Les devinettes poétiques de Hue, au Centre du Vietnam

Jadis à Huê, il y avait un loisir très intéressant et savant. C’était un jeu d’argent intellectuel, pour lequel les joueurs, en général des lettrés de la capitale, devaient valoriser leur connaissance et leur présence d’esprit. Parfois, quelques petits gens peu instruits participaient également à ce jeu d’argent littéraire comme s’ils voulaient, à travers le pur hasard, «concurrencer» les lettrés qui se prenaient pour l’élite de la société. Ce jeu est appelé les devinettes poétiques-Tha tho.

Ces devinettes poétiques étaient en réalité un jeu d’argent littéraire. On les appelait Tha tho (devinettes poétiques) ou encore Danh tho (jeu poétique) en faisant référence au jeu d’argent. Huê est une terre de la littérature et des arts martiaux. C’est là sont nés des grands poètes vietnamiens. C’étaient eux qui ont offert à la littérature huéenne des vers éternels. Et c’étaient toujours eux qui se passionnaient de ce jeu d’argent original.

L’intérêt de Tha tho-devinettes poétiques, c’est que les lettrés s’amusaient avec la littérature. Le gagnant de ce jeu avait une double joie: il se réjouissait d’avoir gagné de l’argent et d’avoir pu prouver aux autres son talent et ses connaissances profondes. Cependant, le créateur aimait à taquiner capricieusement les mortels. Quelquefois, les gens peu instruits mais qui aimaient singer la société mondaine étaient les gagnants. Ils gagnaient grâce à la chance, à leur esprit paradoxal. Alors que les lettrés, ayant trop de confiance en leur talent et en leur déduction, perdaient au jeu, voire se décavaient.

Les organisateurs de ces devinettes poétiques-appelés les banquiers, étaient en général des lettrés pauvres, qui souhaitent gagner de l’argent par leur connaissance, tout en s’amusant et cherchant de nouveaux amis lettrés de quatre coins du pays. Ces devinettes poétiques étaient organisées tous les quelques mois, à la demande des amis du banquier ou tout simplement pour qu’il se désennuye. Mais il y avait également des banquiers professionnels. Ils étaient des hommes ayant une humeur aventurière, qui se déplaçaient dans tout le pays. Ils étaient soit tout seul, soit avec leur femme ou leur amante. Ils demandaient à se loger dans la résidence ou dans le bureau des autorités locales pour organiser les devinettes poétiques. Une fois ce jeu fini, ils se dirigeaient dans une autre localité.

Les devinettes poétiques à Huê étaient souvent organisées dans la résidence des seigneurs, des princesses ou dans les parnasses où fréquentaient les amoureux de ce jeu d’argent littéraire. Mais les devinettes poétiques les plus attirantes étaient organisées sur la rivière des Parfums. En pleine nuit, des barques étaient regroupées, pour pouvoir transporter quelques dizaines de personnes. Sur ces barques, on préparait du vin, du thé, des fruits et une troupe de chanteuses qui présentaient la musique traditionnelle huéenne. Quelquefois, pour se souvenir du Nord-le berceau des airs folkloriques Quan Ho, pour se rappeler des nuits où ils écoutaient les chants A Dao en fumant de l’opium, les mandarins d’origine du Nord ont invité les chanteuses A Dao dans ces barques.

Le banquier étendait la natte sur la barque centrale. Il allumait quelques lampes à huile d’arachide pour éclairer cette nuit de devinettes poétiques, puis il ouvrait le sac contenant les devinettes poétiques et en choisissait une. Les musiciens jouaient un air du Nord. La nuit de devinettes poétiques était ainsi ouverte, dans une ambiance animée.

Pour cette nuit, le banquier a dû dépenser des mois de préparation. Il fouillait les anciens livres, choisissait des recueils de poèmes de célèbres poètes chinois et vietnamiens, puis les lisait lentement et attentivement. Il lisait ces poèmes tous les jours, choisissait les meilleurs vers et les notait dans un carnet. A côté de ces vers, il notait également les mots utilisés pour les devinettes. Il s’agissait des mots ayant la même fonction grammaticale du mot enlevé mais ayant des sens différents. Chaque mot donnait au vers un sens différent. Par exemple, on choisissait un vers d’un poème chinois Bach nhat y son tan... et le mot enlevé, c’était «tan». Le banquier écrivait à côté de ce vers des mots remplaçant: lac, xuat, nhap...

Une fois que le carnet soit rempli de vers choisis, le banquier ne fouillait plus les livres. Il réfléchissait au sens de chaque mot, de chaque vers et triait les vers les meilleurs et les plus difficiles pour les futures devinettes poétiques. Le banquier faisait acheter du papier au marché et le couper en morceaux de forme rectangulaire, longs d’un empan et larges de deux phalanges de doigt. Le papier utilisé était un papier grossier blanc, que les vieux maîtres d’école enseignant les caractères chinois utilisaient pour copier les passages. Malheureusement, ce genre de papier était facile à se déchirer. Ainsi, les banquiers professionnels ou ceux qui envisageaient de garder les devinettes poétiques comme un souvenir devaient chercher au marché Dong Ba du papier de rhamnoneuron fabriqué au Nord. Ce papier était à la fois pulpeux et tenace, pouvant ainsi réutiliser dans deux ou trois devinettes poétiques. Car, les mains des joueurs ayant de la sueur à cause des suspens et qui froissaient le papier à chaque réponses abîmaient rapidement les morceaux de papier.

Le banquier écrivait sur un morceau de papier un vers dont un mot avait été enlevé. A la place de ce mot, on dessinait un cercle. Par exemple, le vers Tich nhan di thua hoang hac khu, était écrit ... nhan di thua hoang hac khu et un cercle apparaissait à la place du mot Tich. Ce vers serait ainsi déclamé: Vòng (qui signifie «cercle» en vietnamien) nhan di thua hoang hac khu. Puis, le banquier proposait les mots remplaçant: thu, bi, tich, co, kim. Au bout du papier, le mot enlevé était écrit par le banquier: Tich. Ce morceau de papier était enroulé et le mot enlevé était ainsi caché. Les joueurs ne voyaient que le vers et les mots remplaçant. Ils choisissiaient un mot remplaçant et déposait une mise pour ce mot. Avec une ligature de sapèques misée sur le bon mot, le joueur gagnerait trois ligatures.

Le banquier possédait un sac contenant quelques centaines de vers poétiques enroulés dans des morceaux de papier. Pour les banquiers professionnels, comme ils n’aivaient pas assez de temps pour préparer ces vers, ils les achetaient. On racontait qu’à Huê, les banquiers achetaient souvent ces vers de deux résidences des princes Tuy Ly et Tung Thien. Ces deux princes du roi Minh Mang étaient à l’époque les étoiles brillantes de la poésie vietnamienne. Dans les devinettes poétiques, les banquiers avaient plusieurs intrigues. Ils cherchaient des poèmes de grands poètes comme Mien Tham, Mien Trinh, Mien Ao, Cao Ba Quat, le roi Tu Duc..., mais ils choisissaient les poèmes moins connus pour ces devinettes poétiques. Il arrivait aussi qu’ils prenaient un vers d’un feu poète et changeaient quelques mots de ce vers. Ces mots avaient la même fonction grammaticale et le même sens du mot original mais ils n’étaient pas aussi beaux. Cette intrigue était utilisée pour faire face aux joueurs ayant des connaissances profondes. Ces derniers étaient des talentueux dans la poésie et ils apprenaient par cœur de nombreuses œuvres littéraires. Comme ils avaient trop de confiance en eux, quand ils choisissaient le mot remplaçant, ces joueurs préféraient les mots propres en négligeant les mots vulgaires. Il résultait alors que les petits gens peu instruits et ayant un esprit paradoxal, qui évitaient les mots choisis par de nombreux joueurs et qui ont misé sur les mots que personne n’avait choisi, ont gagné alors que plusieurs lettrés ont perdu. Dans ces cas, les joueurs demandaient à voir le texte original. Mais à malin, malin et demi. Le banquier l’avait prévu. Il avait préparé une intrigue pour faire face à cette situation. Jadis, on utilisait la xylographie ou la gravure sur pierre dans l’impression des livres dont les pages étaient cousus par le fil. Ainsi, le banquier faisait graver de fausses plaques d’impression, suivant le modèle du livre qui contenait le poème original. Dans ces fausses plaques, il modifiait quelques mots et ensuite, le faux poème était imprimé, remplaçant le vrai poème. Quand les joueurs demandaient à voir le texte original, le banquier riait en dessous et ouvrait le livre original aux joueurs, tout en lisant à haute voix les vers du poème. Les joueurs ne pouvaient, à ce moment-là, se lamenter et reprocher au feu poète d’avoir ironiquement utilisé les mots. Mais cette intrigue était guère utilisée, car dans la conscience du banquier et des joueurs, les apparences et le respect de soi-même ne permettaient pas à ceux-ci de tricher au jeu. Le banquier ne recourrait à cette intrigue que s’il avait de la mauvaise fortune, qu’il avait perdu tout son argent dans ce jeu d’argent littéraire. Il devait alors recourir à cette intrigue pour récupérer un peu d’argent pour pouvoir continuer ce jeu très intéressant.

Les joueurs avaient, eux aussi, plusieurs stratagèmes. Ils participaient à ce jeu grâce à leurs connaissances littéraires, à leur intelligence, à leur esprit de déduction mais aussi aux stratagèmes. Dans les devinettes poétiques, le banquier amenait souvent avec lui une femme. Celle-ci pouvait être soit sa femme, soit son amante, qui l’aiderait à déclamer les vers, à compter de l’argent et les joueurs profitaient de ce «point faible». Les femmes n’étaient pas très discrètes et profondes. Après avoir déclamé un vers et qu’elles voyaient un joueur miser une grosse somme dans le mot enlevé, elles sursautaient et leurs inquiétudes se voyaient sur leur visage. Un joueur lucide, en observant la mine de ces femmes, faisait sa déduction et misait son argent sur le bon mot avant la fin de la devinette. Quelquefois, il était très difficile de deviner les pensées de ces femmes, le joueur profitait de tout contexte pour essayer de toucher le papier dans lequel était noté le vers en espérant voir une partie du mot enlevé.

Mais en recourant à ces intrigues, même s’il gagnait, le joueur ne se sentait pas heureux! Et même s’il pouvait gagner de l’argent des gens peu instruits qui voulaient singer la société mondaine, le joueur n’était pas satisfait. Car les amoureux de ces devinettes poétiques participaient à ce jeu non seulement pour l’argent. S’ils ne voulaient que de l’argent, sur les deux rives, dans les résidences et les cabarets, il existait des tripots de jeu de cent vingt cartes, de jeu de cent douze cartes à quatre couleurs et de mah-jong... L’intérêt des devinettes poétiques, c’était d’être dans une barque flottant sur la rivière, sous un ciel étoilé et d’écouter les chants traditionnels huéens, les chants A Dao et de déclamer des poèmes. Quand le banquier déclamait un vers, tous les joueurs le déclamaient, et quelquefois, il était ridicule de les écouter. Par exemple, un très beau vers de Tung Thien Vuong Mien Tham: Thoat ty nhu kim nai thuc do était déclamé: Thoat ty nhu kim... vong (qui signifie «cercle» en vietnamien)... thuc do. Et puis, pendant que les joueurs choisissaient les mots remplaçants pour miser de l’argent, qu’ils analysaient la signification du vers et des mots remplaçant, une chanteuse huéenne commençait à interpréter des airs de Huê, accompagnée de musique. Ces chants et musiques ainsi que la voix des joueurs donnaient la vie à la rivière. Çà et là, quelques hommes de lettres, ayant un verre de vin dans la main et la tête penchée vers la chanteuse, demandait, avec beaucoup de tendresse, à celle-ci de choisir pour lui un mot remplaçant. Parfois, l’homme de lettres amoureux a choisi un mot propre mais épargnant la belle femme, il misait sur le mot qu’elle a choisi bien que ce mot soit absurde ou confus. A la fin de la devinette, tout le groupe de joueurs était tumultueux et ils déclamaient à plusieurs reprises le vers complet. Et c’était aussi à ce moment là que l’homme de lettres se complaisissaient à voir la chanteuse regretter: «Mon Dieu, vous avez perdu au jeu à cause de moi !». La voix huéenne qui susurrait était pleine de tendresse et de charme ! Et il répondait doucement: «Ce n’est rien, ma belle ! La nuit est encore longue et il y a plusieurs vers. Nous continuerons ce jeu. Nous pourrons peut-être gagner?». Ils se mettaient alors à rire en attendant, palpitant d’espoir, la future devinette. Les verres étaient alors remplis de vin et la chanteuse se mettait à chanter. D’un autre côté, quelques joueurs talentueux qui avaient de la mauvaise fortune enviaient les gens peu instruits ayant de la chance. Ils se consolaient: «Cela ne vaut pas la peine de gagner de l’argent de ces gens, car ils ne peuvent jamais être comparés avec moi. Et puis, qui sait, si j’ai de la mauvaise fortune dans ce jeu, j’aurais de la chance dans l’amour». Ils quittaient alors la natte, se mettaient à côté d’une chanteuse et se mettaient à parler avec elle alors que les devinettes poétiques continuaient dans la musique, le chant, dans le bruit causé par les joueurs et par la rivière. L’odeur de l’opium, de l’huile d’arachide brûlée et de la soupe de poisson servie au bout d’une barque incitaient les joueurs à continuer ce jeu. Ils analysaient chaque lettre avant de décider de miser sur un mot remplaçant en attendant, le coeur tourmenté, la réponse du banquier. Ils attendaient aussi le bol de soupe de poisson à minuit, pour pouvoir continuer ce jeu.

On peut prendre les devinettes poétiques pour un loisir original de la capitale. Dans ce jeu, il y avait l’esprit de combativité, de concurrence de talent, de recours aux intrigues et de jeu de la séduction. Ce qui passionnait énormément les nobles et les lettrés. Une passion très forte et très aimable.