L'Ondine de la Massière - 30 janvier 1921

L'Ondine de la Massière
Aux confins des territoires de Sercœur et de Dompierre, à proximité de la forêt de Vaudeville, il existe plusieurs sources, peu distantes l’une de l’autre, et dont l’eau, si non pétrifiante, est d’une fraîcheur glacée en été. On les nomme les Fontaines de l'Abîme.Il convient de reconnaître que le ruisseau l'Abîme, qui procède des finages de Fontenay et d’Aydoilles, pour se jeter dans le Durbion en amont de Sercoeur, au lieu dit Entre-deux-Eaux, n’a de cours intéressant qu’à partir de ces sources, dont le jet est surprenant ; ce n’est auparavant qu’un ruisselet indolent, un tracé pres que nul de petites sources initiales situées en tête des deux collines à deux kilomètres à peine des fontaines de l’Abîme.Il est donc à supposer que ce sont ces dernières qui ont donné leur nom au ruisseau qu’elles alimentent. La principale de ces fontaines que les enfants n’approchent qu’avec précaution, est l’objet d’une légende connue au pays, mais dont nous n’avons trouvé nulle trace dans aucun écrit. Elle nous a été narrée jadis par un ancien de bon vieux temps, qui en avait plus d’une dans son répertoire. Comme elle nous a semblé logique, — autant qu’une légende peut l’être, — nous avons cru devoir la reproduire.
Le Comte de Valère, dont le domaine s’étendait à plusieurs lieues à la ronde du castel de Vaudéville aux rives du Durbion et au-delà, avait trois fils : l’aîné et le benjamin furent de preux chevaliers guerroyant, avec leur noble père, au service du Roy, tandis que Pierre, le cadet, taciturne et ombrageux, ne quitta jamais le domaine familial. D’un caractère très doux, presque efféminé, il était la providence des valets et de ses serfs, occupant principalement la colline qui dominait la rive droite du Durbion, aujourd’hui Dompierre (dom Pierre), où le sol, riche, en grande partie inculte à l’époque devint rapidement une source de richesses sous la direction de Pierre.Il y avait au bas de la colline, en deçà du Durbion, un vaste terrain vague, bourbeux, couvert de broussailles et d’ajoncs, impropre à toute culture et implanté aujourd’hui de peupliers ou autres essences similaires qui assainissent ce marécage en même temps qu’ils produisent un effet plus agréable. On le nommait et il s’appelle toujours La Massière.Aux siècles reculés d’où part la légende, ce territoire, propice aux feux follets ou autres artifices dégagés du sol, n’était habité que par une sorte de fée que l’on surnommait l'Ondine ou la Dame de la Massière. On ne l’apercevait que rarement dans ses incantations, mais on connaissait ses maléfices. Et malheur à celui ou à celle qui déplaisait à la sorcière et qui narguait sa puissance do déesse des eaux.
Aux cours des innombrables randonnées que Pierre faisait avec ses amis, soit à la pêche ou à la chasse, dans ses vastes domaines, il aperçut un jour une jeune fille d’une beauté remarquable, se débattant vainement sous les griffes de l’Ondine qu voulait l’ensevelir à jamais au fond de la rivière. Pierre surgit avec ses amis ; ils délivrèrent la demoiselle, au milieu des malédictions de la mégère, qui disparut comme par enchantement. Le soir du même jour, Pierre de Valère installa la rescapée dans un carrosse somptueux, traîné par un fin coursier et conduisit sa protégée au château familial, où il devait l’épouser quelques jours plus tard. A peine arrivée à l’orée du bois de Valère — c’était le seul chemin existant alors — le cheval, conduit par une main invisible, s’en fut s’abîmer dans la grosse fontaine tout proche d’où rien ne sortit jamais.
Depuis, la Fontaine de l’Abîme est réputée n’avoir pas de fond et attirer les imprudents qui l’approchent.
A. CONRAUX. Article publié dans le journal Le Télégramme des Vosges le 30 janvier 1921