Manière de vivre - occupations

Dans les villes, l’uniformité à prévalu, et les habitants vivent comme ceux des autres villes de la région; dans les fermes, les hameaux, l'ancienne manière de vivre a subsisté avec ses différences et ses habitudes locales; parce que, en réalité, malgré la facilité des communications et l’augmentation du bien-être, les conditions essentielles de l'existence ne se sont pas grandement modifiées. La famille reste nécessairement groupée dans la petite maison ou grange à proximité des terres qu'elle cultive et dont l’ensemble forme une ferme. L’occupation principale est l'exploitation de cette ferme dont le produit le plus important consiste en fourrage. Ce fourrage est consommé sur place pour la nourriture du bétail. Le lait des vaches fait, avec les pommes de terre, la base de l’alimentation de la famille, ou est employé à la fabrication du beurre et du fromage. Bien des petits ménages d'ouvriers ou de manœuvres trop pauvres pour acheter une vache, ou qui n’ont pas de terrain pour la nourrir, se contentent d'une chèvre, qui est la compagne et la nourrice des enfants. Beaucoup de ménages possèdent aussi un porc dont la chair est consommée à la maison; les autres se fournissent au marché de lard sec et de saindoux.Dans tous les villages importants, surtout là où se trouve une agglomération d'ouvriers de fabriques (c'est le cas d'Aydoilles), se sont établies des boucheries, et, sans qu'il soit possible de faire de la statistique, on peut affirmer que l'alimentation de la masse de la population est des plus satisfaisantes. Le pain de boulangerie tend même à remplacer le pain fabriqué à la maison et dit pain de ménage. Les voitures des boulangers parcourent les vallées de la montagne comme les routes de la plaine. Quelques-uns, même, sont loin de considérer ces nouvelles habitudes comme un progrès, car disent-ils, le pain de ménage est plus nourrissant et plus savoureux, et si l’on ne cuit plus chez soi, cela tient moins à la cherté du bois qu'à la paresse de la ménagère. Pauvre ménagère que l’on veut rendre responsable des défauts de toute la famille ! En réalité, c'est à l'amour croissant du confortable qu’il faut attribuer cette extension des boulangeries rurales. Fabriqué en assez grande quantité, le pain de ménage devait forcément durer un temps plus ou moins long; forcément aussi, malgré les vertus spéciales de la farine de seigle, il se durcissait et finissait par ressembler à du biscuit; le pain de boulanger, facilement renouvelable, mieux façonné, a triomphé sans peine, et triomphe chaque jour de l’ancienne coutume. Y a-t-il là un grand mal ?On peut faire à nos compatriotes un reproche plus grave et plus mérité; nul n’ignore, en effet, le fâcheux développement qu'a pris depuis quelques années l’usage ou plutôt l’abus des boissons alcooliques. Le remarquable rapport fait par M. Claude, au nom de la Commission d’enquête sur la consommation de l’alcool en France, donne des chiffres effrayants, mais malheureusement authentiques, sur la consommation de l’eau-de-vie dans certains cantons du département. Nous ne voulons rien ajouter à cette triste statistique, nous relaterons seulement que les tribunaux correctionnels et de simple police du département ont statué dans l’année 1885 sur 889 contraventions à la loi du 23 janvier 1873 sur l’ivresse publique et que, dans la période 1881-1885, onze départements seulement accusent une moyenne de contraventions plus élevée proportionnellement à la population. Le temps n’est cependant pas bien éloigné où l’auteur des « Vosges pittoresques » avançait comme chose extraordinaire et à peine croyable, que la consommation en eau-de-vie de la commune de Gérardmer se montait à 800 ou 900 litres par an. Le rapport que nous venons de citer nous apprend qu'elle est aujourd’hui de 11 litres d’alcool pur par habitant, sans compter, bien entendu, la contrebande.La culture ne saurait suffire à l’activité des bras du travailleur vosgien ; mais, sans même parler de l’usine et de la fabrique, il sait trouver d’autres occupations. La forêt est pour lui une précieuse ressource, elle lui fournit du travail dans les coupes, les scieries, le transport des produits façonnés. L'exploitation de nos forêts occupe tout un monde de gardes, commis de coupes, bûcherons, sagards, et répand, sous diverses formes, des salaires qui forment un précieux appoint pour le bien-être des populations rurales. La forêt offre encore d’autres ressources: le manœuvre va y extraire ces souches que nous voyons à l'automne sécher en tas devant sa maison, son chauffage ne lui coûte ainsi que sa peine. Les vieilles femmes et les enfants amassent dans les bois des feuilles sèches pour la litière des animaux, des faines qui servent à faire de l’huile et d’abondants champignons ; ils cueillent encore des fruits divers, des noisettes, des baies de ronces, principalement des brimbelles, qui se vendent pour colorer le vin ou qui sont employées à la maison pour faire des tartes exquises, hautement appréciées dans le pays. Bien des communes sont propriétaires de forêts et délivrent aux habitants des portions affouagères; dans certains villages même, les affouagistes peuvent encore après prélèvement du bois nécessaire à leur chauffage vendre une partie considérable de leur lot.Après l'exploitation du sol, la grande industrie, tissages, filatures, papeteries, forges, etc., fournit le principal aliment au travail de nos populations; il ne faut cependant pas omettre certaines industries domestiques; dans la montagne, le tissage à bras, la fabrication des sabots; dans la plaine, la broderie, les ouvrages en dentelle, la confection des parures en verroterie et fausses perles. Ce peuple de travailleurs est peu exigeant pour ses plaisirs; le repos du dimanche, une noce de loin en loin, les réunions de parents et d'amis, les modestes distractions des fêtes patronales lui suffisent. La distance n'effraye pas le montagnard, et, pour le travailleur, la marche est un repos, une récréation. C’est ainsi que les dimanches et jours de fête, tout le monde se rend des fermes et des hameaux de la montagne, sur la principale place du village, devant l’église; après l'office, hommes et femmes, tous se retrouvent au cabaret, à moins qu’un bal n’attire les jeunes gens et les jeunes filles. C’est à ce moment que le paysan se retrempe dans la vie sociale, qu'il disserte sur les espérances que donne la future récolte, qu'il s’informe du prix des denrées et surtout, qu’il discute les questions municipales auxquelles il prend un grand intérêt, qu'il apprécie avec beaucoup de bon sens et de compétence, et auxquelles il attache plus d'importance qu’aux questions de politique générale. C’est là aussi que se racontent les nouvelles locales: les mariages, les morts, les retours au village, les départs.Cette réunion du dimanche est si bien entrée dans les mœurs, qu’à La Bresse, par suite d’un ancien usage, le garde-champêtre donne lecture, à la sortie de la messe, à la foule assemblée, des actes de l’autorité publique. Qui n’a entendu parler de ces veillées fameuses connues dans la montagne sous le nom de loures ? Il ne s’agit pas ici, bien entendu, des veillées quotidiennes qui réunissent les parents ou les plus proches voisins autour de la table de famille; la loure est une véritable fête; c’est la soirée du montagnard. On vient de loin, la lanterne à la main, pour y assister, et le gracieux tableau de la montagne éclairée pendant la nuit de Noël, que nous montre le poète lorrain de Maisonnette (M. Campaux), se renouvelle plusieurs fois dans l’hiver. On est arrivé; jadis on se réunissait autour de la grande cheminée où brûlait un tronc d’arbre entier qui éclairait et chauffait à la fois l’assistance. Aujourd’hui le luxe, un luxe sain et honnête, a changé de la façon la plus heureuse l'aspect de ces réunions. Au lieu du pin fumant servant de luminaire, ou du heurchat antique pendu à la maîtresse poutre de la chambre, flambeaux pittoresques à coup sûr, mais qui ne donnaient qu’une clarté douteuse, une belle lampe coquettement posée sur la table éclaire d’un jour lumineux les visages réjouis des veilleurs. On va s’en donner et pour longtemps, car la loure se prolonge assez avant dans la nuit. Les sujets de conversations ne manqueront pas. Le village a aussi sa chronique scandaleuse, et la médisance est goûtée partout. On parle donc des absents et combien auront tort ! Les mariages projetés, les unions troublées, les querelles en cours, tout fournit un aliment à la conversation, et Dieu sait si les langues travaillent. Les mains, cependant, ne restent pas inactives; les brodeuses brodent, les fileuses (elles se font rares) filent, les tricoteuses tricotent et les fumeurs fument; car les hommes sont de la fête, et ce sont eux qui apportent, en général, à la conversation son élément élevé. Presque tous ont été soldats, ont voyagé, quelques-uns très loin, et ils aiment à raconter leurs voyages, leurs batailles. On parle des mœurs, des procédés de culture, des industries des pays que l’on a visités, et cet échange d'idées a son importance, car il représente presque toute la vie intellectuelle du village. Le journal, qui pénètre aujourd’hui partout, se glisse aussi dans ces loures ! On le lit; mais ce n’est pas la politique pure qui est le plus goûtée; les récits gais ou tragiques plaisent davantage, et les faits divers ont les honneurs de la soirée. Cependant, quelque amateur a apporté son violon ou sa clarinette; tous les hommes qui sont là ne sont pas graves, toutes les femmes ne sont pas vieilles; on danse donc dans une intimité qui parait être du goût de ces heureux jeunes gens, et après la danse on fera fête aux rasades de vin chaud ou de punch rustique qui accompagnent toujours les loures et les terminent. On se sépare en se promettant suivant la formule de se retrouver bientôt à une réunion pareille et on passe ainsi joyeusement un hiver qui serait autrement insupportable par sa rigueur et sa durée.Quelques localités ont conservé la tradition de fêtes d’un caractère particulièrement original; la plus curieuse est celle des Champs-Golot, qui se célèbre à Epinal le jeudi-saint. Le soir de ce jour, les enfants font flotter sur les ruisseaux de la rue de l'hôtel-de-ville de petits bateaux de toutes formes, sur lesquels ils ont allumé des bouts de chandelles; en même temps ils chantent le couplet suivant : Les champs golot,Les lours relot,Pâques revient,C’est un grand bienPour les chats et pour les chiensEt pour les gens tout aussi bien.La forme de ce couplet en patois est celle-ci :Les champs golot,Les lours relot (ou noyot),Pâque revié,Sot in grand biéPour les geo et les chié.Cela veut dire que la neige commence à fondre, à couler dans les champs, que les veillées sont finies et que Pâques revenant, on pourra manger de la viande interdite pendant le carême, ce qui fera grand bien aux gens et aux chiens ; c’est l’adieu à l’hiver, le salut au printemps. On a voulu tirer l’origine des Champs-Golot d’une légende spinalienne relative à la défense de la Ville d’Epinal contre les Bourguignons, (voir le Mémorial des Vosges des 9 et 11 avril 1884), mais les paroles du couplet ne font aucune allusion à une action de guerre, et pour y voir un souvenir des Bourguignons mis en fuite, on est obligé de remplacer le mot loures ou lours par loups et de supposer que nos ancêtres désignaient leurs ennemis sous ce nom de loups. Il suffira de remarquer que l’usage des Champs-Golot, qui s’est conservé à Epinal existait aussi autrefois à Remiremont, comme le relate M. Richard. Dans cette dernière ville, on appelle faire rochotte aller goûter le lundi de Pâques sur les roches du voisinage, et ce jour du lundi de Pâques prend le nom de Rochotte.Référence : Histoire générale des Vosges page 410/422 par Félix Bouvier.Epinal. Imprimerie E. BUSY, 8, rue d'Ambrail1889