Cour d'assises des Vosges

COUR D’ASSISES DES VOSGES Président : M. Pariset, conseiller à la cour d appel de Nancy. — Assesseurs : MM. Lehmann et Liégeois, juges au tribunal d’Epinal. Jeudi 20 et vendredi 21. — 5° et dernière affaire. TENTATIVE D’ASSASSINAT ET AVORTEMENT. Ministère public : M. Ancelme, procureur de la République. — Défenseurs : Mes Viatte et René Perrout. Accusés : Raymond LÉONARD, 18 ans, domestique ; Eugénie-Caroline HAUDBINE, femme BEGEL, 40 ans, cultivatrice, tous deux à Aydoilles. Audience de l'après-midi. Les témoins (suite). M. Jacques Hilton, employé de commerce à Epinal, a vendu à Léonard le revolver qui a servi au crime. Il le reconnaît parmi les pièces à conviction. Le témoin reconnaît également l’accusé.Mlle Irma Arnoux, brodeuse à Aydoilles, a vu l’accusé arriver chez ses parents le soir du 4 mars. Léonard lui a montré le revolver avec lequel il avait tiré sur M. Bégel. L’accusé a demandé une absinthe et a payé avec une pièce de 5 francs. A son arrivée à la maison Arnoux, l’accusé ne paraissait pas avoir bu.M. Georges Arnoux confirme la déposition de sa sœur. Il ajoute que Léonard a tenu ce propos : « Si je tue Bégel, on me donnera de l’argent. Je partirai ensuite en Amérique avec sa femme. » Mme Thirion, buraliste, a servi à Léonard un paquet de tabac et des cigarettes, le soir de l’attentat. L’accusé a payé avec une pièce de 2 fr. Léonard a montré son revolver et a conté son méfait. « Je veux tuer M. Bégel, qui a essayé de me flanquer un coup de fourche ! J’irai l’attendre sur la route, à son retour d’Epinal, et je l’achèverai ! »M. Louis Clément, ouvrier tuilier à Aydoilles, était au bureau de tabac quand Léonard, fanfaron, a conté son crime. Le témoin a emmené l’accusé dans un débit et a fait prévenir le garde champêtre. Léonard a été désarmé et conduit à la mairie. M. Clément dit que la rumeur publique accuse la femme Bégel ; mais, ajoute-t-il, « ce n’est pas une preuve. » Mme veuve Marchai, brodeuse à Deyvillers, voyant passer Léonard entre deux gendarmes, lui a crié : « Tu en as fait du beau. » Léonard a répondu : « Quand je serai libre, je recommencerai ? » Mme Laporte, négociante à Aydoilles, donne de bons renseignements sur l’accusée, qu’elle considérait comme une femme d’intérieur, économe et laborieuse. Elle a reçu quelques confidences de la femme Bégel. Celle-ci lui a dit notamment : « Quand mon mari est mécontent de ses domestiques, c’est à moi qu’il s’en prend. » Mlle Alma Perrin a vu souvent pleurer la femme Bégel, qui « ne se plaisait pas à Aydoilles et regrettait l’Amérique. » M. Emile Benoît, manœuvre à Aydoilles, a été il y a huit ans au service de M. Bégel. Il a vu maintes discussions et scènes de violences réciproques. « Mais ils causaient en anglais et je n’y comprenais rien. » M. le président observe que les coups n’ont pas de nationalité. « En avez-vous vu porter ? » Le témoin répond par ce seul mot : « Parfaitement ! » M. Charles Parisot a été au service des époux Bégel, avant Léonard. Il dit que ses patrons se querellaient souvent. La femme ne voulait plus rester en France. « Elle n’aimait plus son mari, quoi ! » Le témoin affirme que la femme Bégel lui a proposé, à deux reprises, d’empoisonner son mari. Il avait accepté moyennant mille francs ; mais s’il eût reçu l’argent, il « n’aurait pas marché ! » La femme Bégel renouvelle energiquement sa déclaration du matin.C’est Parisot qui a fait lui-même la proposition, après une scène conjugale.Le témoin lui répond ...cinq lettres !iMme Lempereur sait que la femme Bégel aurait remis 5 fr. à Léonard, quelque temps après l’attentat. Elle n’est pas bien sûre d’avoir entendu M. Bégel recommander à sa femme de « nier tout ». M. Reibel, gendarme en retraite, a procédé à l’arrestation de la femme Bégel. Il affirme que le cultivateur a dit à sa femme : « Tu nieras tout ; tu feras bien attention de ne pas te couper ; tu diras que tu as donné, à Léonard, 15 fr. d’acompte à mon insu. »M. Fauconnet, brigadier de gendarmerie à Epinal, a reçu la plainte de M. Bégel et a procédé à la première enquête. Il a interrogé l’accusée. « Pourquoi, lui dit-il, vouliez-vous faire tuer votre mari ? » — « Parce que je suis trop malheureuse avec lui » a répondu la femme Bégel.L’accusée prétend qu’elle n’a pas saisi le sens de la question. M. Jules Laporte, garde-champêtre à Aydoilles, expose les circonstances dans lesquelles il a procédé à l’arrestation de Léonard. L’accusé n’a pas résisté et a tout de suite fait des aveux. « Il y a longtemps, dit-il au garde-champêtre, que M. Bégel me fait de la misère. Je finirai par le tuer. » M. le dr Ancel a constaté l’avortement. Il en a étudié les causes. Cet avortement est dû aux manœuvres que la femme Bégel a exercées et qu’elle a d’ailleurs avouées. Ces manœuvres sont « criminelles. » L’honorable médecin-légiste estime que l’accusée ne pouvait ignorer son état. Plusieurs autres témoins, notamment un gardien, une surveillante et un cuisinier de la maison d’arrêt, ainsi que deux détenues du quartier des femmes, sont également entendus sur cette question d’avortement. On parle d’une porte munie d’un judas par lequel on aurait vu des choses... Mais, fermons le guichet. L’audience est levee à 6 h. 1/2 et renvoyée à vendredi, 8 h. 1/2 du matin.AUDIENCE DE VENDREDI MATIN M. le procureur de la République soutient l’accusation. Il discute sur les déclarations de Léonard et de Parisot. Il estime qu’elles sont l’expression de la vérité. Il tient pour inexactes les protestations de la femme Bégel.L’organe du ministère public dit que Léonard — apache précoce — a bien agi avec discernement. Il conclut à un verdict affirmatif sur tous les chefs d’accusation. Il ne s’oppose pas à l’admission des circonstances atténuantes en faveur de Léonard et de la femme Bégel.Me Viatte, défenseur de Leonard, fait , valoir la franchise que celui-ci a apportée dans ses déclarations. L’accusé a tout aussi bien dit ce qui lui est nuisible que ce qui lui est utile. Sa sincérité est inattaquable. Il a même visiblement le désir d’alléger les charges qui pèsent sur son ancienne patronne.Le défenseur estime que Léonard n’est pas coupable au point de vue pénal. Ce n’est pas dans son cerveau que l’idée du crime a germé. 11 a été un instrument passif et inconscient , entre les mains perfides de la femme Bégel. C’est l’évidence, c’est le bon sens.A quel mobile, en effet, aurait-il obéi ? Ce n’est pas la haine, ce n’est pas la vengeance qui a pu armer son bras. II n’avait aucun motif de vouloir la mort de M. Bégel. En tout cas, il n’a pas agi dans la plénitude de sa volonté, avec discernement.Me Viatte s’efforce d’établir que la responsabilité entière de la conception du crime doit être attribuée à la femme Bégel. Il invoque l’influence néfaste et certaine de l’accusée sur celui qui n’est encore « qu’un enfant », les aveux de Léonard, les « demi-aveux de la femme Bégel, les témoignages de plus de vingt personnes. Néanmoins le défenseur souhaite que le jury rende la femme Bégel à la liberté. Il fera ainsi un acte de pitié. Mais il devra aussi faire un acte de justice en prononçant l’acquittement de Léonard. Me René Perrout, défenseur de la femme Bégel, estime que, malgré la longueur des débats, l’affaire est restée mystérieuse en ce qui concerne surtout le rôle de l’accusée. Il se propose d’y apporter la lumière, d’établir la vérité, de faire éclater l’innocence de la femme Bégel. Me Perrout conteste que Léonard ait subi l'influence de sa patronne. Léonard nourrissait contre M. Bégel une rancune vivace. Au reste, dans sa première déclaration, le soir même du crime, n’a-t-il pas dit qu’il « en voulait à son maître et qu’il avait voulu le tuer par haine ? » C’est le lendemain seulement qu’il a imaginé la complicité de Mme Bégel. Et cependant sa haine persiste. Il crie à qui veut l’entendre qu’il ne restera pas toujours en prison, qu’il reviendra pour « achever Bégel, qu’il l’aura. » Sournois, vindicatif, s’adonnant à l’absinthe, poussé par sa nature criminelle, son tempérament vicieux, Léonard a seul voulu la mort de M. Begel. Il est d’ailleurs invraisemblable que l’accusée ait pu promettre 20.000 fr. à son domestique. Les époux Bégel ne sont pas aussi riches qu’on se plaît à le répéter. On se figure aussi que la femme Bégel toucherait 25,000 fr. à la mort de son mari. C’est une erreur. Elle a une fillette qui serait l’héritière de son père. Elle n’avait donc aucun intérêt à faire disparaître son mari. Elle aurait promis ce qu’elle ne pouvait pas donner ; elle aurait promis plus qu’elle ne possède ! Eût-elle donc voulu se plonger dans la misère ? C’est inadmissible. Me Perrout insiste sur 1’ « habileté » de Léonard. Il note plusieurs contradictions dans ses dépositions. Puisqu’il est établi qu’il a menti au moins une fois, n’a-t-on pas le droit de supposer qu’il ment d'habitude ? Et toute l’accusation est étayée sur sa version du crime... ! En une émouvante péroraison, très remarquable et très remarquée, Me René Perrout demande l’acquittement pur et simple. « Il y a un doute dit- il, un doute qui doit profiter à l’accusée. Le jury a le droit de juger ; mais il a aussi le droit de pardonner. Il rendra, à sa fille, une mère sans la flétrissure d’une condamnation ». Le verdict. Rendu à 1 h. 15, après 37 minutes de délibération, le verdict est : 1° Pour Léonard, affirmatif sur la question de tentative d’assassinat ; mais le jury déclare qu’il a agi sans discernement. Il n’y a pas de circonstances atténuantes ; elles seraient d’ailleurs inopérantes, étant donné que Léonard a agi sans discernement. 2° Pour la femme Bégel, négatif sur la question de complicité de tentative d’assassinat, affirmatif sur la question i’avortement. Il y a des circonstances atténuantes.Léonard est acquitté ; mais il sera interné dans une maison de correction jusqu’à sa majorité. La femme Bégel est condamnée, pour avortement, à deux ans de prison.
Article publié dans le journal Le Mémorial des Vosges