17. De la réunification à la libéralisation

La chute de Saïgon et la chute de la guerre suscitent l'espoir au sein d'une partie de la population du Sud, lassée à la fois de la guerre et de la corruption du régime sudiste. Mais, très rapidement, les Nord-Vietnamiens imposent leur autorité, réduisant les ministres du Gouvernement révolutionnaire provisoire, officiellement au pouvoir au Sud, à un rôle figuratif. La «concorde et la réconciliation» promises pour l'après-guerre se traduisent dans les faits par des cours et des camps de rééducation, qui ne sont pas réservés aux seuls collaborateurs du régime sudiste: de nombreux cadres du FNL, soupçonnés d'avoir été trop longtemps influencés par «la culture occidentale bourgeoise et décadente», sont également arrêtés. Selon les ONG, plusieurs centaines de milliers de personnes (le chiffre de 700 000 est avancé) auraient transité par les camps de rééducation. Le FNL est par la suite fusionné avec le Front de la Patrie du Viêt Nam. En novembre 1975, une conférence consultative politique réunit les dirigeants du Nord et du Sud pour décider de l'organisation des élections d'une assemblée nationale pour le Viêt Nam réunifié. Les députés de l'Assemblée nationale vietnamienne sont élus en avril 1976: le 2 juillet, le Viêt Nam est officiellement réunifié sous le nom de République socialiste du Viêt Nam. Hanoï, de capitale du Nord Viêt Nam, devient celle du Viêt Nam unifié; l'ancienne capitale sudiste, Saïgon, est quant à elle rebaptisée Hô-Chi-Minh-Ville.

Le Parti des travailleurs annonce son intention de mener dans tout le pays une «triple révolution», culturelle, idéologique, mais aussi scientifique et technique. En décembre 1976, le 4e congrès du Paris, qui reprend pour l'occasion son nom d'origine de Parti communiste vietnamien (PCV), affiche une ligne prosoviétique, annonce son intention de créer «un homme nouveau» sous le «régime du maître collectif socialiste» et prône le retour à la campagne d'une grande partie des villes et des régions surpeuplées. Des populations - dans des circonstances infiniment moins dramatiques que la politique menée par les Khmers rouges au Cambodge voisin, mais néanmoins sous la coercition - sont déplacée à la campagne, dans des régions parfois hostiles. Des cadres qualifiés, mais ayant travaillé sous l'ancien régime, sont évincés des postes à responsabilité au profit de bureaucrates communistes souvent moins compétents. Les cours hebdomadaires de propagande politique deviennent obligatoires. Dans la deuxième moitié des années 1970, alors que la pays traverse de très graves difficultés économiques au sortir de la guerre et que la radicalisation du régime se poursuit, la fuite des populations s'accélère. Environ trois millions de personnes quittent le Viêt Nam au fil des années: pour la seule année 1979, 250 000 «boat-people» fuient le pays, dans des conditions parfois dramatiques. Sur le plan intérieur, un plan quinquennal est lancé pour collectiviser à marche forcée des terres agricoles du Sud est lancée; la collectivisation est cependant hâtive et les résultats économiques ne sont pas à la hauteur. Ce n'est qu'en 1980 que le Viêt Nam réunifié adopte sa nouvelle constitution, qui présente le Parti communiste comme «la force unique qui dirige l'État et la société». En 1977, la République socialiste du Viêt Nam est admise à l'ONU. En 1978, le Viêt Nam rejoint le Conseil d'assistance économique mutuelle, l'organisme de coopération économique du bloc de l'Est. Assez vite, les dirigeants se rendent compte que la socialisation à marche forcée de l'ancien Sud Viêt Nam n'a pas produit les résultats escomptés. L'année 1979 marque le début de la prise de conscience par les autorités des difficultés économiques du pays; à partir de l'année suivante, les petites entreprises privées, bien que non reconnues par la loi, sont de nouveau tolérées au Sud.

Au niveau régional, le Viêt Nam s'impose comme une puissance dominante en mettant le Laos voisin, où les communistes ont également pris le pouvoir, sous son influence. Au Cambodge, au contraire, les relations avec le régime des Khmers rouges se dégradent immédiatement; Pol Potexpulse en effet les minorités vietnamiennes et ambitionne d'annexer l'ex-Kampuchea Krom, considéré comme le berceau des Khmers. À noël 1978, l'hostilité entre les deux pays débouche sur un conflit ouvert: le Viêt Nam envahit le Cambodge, renverse en deux semaines le régime du Kampuchéa démocratique et installe un nouveau régime communiste, la République populaire du Kampuchéa. L'Asie du Sud-Est devient ainsi un front de la rivalité sino-soviétique, le Viêt Nam étant soutenu par l'URSS et les Khmers rouges par la Chine. Quelques semaines plus tard, la Chine attaque le territoire vietnamien en représailles pour son invasion du Cambodge; le conflit avec la Chine ne dure que quelques semaines et s'achève par le retrait des troupes chinoises, chacun des deux camps revendiquant la victoire. De leur côté, les Khmers rouges, la droite cambodgienne et les partisans de Sihanouk reprennent le combat contre les troupes d'occupation vietnamiennes; le Viêt Nam, en sus de ses graves difficultés économiques, se trouve pris dans un conflit cambodgien coûteux, qui lui vaut de surcroît l'isolement international.

Le Viêt Nam suit, durant une décennie, une ligne communiste rigide, sous l'influence de Lê Duẩn, secrétaire général du PCV, et des autres «idéologues» comme Lê Đức Thọ et Trường Chinh. Le camp conservateur tient les rênes du pouvoir au détriment des «pragmatiques» plus modérés, comme le premier ministre Phạm Văn Đồng ou le général Võ Nguyên Giáp. En 1982, lors du 5e congrès du Parti, la ligne orthodoxe est renforcée et plusieurs modérés, parmi lesquels Giáp et l'ancien dirigeant du FNL Nguyễn Văn Linh, sont écartés du bureau politique.

La situation économique du Viêt Nam, en partie à cause du fardeau du conflit cambodgien, demeure très préoccupante, le soutien de l'URSS ne suffisant pas à combler les manques. En 1980, le Viêt Nam est l'un des pays les plus pauvres de la planète. En 1985-1986, le pays connaît une période de récession, notamment en raison d'une réforme monétaire malheureuse qui entraîne une très forte inflation, suscitant le désordre économique et le mécontentement social. La dette extérieure du Viêt Nam est de 1,9 milliards de dollars et son budget est en déficit permanent.

Lê Duẩn meurt en juillet 1986; en décembre de la même année, le Parti communiste vietnamien tient son 6e congrès, qui marque une étape décisive dans l'évolution idéologique. Phạm Văn Đồng, Lê Đức Thọ et Trường Chinh, évoquant leur grand âge, se retirent du bureau politique. Nguyễn Văn Linh est élu secrétaire général du Parti: soutenu par les réformistes, il prône le Đổi mới («le changement pour faire du neuf»), une ligne réformatrice qui suit de peu la perestroïka soviétique. Un ensemble de mesures sont prises pour libéraliser l'économie et, dans une certaine mesure, la vie intellectuelle. En 1987, il invite les intellectuels à s'exprimer librement. La ligne conservatrice entrave cependant la mise en œuvre de certaines directives du Đổi mới et les quelques revues apparues à la faveur du relatif vent de liberté sont vite contraintes à fermer. Les changements économiques, si leur ampleur demeure limitée, n'en sont pas moins réels: la loi sur l'agriculture de 1987 garantit aux familles le droit à l'usage des sols pour une longue durée ainsi que celui de leur cession, ce qui marque la fin de l'agriculture collectivisée et planifiée. Les investissements étrangers au Viêt Nam font l'objet de l'une des législations les plus libérales de l'Asie du Sud-Est. L'arrêt du soutien financier soviétique contribue à pousser le Viêt Nam de se retirer du Cambodge: les dernières unités de l'Armée populaire vietnamienne quittent le pays en 1989, mettant un terme à l'une des principales causes de l'isolement diplomatique du Viêt Nam. Les réformes économiques amènent par ailleurs des Việt Kiều (membres de la diaspora vietnamienne) à revenir au pays, les autorités vietnamiennes encourageant désormais leur retour.

En 1988, le secteur familial privé est reconnu. Les subventions des entreprises étatiques sont supprimées et, au nom de la rentabilité, des charrettes de licenciements qualifiés officiellement de «mises à la retraite» touche le secteur public. La fin du bloc de l'Est et la perte d'influence de l'URSS, qui prive le Viêt Nam de son principal protecteur et renforce son isolement international, pousse le gouvernement vietnamien à faire le choix de l'ouverture. Le 7ème congrès du PCV, en juin 1991, maintient le cap sur l'efficacité et la rentabilité et le gouvernement vietnamien proclame désormais son souhait d'être «ami de tous les pays de la communauté internationale dans la lutte pour la paix, l'indépendance et le développement». Les relations avec la Chine sont normalisées la même année. Au début des années 1990, le Viêt Nam réduit son inflation et atteint progressivement une bonne santé économique: en 1992, une nouvelle constitution est adoptée, qui stipule que «L'État développe une économie marchande à plusieurs composantes [secteurs d'État, coopératif et privé] suivant le mécanisme de marché géré par l'État selon une orientation socialiste». 2 000 entreprises d'État sont fermées. En juillet 1993, les États-Unis mettent fin à leur veto aux transactions financières des organismes internationaux avec le Viêt Nam. Le pays devient une destination touristique appréciée. Malgré la dette de 145 millions de dollars du Viêt Nam, le FMI reprend son assistance financière au pays. Le président Clinton lève en 1994 l'embargo commercial américain contre le Viêt Nam; l'année suivante, le Viêt Nam et les États-Unis rétablissent leurs relations diplomatiques. Le pays rejoint également l'ASEAN. Le Viêt Nam devient le deuxième exportateur mondial de riz et réduit de manière spectaculaire son taux de pauvreté.

La libéralisation économique ne va cependant pas de pair avec l'accroissement des libertés politiques, et la nomenklatura communiste se réserve une large part des retombées financières du «miracle économique vietnamien». La corruption demeure très présente et, dans les années 1990, 80% des personnes emprisonnées pour «crime économique» sont des membres du PCV. Alors que le PCV, parti unique, conserve le monopole du pouvoir, l'expression publique demeure très surveillée; les groupes religieux sont parmi les plus actifs pour réclamer davantage de liberté d'expression, la pratique religieuse connaissant un regain dans le pays. L'économie du Viêt Nam demeure par ailleurs modeste à l'échelle régionale et la crise asiatique de 1997 contribue à révéler ses fragilités. 1997 est une année de triple crise pour le Viêt Nam: outre la crise économique régionale, le pays est marqué par plusieurs scandales financiers et par le soulèvement des paysans de la province de Thái Bình qui protestaient contre la corruption et réclamaient une meilleure distribution des fruits de la croissance. Le Viêt Nam connaît alors une pause économique, pendant laquelle sont prises de nouvelles réformes, qui renforcent et structurent l'économie privée naissante et abolissent des monopoles d'État. Le 9e congrès du Parti, en 2001, confirme le choix d'une «économie socialiste de marché» et de la cohabitation entre une libéralisation économique et un régime politique autoritaire. En 2007, le pays devient membre de l'OMC. Le Parti continue de contrôler la vie politique du Viêt Nam mais doit désormais se montrer attentif aux changements sociétaux d'un pays en pleine évolution.