12. La situation du Vietnam en 1945-1946

Le Corps expéditionnaire français commandé par Leclerc ne peut débarquer en Indochine que dans les premiers jours d'octobre 1945. Entretemps, lesChinois pénètrent au Nord, et les Britanniques au Sud. Au Nord, les Chinois ne favorisent guère les intérêts français et empêchent le retour des troupes françaises réfugiées en Chine après mars 1945; au Sud, les Britanniques tentent difficilement de maintenir l'ordre et font libérer et réarmer les prisonniers français. La situation est confuse et, fin septembre, des heurts éclatent à Saïgon. Jean Cédile, délégué du GPRF, reprend les bâtiments administratifs aux révolutionnaires vietnamiens. De nouveaux incidents s'ensuivent et, le 25, un quartier européen est attaqué: plusieurs centaines de personnes sont massacrées ou enlevées. Le 5 octobre, Leclerc peut enfin atterrir à Saïgon. Les Français reprennent progressivement le contrôle de la Cochinchine, et doivent affronter des actions de guérilla du Việt Minh, qui organise l'insécurité. Le 31 octobre, le nouveau gouverneur général, l'amirald'Argenlieu, arrive à son tour à Saïgon; en janvier 1946, le général britannique Gracey, jusque-là en charge de l'occupation de la Cochinchine, transfère ses pouvoirs aux Français.

Face à la grande confusion régnant dans le pays, la question du futur statut politique du Viêt Nam se pose: les Français croient trouver une figure politique rassembleuse en la personne du prince Vĩnh San (l'ancien empereur Duy Tân, exilé depuis près de trente ans), qui plaide pour un Viêt Nam unitaire au sein de la Fédération indochinoise. De Gaulle envisage de remettre Vĩnh San sur le trône mais le 26 décembre, alors qu'il se prépare à rentrer au pays, le prince meurt dans un accident d'avion. Au début de 1946, la France n'a toujours pas repris le contrôle de l'intégralité du pays. Au Nord, le gouvernement du Việt Minh multiplie les réformes et les actions de propagande; il a entretemps les plus grandes difficultés à gérer la famine qui continue de sévir - d'autant que la coupure d'avec le Sud le prive des surplus de la Cochinchine - et doit compter avec la présence envahissante des troupes d'occupation chinoises, qui soumettent le pays à un véritable pillage. Le VNQDD et le Dong Minh Hoï, revenus avec les Chinois, exigent un remaniement du gouvernement en leur faveur, et de multiples formations paramilitaires sèment le désordre. Le 11 novembre, pour rassurer l'opinion, le Parti communiste indochinois annonce son autodissolution. Dans les faits, la direction du Parti continue d'exister et de contrôler le Việt Minh. En janvier 1946 sont organisées - théoriquement dans tout le Viêt Nam, mais en pratique dans le Nord seulement - des élections en vue de former une assemblée constituante vietnamienne. Le Việt Minh, dont les candidats se présentent souvent sans concurrence, triomphe, obtenant une légitimité électorale malgré la liberté très relative du scrutin.

Entretemps, les Français du Tonkin, qui ont été dans leur majorité rassemblés à Hanoï par les Japonais, font figure d'otages potentiels du Việt Minh: la France doit donc user de diplomatie pour se réimplanter au Nord Viêt Nam. Jean Sainteny, délégué par l'amiral d'Argenlieu, négocie à la fois avec le Việt Minh et avec les Chinois. La France et la Chine signent le 28 février des accords prévoyant le retrait des troupes chinoises; la Chine obtient la fin des concessions françaises et des avantages commerciaux au Tonkin et la relève de l'armée chinoise est achevée le 31 mars. Hô Chi Minh, dont le gouvernement n'est reconnu par aucune capitale, doit de son côté prendre acte du rapport de forces et traiter avec les Français. Le 6 mars 1946, le dirigeant Việt Minh signe avec le représentant français les accords Hô-Sainteny: le Viêt Nam est reconnu par la France comme un «État libre» faisant partie de la Fédération indochinoise et de l'Union française. Le 18 mars, le général Leclerc peut faire son entrée dans Hanoï, ce qu'il présente comme la «dernière étape de la Libération». Le texte des accords Hô-Sainteny porte la marque de nombreuses concessions: le mot d'«indépendance» n'y figure pas et l'union des trois ky n'est pas acquise, les accords prévoyant uniquement d'organiser un référendum. Les futurs statuts du Viêt Nam et de l'Indochine française, et la place du Viêt Nam au sein de celle-ci, restent à définir.

De laborieuses négociations commencent entre Français et Vietnamiens, alors que les incidents se multiplient. Une conférence préliminaire se tient en avril à Đà Lạt: le désaccord est notamment complet au sujet du statut de la Cochinchine. Hô Chi Minh compte quant à lui avant tout sur la conférence qui doivent s'ouvrir en région parisienne. Peu avant son départ et dans le but d'élargir sa base militante, il crée le Liên Viêt, une coalition censée regrouper l'ensemble des nationalistes et qui, bien que dominée par le Việt Minh, attire des membres d'autres groupes comme le VNQDD. Le 31 mai, Hô et sa délégation s'envolent pour la France. Le lendemain du départ d'Hô Chi Minh, l'amiral d'Argenlieu prend l'initiative de proclamer le gouvernement provisoire de la «République de Cochinchine», «État libre» présidé par le docteur Nguyễn Văn Thinh et qui aura pour tâche de préparer le référendum prévu par les accords Hô-Sainteny. Malgré cette manœuvre de l'amiral, Hô Chi Minh ne rompt pas les négociations et la conférence de Fontainebleau s'ouvre le 6 juillet. Entretemps, en Indochine, les communistes renforcent leur hégémonie politique, à la faveur notamment du retrait des troupes chinoises, qui laisse le champ libre aux troupes de Giáp pour s'installer dans différentes villes. Sur le plan politique, le VNQDD est soumis à une campagne de terreur durant les mois de juin et juillet; ses cadres sont tués, arrêtés ou contraints à l'exil et remplacés par des dirigeants nationalistes favorables au Việt Minh. Les dirigeants du Dong Minh Hoï sont, eux aussi, éliminés politiquement ou physiquement. À Fontainebleau, les pourparlers patinent et, le 1er août, Phạm Văn Đồng suspend la conférence pour après avoir appris que d'Argenlieu a réuni une nouvelle conférence à Đà Lạt, réunissant les représentants des autres pays de la péninsule. Hô Chi Minh prolonge tout de même son séjour en France: le 14 septembre, il signe avec le ministre de l'Outre-mer Marius Moutet un «modus vivendi» hâtivement préparé, qui prévoit une reprise des négociations en janvier 1947 une fois que la constitution de la Quatrième République aura pu être adoptée et le statut de l'Union française clairement défini.