la pendre ; mais le poids du corps ayant fait rompre la corde, la malheureuse aux trois quarts asphyxiée déjà serait tombée sur le sol. Il l'aurait alors porté sur le lit pour lui donner ensuite le coup de grâce avec la hache. Cette thèse parait d'ailleurs corroborée par la lettre qu'avait écrite l’assassin en contrefaisant l'écriture de sa femme et dans laquelle il annonçait que celle-ci s'était donné volontairement la mort. Si son coup avait réussi, on se serait tout d’abord cru en présence d’un suicide par pendaison, mais il n’est pas douteux cependant que la machination n'aurait pas tardé à être déjugée grâce à l’habileté de M. Naudin qui connaissait les faits antérieurs. On peut aussi admettre que ce serait, au contraire, l’assassin qui après avoir tué sa femme, aurait tenté de se pendre, ainsi qu’il l'indique dans sa lettre, trouvée, à Fontenay. Toutefois, cette deuxième version paraît peu fondée.Les voisins, toute la journée, ainsi qu'une grande partie de la population n'ont cessé de défiler devant la maison du crime. Cette affreuse tragédie familiale a, bien entendu, fait l'objet, de toutes les conversations à Epinal où la nouvelle s'était rapidement répandue. Du fait de la mort de l’assassin, l’action de la justice se trouve éteinte ; mais il n’en convient pas moins de féliciter vivement M. Naudin qui, eu une heure de temps après la découverte du crime, avait trouvé l'assassin et l'aurait arrêté s'il eût été encore vivant.La gendarmerie de Bruyères a continué de son côté, hier après-midi, à faire son enquête et à procéder aux diverses constatations.Aucune autopsie des cadavres ne sera pratiquée, étant donné que les circonstances de leur mort ne font aucun doute.
L'Express de L'Est le 12 juillet 1925