1794 - Une épidémie bien étrange fait près de 30 morts à Cailly, Saint André et Pibeuf.

L'hôtellerie de la poste à "André sur Cailly"

Le rapport de Gamare et Gosseaume
(extrait -ADSM))

Alors qu’à Paris règne la Terreur, l’administration révolutionnaire du district de Rouen est interpellée par des habitants de Saint-André sur Cailly qui demandent de l’aide pour faire face à une étrange épidémie qui frappe les habitants du Canton depuis le début de ventôse an 2 (fin février 1794).


Karl Feltgen et Michel Lucien ont mené leur enquête


Alors qu’à Paris règne la Terreur et que les arrestations et les exécutions s’enchaînent, le canton de Cailly semble avoir d’autres préoccupations. Le 25 ventôse de l’an 2 (15 mars 1794), alors même que Robespierre menace à la tribune de la Convention, le citoyen Marin Morel, cultivateur dans la commune de Pibeuf, écrit aux Citoyens administrateurs du district de Rouen pour leur demander de stopper une épidémie qui a déjà fait plusieurs victimes dans la commune d’André sur Cailly (le Saint n’étant pas à la mode révolutionnaire) et qui touche encore de nombreux malades à Pibeuf et Cailly.

Sans perdre de temps, ce même jour, le conseil général de l’administration révolutionnaire du district de Rouen désigne deux officiers de santé pour faire le point sur l’épidémie en cours et proposer les conseils sanitaires appropriés. Il est important de signaler que cette épidémie intervient dans une période au cours de laquelle, la Révolution ayant fait table rase des institutions de l’Ancien Régime et des Facultés, l’enseignement et la réglementation de l’exercice de la médecine sont totalement désorganisés. La pratique de la médecine est alors pratiquement accessible à tous. Néanmoins, il semble que ce soient deux médecins réputés qui sont envoyés dans le canton de Cailly : Jean Jacques Gamare, ancien chirurgien de l’Hôtel-Dieu, ci-devant Premier chirurgien du Collège des chirurgiens de Rouen, et Pierre Gosseaume, médecin en chef de l’Hospice Général de Rouen. Rien de moins !

Le 26 ventôse (16 mars) ces deux officiers se santé se rendent à André sur Cailly et descendent à l’hôtellerie de la poste chez la citoyenne Gamare. C’est justement chez cette citoyenne que venaient d’avoir lieu deux décès. Le 8 ventôse (26 février), elle avait perdu sa fille Thérèse, âgée de 15 ans et le 24 ventôse (14 mars), c’est un de ses domestiques, faisant office de postillon : Adrien Sauteur, célibataire de 33 ans, qui était décédé. Le 16 ventôse (6 mars) était également décédé Pierre Provost, célibataire de 24 ans qui avait était ramené de l’hospice militaire de Rouen pour mourir chez ses parents (le père étant marchand tondelier). Il est à noter que ce jeune homme avait également été postillon chez la citoyenne Gamare.

Malgré le mauvais temps et les chemins difficiles, les deux officiers de santé envoyés par le district révolutionnaire optimisent le temps passé sur place. Ils se rendent dans les différents foyers où des malades, plus ou moins mal en point, leur sont signalés, tant à St André sur Cailly, qu’à Pibeuf ou Cailly. C’est dans ces deux derniers bourgs qu’ils rencontrent l’officier de santé local qui est en fait le chirurgien de Cailly : Jacques Antoine Le Cordier (1755-1796), reçu chirurgien en 1788. C’est lui qui, jusqu’alors, a administré les premiers soins. Dans un rapport adressé au conseil général de l’administration révolutionnaire du district, voici ce que les deux officiers de santé nous en disent :

« Nous avons pris avec le citoyen [Cordier] de nouveaux enseignements sur la nature de la maladie régnante et sur le traitement par lui employé. Nous lui avons communiqué fraternellement nos vues à ce sujet et ne pouvant que nous applaudir de la bienveillance qu’il nous a témoigné et de l'honnêteté avec laquelle il a bien voulu nous entendre. »

L’épidémie a nécessité un échange de vue et une collaboration entre le chirurgien Le Cordier et les émissaires du district :

« Dans tous les endroits nous avons donné aux malades les conseils que nous avons jugés convenables, et avons communiqué sincèrement au citoyen Cordier nos idées sur les principes de ces maladies, sur leur nature et sur leur traitement qu’elles nous paraissent réclamer. »

Quant aux causes prédisposantes de l’épidémie, voilà ce qu’en pensent les deux médecins rouennais :

« Les causes de cette maladie nous paraissent généralement tenir à la disposition de la saison et en particulier à la nature très humide des lieux intéressés. Nous n’avons presque pas eu de gelées pendant l’hyver et depuis long tems il règne une température chaude et souvent humide, la disposition la plus favorable à l’altération des humeurs, à l’affaiblissement de la fibre et au développement des maladies populaires. (…).

Souvent des affections morales, des peines, des chagrins, la misère etc. donnent lieu à de pareilles maladies ; mais il est digne de remarque que la détresse ici ne doit être comptée pour rien : tous les malades sans exception que nous avons visités se trouvent au moins dans une honnête aisance. »

Quant à la nature exacte de cette maladie régnante, le médecin d’aujourd’hui a quelque peine à la déterminer. Parmi les symptômes relevés chez plusieurs malades, on note : de la fièvre, des maux de tête, un mal de gorge, une éruption cutanée. Certains malades présentent des escarres, des coliques, une fluxion (probablement une infection pulmonaire), voire des délires.

Nous ne sommes évidemment pas face à la peste qui a disparu de Normandie depuis la fin du XVIIe siècle ni face au choléra qui n’apparaîtra qu’en 1832. Aucune épidémie d’ampleur n’est connue en Normandie à cette période. Dans d’autres régions, on note bien des épidémies de typhus à Nantes, de typhoïde à Douai ou encore de dysenterie parmi les soldats qui participent à la terrible guerre de Vendée. Mais les symptômes décrits chez les malades du canton de Cailly ne semblent pas permettre d’évoquer ces maladies. N’aurait-on pas affaire à une épidémie de scarlatine qui peut allier angine, fièvre et éruption cutanée ? Il est difficile de le dire.

Mais que préconisent les médecins rouennais pour lutter contre l’épidémie ? Renouveler l’air et le purifier par l’action du feu et par la vaporisation de vinaigre ; éviter le partage des chambres, linges et objets personnels utilisés par les malades. Quant au traitement, la saignée n’est pas recommandée. Un émétique (= vomitif) ou un cathartique (= purgatif) en lavage sont à privilégier. Des boissons « légères, acidulées, peu chaudes, prises en petite quantité chaque fois et souvent répétées », aiguisées par le nitre (nitrate de potassium) ou le tartre stibié (tartrate double d’antimoine et de potassium utilisé comme vomitif). Pour la nourriture : « des prises éloignées de bouillon léger additionné avec des plantes potagères, l’oseille, le cerfeuil, la poirée. ». Dans certains cas évolués on pourra joindre aux boissons quelques cuillerées de décoction d’écorce du Pérou (= quinquina).

Nous nous arrêterons là dans la longue liste des différents traitements proposés, pour dire simplement que les médecins de l’époque restaient excessivement fidèles à la médecine hippocratique dont les préceptes dataient des Ve et IVe siècles avant JC. La révolution médicale du XIXe siècle restait encore à faire.

Les médecins rouennais ont rédigé leur rapport le 27 ventôse de l’an 2 (17 mars). Or il semble que leur venue n’a pas permis de juguler totalement l’épidémie. On note en effet qu’à St André sur Cailly, le curé, Pierre Ravette, 69 ans, décède le 4 prairial (23 mai). Le 11 messidor (29 juin) c’est l’enfant Legrand qui décède, âgé de 11 ans. Et les 5 et 9 fructidor (22 et 26 août), ce sont les deux enfants de François Goueslain et de Marie Catherine Renaudel qui décèdent successivement, âgés de 3 et 6 ans.

A Cailly, c’est la citoyenne Renoult, femme de Pierre Blangrenon, qui décède le 28 germinal (17 avril) ; le jeune François Simon, 18 ans, décède le 24 floréal (13 mai) ; le 9 prairial (28 mai), c’est au tour du jeune Pierre Gueslin, 25 ans. Le 22 prairial (10 juin) c’est Pierre Simon, 45 ans, qui décède, suivi de près sa fille de 18 ans qui meurt le 29 prairial (17 juin). Entre le 14 juillet et le 1er août 1794, ce sont encore 6 enfants de moins de 3 ans qui meurent successivement à Cailly. Au cours du mois d’août on relève encore 4 décès dont Marie Ratiéville, 34 ans, femme de l’aubergiste de Cailly suivie une semaine après de sa fille âgée de 9 ans.

Au total une épidémie a bien frappé le canton en l’an 2. On observe en effet un pic de mortalité à Cailly en 1794 (25 décès au total contre une moyenne de 8.5 décès annuels dans les 4 années précédentes). Il en est de même à St André qui compta 10 décès en 1794 contre 6 en 1793 et 7 en 1795.

Quant à la nature exacte de cette épidémie passagère, elle nous restera probablement à jamais inconnue.




Auteur : Karl Feltgen

Sources de l'ADSM et transcription : Michel Lucien