Tokay 1819, Bollinger 1945, Cos 1921... Est-ce le dîner d'une vie ?

Dans le train qui me transporte à Paris, je médite. Cet état d'esprit fait naître en moi un sentiment : L'admiration. On a tous dans notre cave, un vin que l'on chérit. Ce peut être le vin le plus ancien de notre collection, ou le vin le plus rare, ou le vin acquis dans des circonstances particulières, ou bien encore le vin le plus cher... Bref chacun reconnaîtra la situation qui lui convient le mieux.

Or ce soir, je pense que François ouvre le plus vieux vin buvable de sa cave. Et cette étape n'est pas facile à franchir. Il en faut du courage pour accepter le fait que dans quelques heures le moment tant rêvé sera passé, et fera définitivement parti de la mémoire. Il en faut aussi de l'abnégation pour ouvrir le vin, sans plus se poser de questions. En effet chaque invité amène un ou deux flacons très rares et prestigieux, mais nous savons tous qu'aucun de nous n'est tout à fait à la hauteur de l'enjeu. Mais en même temps, qui d'autre au monde possède encore ce genre de vin ?? Qui d'autre que François est aussi généreux ?

Notre flacon de rêve, on espère tous l'ouvrir dans des conditions idéales. On veut être entouré de telle ou telle personne, on souhaite fêter un évènement précis... Bref il faut que tout soit parfait. Alors nous repoussons à chaque fois le moment, car l'instant parfait n'existe pas. En fait seule notre disposition d'esprit peut être parfaite.

François, lui, a franchi ce pas de géant et il a décidé que ce serait pour ce soir. Je ne sais pas si l'instant est parfait, mais je suis certain, qu'il ne fera pas machine arrière ; Il me rappelle certains initiés qui ont travaillé toute leur vie pour l'accomplissement. Un jour ils sont prêts et rien de ne peut les détourner de leur destinée. En arrivant au restaurant, je vois que François est prêt. Bravo l'artiste et merci !

SALON 1982

J'ai déjà eu la chance de boire cette légende du top 100 Bettane, il y a une dizaine d'années. C'est donc avec excitation que je plonge mon nez dans le verre. Quelle merveille ! Un vrai kaléidoscope de parfums. On reconnait le pralin, le sous-bois, les fruits d'été, les agrumes et même un doux parfum d'edelweiss. En bouche le fruité est colossal, presque sucré, évoquant la pêche et l'abricot. La finale fait un beau retour sur la terre d'origine. Quelle ouverture mes enfants ! 97/100

BOLLINGER 1966

Lorsque François m'a confié qu'il souhaitait ouvrir un Bollinger 1945, je lui ai dit que Juhlin, le célèbre critique, estimait que les deux plus grandes années pour Bollinger étaient 1945 et 1966. Il me semblait donc intéressant d'apporter ce dernier en plus du Cos 1921. Le nez est la perfection de ce bas monde. On pense aux pastels de Degas. Les nuances effleurent le nez, virevoltent comme un tutu ; C'est la première fois que je sens la rose sur un Champagne. La pureté du fruit est inouïe. Les agrumes se mêlent à l'ananas, puis aux fruits de la passion. En bouche, le gaz est d'une jeunesse stupéfiante, comme j'aime. L'orange sanguine, le gingembre, le citron confit et l'écorce passent sur les papilles comme un foulard de soie. Mon dieu, quelle délicatesse. Le Bollinger 59 était le plus minéral de mon palmarès, voici le plus délicat ! 98/100

CHÂTEAU HAUT BRION Blanc 1945

Je vous laisse imaginer la rareté de cette bouteille. La couleur ambrée me fait envisager deux solutions : Soit le vin est mort, soit il est liquoreux. Bingo...

Le nez de miel, de malt, d'amande, de pruneau et de sucre roux, évoque un beau Sauternes. La bouche offre une sucrosité délicate, avec des arômes masculins de tourbe, de cognac, et de liqueur. Il ne fait pas dans la dentelle et impressionne. Je rejoins François et pense comme lui , que l'on ne retrouve pas le caractère " Haut Brion" habituel. Il ne ressemble en rien à ce que j'avais déjà goûté de ce vin, jusqu'aux années 50. Un grand privilège et un beau vin en tous cas. 94/100

CHÂTEAU COS D'ESTOURNEL 1921

La bouteille est superbe, avec un niveau LB. Le nez somptueux est parfaitement préservé. On note du tabac, du jus de civet, du cuir noble, du menthol, de la mûre et de la truffe en nuance. La bouche est une douce liqueur de cerise, de groseille, et de framboise. Quel touché de bouche ! Du velours je vous dis, et un gras d'une suavité qui me fait perde la tête quelques instants. Du fruit, rien que du fruit, et surtout un accord qui touche au divin, comme seul François sait les imaginer. Je n'ai jamais été très sensible aux accords, mais là je dois dire, que je m'incline complètement. La sauce devient vin, le vin devient sauce presque une minute. Je sais que certains me trouveront trop généreux, mais le vin, c'est aussi l'instant, la magie d'un accord... Le temps s'arrête ! 99/100

CHÂTEAU GRUAUD LAROSE 1921

Ce vin n'est pas au programme. C'est la folie d'un convive qui sait que le restaurant possède encore ce flacon et qui veut faire un comparatif. Comment peut on refuser un cadeau pareil ? Le sommelier nous explique que les vins anciens du restaurant n'ont jamais bougé. Lorsque je vois arriver la bouteille, je manque de tomber par terre. L'humidité a fait sont travail sur l'étiquette, mais le niveau est dans le goulot, avec bouchon d'origine !! J'entends encore certains marchands me jurer au grand dieu, qu'un niveau mi-épaule est normal pour un vin de plus de 60 ans. J'ai toujours affirmé le contraire. En voici une magistrale illustration.

La couleur irréelle ressemble à celle d'un Pinot des années 90. Un rubis lumineux capte la lumière et la renvoie en mille feux.

Le nez possède toute la race de sa terre. Droit dans ces bottes, il distille généreusement de doux parfums de groseilles, de framboises épicées, de cèdre et de cuir. La bouche offre une fraîcheur suprenante et plus affirmée que celle du Cos. Mais elle n'a pas la même ampleur, la même folie. La fraise, la fourrure, les petits fruits rouges et le collant du gibier écorché dansent une valse sans fin. J'ai beaucoup moins d'expérience avec ce trop rare millésime, mais j'ose affirmer qu'il botte le postérieur de 1928, et possède encore plus de cachet que 1929. 98/100

VOUGEOT Les Cras 1923 Liger Belair

Dès l'ouverture, on pouvait deviner que ce vin ne saurait être grand. Certes l'aération l'améliore, mais il ne peut donner ce qu'il n'a plus. Le nez des très vieux Pinot peut délivrer des odeurs subtiles de torréfaction, ou un relent plus grossier de vieux café. Ici, c'est malheureusement le deuxième cas. Mais au-delà de ce premier jet, on devine le caramel brun, la fumée, et les fruits rouges très compotés. La bouche n'a plus le velouté unique de mon millésime préféré en Pinot, mais elle raconte encore une jolie histoire de fourrure, de sucre roux et de cassis. Il doit être fabuleux avec un niveau parfait. 86/100

LA ROMANEE 1949 Liger Belair

L'un des Pinot les plus encensés du siècle par Allen Meadows, l'homme qui a bu tous les grands Bourgognes depuis la première moitié du 19ème !! C'est donc une immense dame qui s'annonce...

Le nez, d'une pureté d'école, évoque la crème fouettée à la mûre et aux framboises, le gâteau fourré de myrtilles, puis l'anis et le graphite. On reconnaît les yeux fermés ce terroir très aristocratique, qui ne se livre complètement que si l'on accepte de lui prêter toute son attention.

En bouche, la densité est phénoménale, avec un équilibre qui relève du miracle. La violette, la rose, puis la réglisse et enfin les petits fruits rouges épicés se dévoilent en éventail. Un pinot tellement pur, mais tellement jeune aussi ! J'aimerais pouvoir le boire encore une fois dans 20 ans ... 98+/100

TOKAY 1819

Je suis silencieux. On imagine pas l'émotion qui vous saisit à ce moment là. Je ne sais pas comment François arrive à gérer une telle explosion de sentiments. Ca doit être assez phénomenal dans sa tête à cet instant !!!

Comment est-ce possible ? J'avais bu une fois un 1810, mais il ressemblait plus à une relique qu'à un vin. Ici, non seulement il se boit, mais il est même monstrueux ! Aucun vin jeune ne peut donner une gamme aromatique aussi biblique ! Et cette couleur acajou, que c'est beau !

La pomme d'amour, la tatin très caramélisée, le thé à la menthe fraîche, le rhum vanille, mais aussi le safran et la douce noix d'un vin de paille jaillissent du verre comme un feu d'artifice du 14 Juillet. Wowww!!!!

La bouche est encore plus puissante que le Chypre 1845. La charge d'alcool frappe la langue comme le boulet d'un canon. La sucrosité délicate associée au havane, à l'orange sanguine et au curcuma donne un vin totalement unique, point par point à la hauteur de l'enjeu. Il est absolument parfait pour lui même, alors quand s'ajoute à cela, la dimension historique, on ne sait plus si la note se justifie encore. Y a t'il une touche divine dans cette boisson qui ne semble pas vouloir mourir, ni même décliner d'un poil après des heures ?

Si ce vin est Français, et s'il vient de Provence, en particulier de La Ciotat, je suis encore plus ému, car cette ville m'accompagne de près depuis mon plus jeune âge. Merci à tout jamais. 100/100

BOLLINGER 1945

La couleur est saisissante, on dirait un Champagne des années 70. Le nez puissant est d'une virilité qui me désarçonne... Le cuir, le bouillon de poule, la fève de cacao, le tabac, la cacahuète et même la fourrure envahissent les narines comme une épaisse fumée. La bouche est pesante comme du plomb fondu. Le gaz discret, mais bien là, permet le miracle de l'équilibre. C'est aussi une incroyable extraction de craie, de magnésie qui s'étale sur la langue et qui donne une jeunesse irréelle au vin. Puis à nouveau une touche virile de cognac, de peau de gibier, et enfin le citron confit et le gingembre qui clôture ce "bal de fin d'année". Un Champagne devenu introuvable, avec un cachet inoubliable de mâle qui sait aussi être tendre et candide ! 99/100

Je ne sais pas ce qu'on peut encore ajouter à ce festival unique... Les vins parlent d'eux-mêmes, alors je propose d'arrêter là et de me taire. Laissons ce moment raisonner à tout jamais dans l'éternité...