Féculeries de l'Est - 9 décembre 1929

Une importante réunion des féculeries de l'Est Mardi matin, à 10 h. 30, en la salle Jeanne-d’Arc, à Epinal, s'est tenue, sous, la présidence d’honneur de M. Raymond Lecoanet, président de l’Union féculière des Vosges et de L’Est, et de M. Eugène Lecomte, conseiller général et président des Féculeries coopératives réunies de Corcieux, tous deux présentés et désignés par l'assemblée, une importante réunion corporative à laquelle étaient représentées quarante-six féculeries (coopératives et particulières) de la région de l’Est.A l'unanimité des délégués présents, la présidence effective de l’assemblée fut confiée à M. Louis Guillon, administrateur de l’Union féculière, l’un des promoteurs de cette réunion, assisté de MM. Perney, féculier à Baudoncourt, et Charles Aubry, président de la Féculerie coopérative de Fraispertuis-Jeanménil.Après avoir remercié les assistants d’avoir répondu si nombreux à l’appel qui leur avait été adressé, M. Louis Guillon lut à l’assemblée le très important rapport suivant :RAPPORT PRÉSENTÉ PAR M. LOUIS GUILLON, Administrateur commercial de l'Union Féculière des Vosges et de l’EstMessieurs,Les cours de la fécule française atteignent depuis quelque temps un taux si bas qu’ils ne vont plus permettre la juste rémunération des planteurs de pommes de terre de notre région de l’Est, spécialisée, dans la culture des variétés dites « industrielles ».La conséquence la plus immédiate de ce triste état de choses sera un étiolement nouveau de l’industrie féculière, par suite de la raréfaction des plantations de pommes de terre qui sera elle-même, génératrice d'un développement plus accentué de l'exode rural, autre cause de la terrible crise que traverse notre agriculture.Nous ne pouvions rester indifférents devant de si angoissantes perspectives nous gens de l’Est, intéressés plus que quiconque à voir se maintenir et se développer une culture adéquate à la situation géographique, climatérique et industrielle de notre région.Notre réunion d'aujourd'hui est donc entièrement justifiée par les événements.Pour lui laisser son caractère vraiment professionnel en même temps que pour l’unité de nos décisions après vous avoir remerciés d’avoir répondu à notre appel — je vous déclarerai à nouveau ce que disait déjà notre convocation, à savoir que nous placerons cet échange de vues bien au-dessus des questions de groupements ou de personne. Nos volontés ne se préoccuperont que d’une chose : la recherche d’une solution à la crise grave que nous traversons, pour le plus grand bien de l’industrie féculière, de l’agriculture, de notre clientèle habituelle et, enfin, de notre défense nationale.Messieurs,Chargé par nos amis de rapporter cette importante question devant vous, de rechercher les causes de cette crise et les moyens propres à y remédier, je vous dirai qu’à priori, il ne m’apparaît pas que la situation actuelle soit surtout le fait de spéculations massives faites à découvert au début de la récolte.Je crois plutôt que ces causes procèdent des faits suivants :1° Les abondantes récoltes hollandaises, de l’année dernière d’abord (qualifiée dans ce pays d’année « record ») et ensuite de cette année très belle encore ;2° La subvention des produits amylacés dérivés du maïs ou d’autres plantes exotiques (telles que le manioc, par exemple), à notre fécule de pomme de terre.En effet, messieurs, les cours bas pratiqués au cours de l’exercice 1928-1929 (récolte 1928) sur le marché français, furent la conséquence des ventes considérables faites par la Hollande, dans les quelques semaines qui précédèrent, chez nous, l’arrachage de la pomme de terre.Vous vous souvenez qu’à ce moment tous les pronostics sur la récolte française faisaient craindre un déficit important. Or, la nature nous trompa et, en quelques semaines, notre récolte se modifia en mieux et dans des proportions considérables.Il était, néanmoins, trop tard, le mal était fait, car, au moment des premières ventes possibles en disponible ou sur les trois d'octobre, il y avait déjà pléthore de marchandise par suite des ventes faites par l'étranger.Malgré les droits de douane actuels, de 70 francs aux 100 kilos, on lutta néanmoins pied à pied, dans les mois qui suivirent, contre un nouvel envahissement de la fécule hollandaise, mais, hélas ! à des prix dont vous avez le souvenir.Cette résistance allait obliger la Hollande à accumuler de fortes réserves (600 à 700000 quintaux) qui ont pesé sur le début de cette campagne 1929-1930, et nous avons été amenés — trop hâtivement à mon sens (mais la crainte qui est quelquefois le commencement de la sagesse, n’est-elle pas souvent aussi la cause des paniques ?) — au prix catastrophique actuel de 165 francs les 100 kilos de fécule, pour la fécule de notre région de l’Est.D'aucuns voudront prétendre, peut-être, qu’actuellement encore nous devrions pratiquer Un prix plus élevé. Autant je me suis personnellement employé à résister aux baisses successives quand je les croyais évitable encore, autant, aujourd’hui, je suis obligé de dire que ce prix de 165 francs, auquel il y a lieu d’ajouter le transport, nous rend difficiles, sinon impossibles, les affaires dans la région du Nord.A ces causes récentes de la baisse, mais déjà suffisantes pour justifier le cri d'alarme que nous poussons vers les pouvoirs publics, doivent s'en ajouter d'autres, plus graves à mon avis, parce que moins accidentelles.En effet, si en un temps d’avant guerre présent à vos souvenirs, la glucoserie et la dextrinerie employaient en France presque uniquement la fécule de pommes de terre, nous avons vu, depuis, cette situation se modifier considérablement par l'emploi, dans ces industries, de produits amylacés dérivés du manioc ou du maïs.Cette concurrence devait compromettre rapidement la prospérité de notre industrie pour devenir un danger sérieux pour sa vie même, en même temps que l'exportation des capitaux nécessaires aux achats de maïs ou de manioc, allait devenir un des éléments du déséquilibre de notre balance commerciale, qui préoccupe si justement ceux qui ont la charge des destinées de ce pays.Pour fixer l'importance de ce remplacement de la fécule de pomme de terre par les produits amylacés extraits du manioc ou du maïs, je peux vous indiquer, certain d’être plutôt en dessous qu’au dessus de la vérité, qu’au cours de la dernière campagne 1928-1929, la féculerie a été privée d’une vente de plus de 300000 quintaux de fécule de pomme de terre, ceux-ci ayant été remplacés par une quantité équivalente d’amidon de maïs.En dextrinerie, dans la même période, il n’est pas excessif de dire qu’une dizaine de mille quintaux de dextrine ont été fabriqués avec du maïs et non plus avec la fécule de pomme de terre.La raison du développement toujours grandissant de l’emploi de l’amidon de maïs, aux lieu et place de la fécule de pomme de terre, provient de l’écart considérable qui existe entre les droits de douane frappant à l'entrée en France le produit amylacé présenté sous forme de fécule de pomme de terre et le produit amylacé entrant sous forme de maïs devant être transformés, en France, en amidon.En effet, alors qu’actuellement 100 kilos de fécule hollandaise paient 70 francs de droit de douane, 100 kilos de maïs en grains ne paient que 10 francs.Me permettant de vous rappeler que 100 kilos environ de maïs sont nécessaires pour obtenir 100 kilos d’amidon de maïs, nous nous trouvons donc en face de cette anomalie : un produit amylacé de provenance de Hollande (la fécule) paie 70 francs aux 100 kilos, tandis qu’un produit amylacé de provenance d’Amérique (entrant en France sous forme de grains de maïs) ne paie que 16 francs aux 100 kilos.Ne cherchons pas d'autres causes au développement bien naturel — et parlons franc — bien légitime, en droit, sur le sol français, d'une industrie étrangère, transformatrice du maïs en provenance de son pays.Si nous ne songeons pas à demander la suppression du régime de liberté commerciale, accordé en France aux citoyens d’autres nations, on admettra cependant qu’il est légitime pour des industries bien françaises de protester contre le régime de défaveur dont elles sont les victimes au profit des ressortissants d’une autre nation, surtout quand les intérêts de ces industries vont de pair avec ceux des producteurs dont la présence à la terre est indispensable à la vie même de la France, j’ai nommé les cultivateurs.Je vous livrerai toute ma pensée et je serai, j’en suis certain, en accord avec vos sentiments personnels quand je dirai que la facture de guerre que nous ont réclamée les Américains est peut-être assez lourde et assez douloureuse pour que les pouvoirs publics ne rendent pas cette dette tout à fait indigeste en nous faisant absorber, commercialement, les maïs du nouveau monde, au détriment des intérêts légitimes de la féculerie française et des paysans de France qui ont déjà réglé, eux, une autre et terrible dette, en sauvant notre pays et l’humanité, par le sacrifice d’un million des leurs.Cette situation périlleuse n’est pas née d’hier, puisque l’assemblée générale de la Chambre syndicale de la Féculerie française réclamait déjà, il y a quelques années — et la situation était loin d’être aussi grave qu'aujourd’hui — le relèvement des droits d’entrée sur le maïs destiné à la glucoserie ou à la dextrinerie.On nous objectera et on ne manquera pas de faire valoir — si ce n’est déjà fait — cet argument au Parlement : que nos réclamations s’écroulent devant le fait que chaque année la production féculière française est insuffisante à la consommation, puisqu’on doit faire appel à l’importation.Ma réponse sera simple : en laissant aller les choses au train où elles vont, nous sommes certains de voir s’amplifier encore cet appel à l’importation des fécules de pommes de terre, tandis que, parallèlement, l’amidon de maïs gagnera encore du terrain sur le marché français des produits amylacés. Car, en effet, Messieurs, après avoir travaillé âprement pendant de longs mois, pour un salaire incertain, qui deviendrait un salaire de famine lorsque — toutes choses au mieux — il se réaliserait, le paysan de chez nous nous abandonnera ses cultures ou bien, misérablement, il se contentera d’une sous-production, représentant l'indispensable à ses besoins personnels.Nous arriverons alors et très vite à ce déséquilibre non plus dangereux, mais mortel, des forces productrices de ce pays, dont parlait, il n’y a pas très longtemps encore du haut de la tribune, notre éminent compatriote, le président Poincaré.Aussi, ce danger, d’une réalité poignante, est la raison même de notre confiance, lorsque nous nous tournons vers les législateurs de ce pays, de tous les législateurs, pour leur demander aide et protection pour nous et pour les producteurs français de pommes de terre.J'ai dit, Messieurs, au début de mon exposé, qu’en dehors des intérêts agricoles, de ceux de l’industrie féculière et de ses dérivés, il y avait en jeu également les intérêts de notre clientèle industrielle, en général.Il est certain, qu’il s’agisse de l'industrie textile (tissages, blanchiments, teintures, apprêts), de nos papeteries, cartonneries, corderies, fabriques de colle, alimentation, etc., etc..., que le législateur verra, comme nous, le risque qui pèserait sur ces industries, si l’étranger devenait le maître d’une matière première indispensable à tant de transformations et de manutentions. Ignorer ce risque serait exposer pour l’avenir une partie importante de l’industrie nationale, utilisant nos produits, au bon plaisir des pays exportateurs de fécule, de maïs ou de manioc, destinés à la fabrication des produits amylacés.S’il prenait fantaisie, à certains de nos adversaires, de vouloir faire accroire à nos législateurs que l’industrie féculière est une cause de vie chère par suite du retrait sur le marché de l’alimentation de quantités importantes de tubercules, il me suffirait de rappeler qu’au contraire, la féculerie est un régulateur puisque les années de disette ce sont nos pommes de terre dites « industrielles » qui apportent à l'alimentation le complément qui lui est nécessaire, alors qu’au contraire, les années da surabondance ou de conservation difficile, notre industrie est le véritable exutoire de la production.Enfin, au point da vue de la défense nationale, la pomme de terre tenant chez nous la place que l’on sait, il est impossible d’en laisser diminuer les plantations.M. de Maillard, notre collègue, ici présent, qui fut attaché technique à l’ambassade de France à Berlin, écrivait dans un récent rapport sur la crise qui nous concerne, rapport présenté aux députés et sénateurs du département de la Haute-Saône et du territoire de Belfort, les lignes suivantes qu’il me permettra de vous citer :« L’Allemagne, dit M. de Maillard, qui aurait capitulé beaucoup plus tôt sans l’importance de ses cultures de pommes de terre, développe de plus en plus cette culture et ses industries annexes : féculeries, distilleries, séchage de pommes de terre. En cas de blocus, la féculerie serait toujours nécessaire à ses nombreuses industries ; l’alcool servirait pour les carburants et les explosifs, les pommes de terre séchées à l'alimentation de ses armées en campagne et de sa population civile. Mais, comme la récolte de pommes de terre est très irrégulière, variant d’una année à l’autre dans la proportion de 1 à 2, le Reich tend à faire produire deux fois plus de pommes de terre qu'il est nécessaire, par la création — dès le temps de paix — de débouchés susceptibles d’absorber la superproduction.« En France, où il n’existe ni une distillerie, ni une sécherie de pommes de terre — tandis que l’Allemagne en compte plus de 2,000 — au moins, faut-il ne pas sacrifier délibérément la seule industrie permettant à la culture de la pomme de terre de vivoter. »Ja suis d’accord avec M. le Maillard.Messieurs, je me résume, m’excusant de me répéter :a) l’envahissement de plus en plus accentué du marché français des produits amylacés, par les fécules, les maïs, les maniocs d’importation, est la cause principale de l’abaissement des cours de fécule indigène ;b) la conséquence la plus directe de cet effondrement est l’impossibilité, toujours plus grande, de payer aux planteurs des prix rémunérateurs ;c) indépendamment des risques exposés, que fait courir à notre clientèle et à la défense nationale l’état de choses actuel, nous constatons que c’est en définitive le cultivateur français, planteur de pommes de terre, qui est, en même temps que nous, la victime directe de la situation que nous déplorons.Nous retenons enfin que c'est la situation lamentable faite de plus en plus à ces planteurs de pommes de terre, petits exploitants auxquels la situation climatérique de nos régions ne permet guère d’autres cultures, qui est et sera de plus en plus, si la crise continue, la cause du développement de l’exode rural, qui met en péril l’agriculture française.Mais, Messieurs, comme il ne suffit pas de voir le mal, il faut le combattre en proposant des remèdes.A mon sens et à celui de ceux qui ont pris l’initiative de cette très importante réunion des féculeries de l'Est de la France, le remède à la situation présente consiste à obtenir des pouvoirs publics, pour application dans le délai le plus court :1° La taxation du maïs en grains à son entrée dans l’usine de transformation.L’importance de cette taxe pourrait être basée, à notre avis, sur les droits de douane sur la fécule à son entrée en France. Celui-ci étant actuellement de 70 francs, il faudrait donc que le maïs, destiné à être transformé en amidon, acquitte un droit de 45 fr.En d'autres termes, le maïs à son entrée en France paierait le droit actuel de 10 francs aux 100 kilos — et de cette façon l’agriculture, qui a besoin de céréale pour l’alimentation du bétail, ne serait pas lésée — plus un droit supplémentaire de 35 francs aux 100 kilos quand il serait transformé en amidon.Ainsi, toutes les matières amylacés seraient soumises au même régime et nous pensons que c'est là une élémentaire justice qui ne peut nous être refusée.2° Exceptionnellement, devant les stocks importants de fécule hollan daise, qui risquent de nous faire connaître des prix plus bas encore que ceux actuellement pratiqués, de porter le droit de douane sur ces importations de 70 à 100 francs, étant entendu qu'en vertu de la demande exposée dans le paragraphe ci-dessus, le maïs destiné à la glucoserie ou à la dextrinerie, verrait, dans ce cas, la taxe supplémentaire le frappant à son entrée en amidonnerie portée à 50 francs au lieu de 35, demandée sur la base actuelle des droits d’entrée de la fécule, soit 70 francs.Messieurs, je termine en vous proposant le vote de l’ordre du jour suivant, qui sera, si vous le décidez, transmis dans le plus bref délai aux pouvoirs publics, ordre du jour que je propose d’autre part de faire appuyer par la Fédération nationale des planteurs de pommes de terre que je constitue demain, à Paris, avec le concours de nombreuses personnalités, de toutes les régions françaises de production de pommes de terre, qui m'ont fait savoir qu’elles répondraient volontiers à l’appel que je leur ai dressé dans ce but.Après une discussion générale à laquelle prirent part MM. Lecomte, de Maillard, Couval-Perrin, Lecoanet, Guéry, Brueder, et après une nouvelle intervention du président, l'ordre du jour suivant a été adopté à l'unanimité moins une voix :ORDRE DU JOUR« Les représentants de vingt-cinq féculeries coopératives et de vingt et une féculeries particulières, des départements des Vosges, Haute-Saône, Meurthe-et-Moselle, Meuse, réunis à Epinal, en la salle Jeanne-d'Arc, le mardi 3 décembre 1929, sous la présidence d'honneur de MM. Eugène Lecomte, président des Féculeries coopératives réunies de Corcteux, et Raymond Lecoanet, président de l’Union féculière des Vosges et de l’Est, et sous la présidence effective de M. Louis Guillon, promoteur de la réunion, assisté de MM. Perney, féculier à Baudoncourt, et Charles Aubry président de la Féculerie coopérative de Fraispertuis-Jeanménil,« Après avoir entendu la lecture du rapport présenté par M. Louis Guillon, administrateur commercial de l'Union féculière des Vosges et de l'Est,« Adoptent les conclusions dudit rapport dont il sera envoyé, le plus rapidement possible, un exemplaire à M. le ministre de l’agriculture, à M. le ministre du commerce, à M. le président de la commission des douanes, ainsi qu'à MM. les parlementaires de tous les départements de l’Est, dans lesquels existe l’industrie féculière,« Mandatent MM. de Maillard, Lecoanet et Guillon pour continuer, en leur nom, avec le concours du bureau syndical si nécessaire, toutes démarches auprès des pouvoirs publics pour obtenir, le plus rapidement possible, le redressement d’une situation périlleuse pour leur industrie et pour les planteurs de pommes de terre de leur région. »Une grande partie de rassemblée demanda ensuite la constitution d’un syndicat professionnel agissant des féculeries de la région de l’Est.Sur la proposition de M. Louis Guillon, à laquelle, en définitive, tout le monde se rallie, il fut décidé que cette constitution serait subordonnée à certaine démarche pour laquelle M. Brueder fut mandaté.Un déjeuner intime au restaurant Viol clôtura cette très importante réunion corporative.
Article publié dans le journal Le Télégramme des Vosges