15. La genèse de la guerre du Vietnam

A l'issue de la guerre d'Indochine et de la partition du Viêt Nam, le pays se trouve divisé en deux régimes politiques autoritaires, opposés l'un à l'autre; aucun des deux États n'est reconnu par l'ONU. Le Viêt Nam est, plus que jamais, l'un des principaux théâtres de manœuvres de la guerre froide. La République démocratique du Viêt Nam (Nord Viêt Nam), dont Hô Chi Minh est le président et Phạm Văn Đồng le premier ministre, applique une politique communiste de stricte obédience. Arrivé à Hanoï en octobre 1954, Hô Chi Minh n'a pas à affronter d'opposition organisée, du fait de l'exil massif des catholiques vers le Sud. Le territoire dont il hérite doit cependant faire face à de graves difficultés économiques, beaucoup d'infrastructures ayant été détruites. Il évite cependant la famine grâce à des importations de riz birman, organisées avec l'aide de l'URSS. Le Parti des travailleurs du Viêt Nam s'arroge la totalité des pouvoirs et les nouveaux journaux indépendants, au ton parfois très libre, sont vite empêchés de paraitre. Aucune élection n'est organisée avant 1960 et, quand le scrutin est convoqué, seuls des candidats approuvés par le Parti sont autorisés à se présenter. Le gouvernement nord-vietnamien entreprend en 1956 de lancer une réforme agraire, mais procède de manière dogmatique, en divisant les paysans en cinq classes sociales, allant du propriétaire terrien à l'ouvrier agricole: la politique menée est totalement inadaptée aux structures agricoles du Nord, où les tous petits propriétaires constitue la grande majorité des exploitants. Des cadres communistes sont envoyés dans les campagnes pour liquider les «propriétaires» et les «féodaux»: dans cette campagne de «rectification» du monde rural, qui se déroule sur fond d'appels à la haine contre l'«ennemi» de classe, de très nombreux abus sont commis, les agents du régime travaillant selon un système de quotas de personnes à sanctionner. La réforme agraire au Nord Viêt Nam cause des milliers, voire des dizaines de milliers, de morts. En parallèle est menée une purge des cadres du Parti: les militants d'être des «contre-révolutionnaires» infiltrés sont arrêtés ou exécutés. En novembre 1956, un soulèvement paysan éclate dans la province de Nghệ An: Hô Chi Minh fait écraser la rébellion par la troupe et environ 6 000 paysans sont tués ou déportés. L'évènement passe inaperçu, du fait notamment de l'insurrection de Budapest qui se déroule au même moment. Hô Chi Minh reconnaît néanmoins que des abus ont été commis durant la réforme agraire et présente ses regrets au peuple, ce qui lui permet de préserver sa popularité et son image de «modéré». Trường Chinh, tenu pour responsable, est démis de ses fonctions de secrétaire général du Parti des travailleurs du Viêt Nam; l'essentiel des dirigeants du régime reste cependant en place. Passé cette période de crise, le pays reprend son processus d'«édification socialiste». Malgré son caractère sanglant, la réforme agraire transforme en profondeur le paysage agricole du Nord Viêt Nam, dont la société est modifiée dans un sens plus égalitaire. La réorganisation de l'agriculture permet en outre d'augmenter assez rapidement la production. Au début de 1961, 85% des exploitations sont collectivisées, dont 12% dans des coopératives agricoles supérieures dites «socialistes». Le Nord Viêt Nam reçoit en outre, à partir de 1955, une aide financière conséquente de la part de l'URSS et de la République populaire de Chine, ce qui lui permet de lancer un processus d'industrialisation.

Au Sud, le président Ngô Đình Diệm, à la fois chef de l'État et chef du gouvernement, est doté par la constitution de pouvoirs très étendus, qui lui permettent à tout moment de suspendre les libertés et de décréter l'État d'urgence, ouvrant la voie à un système dictatorial. Dès le début de 1956, il mène une politique répressive pour éliminer les restes des anciens maquis Việt Minh au Sud: de nombreux «suspects Việt Minh» sont arrêtés, parfois torturés et exécutés, le simple fait d'avoir un lien de parenté avec quelqu'un ayant combattu les Français pouvant suffire pour être arrêté. La brutalité du régime sudiste se montre cependant efficace dans un premier temps et réussit, en 1956, à réduire les maquis communistes. C'est à l'époque que le régime sud-vietnamien commence à utiliser le terme péjoratif de Việt cộng (contraction de Việt Nam Cộng-sản, soit «communistes vietnamiens» ou Việt gian cộng sản, «traîtres communistes au Viêt Nam») pour désigner les rebelles; l'expression est dans un premier temps utilisée pour stigmatiser tous les opposants à Diệm, qu'ils soient réellement communistes ou non. Les États-Unis apportent un soutien financier massif au Sud-Viêt Nam et les effectifs de leurs conseillers militaires sur place vont croissant. Grâce à l'aide américaine, les forces de l'Armée de la République du Viêt Nam (nouveau nom de l'ex-Armée nationale vietnamienne) passent en quatre ans de 170 000 à 270 000 hommes. L'influence des États-Unis sur Diệm est cependant moins forte qu'ils ne l'escomptent, le président sud-vietnamien jouant des rivalités entre officiels américains et se servant surtout l'aide américaine pour alimenter son propre autoritarisme. Dès 1960, d'anciens obligés de Diệm commencent à comploter contre ce dernier.

Le régime de Diệm souffre à la fois de son autoritarisme, d'une base populaire trop étroite - le chef de l'État s'appuie essentiellement sur les catholiques- et des activités controversées de la famille du président, notamment de ses frères, régulièrement accusés d'abus de pouvoir et de corruption. Ngô Ðình Nhu est à la fois le conseiller du président et le secrétaire général du parti Cần lao, qui fournit au régime son idéologie officielle, le Nhân vi cách mạng («personnalisme révolutionnaire») une doctrine peu compréhensible pour la plupart des Vietnamiens et qui prétend s'inspirer du personnalisme chrétien d'Emmanuel Mounier. Diệm étant un célibataire puritain, c'est l'épouse de son frère, «Madame Nhu», qui fait office de «première dame» du Sud-Viêt Nam: le couple Nhu attire régulièrement la critique par ses activités politiques et mondaines parfois ostentatoires. L'archevêque Ngô Đình Thục, dignitaire religieux et lui aussi conseiller très influent, réalise également de fructueux investissements immobiliers et commerciaux. Ngô Đình Cẩn, autre frère du président, dirige la police secrète, qu'il utilise comme une véritable armée privée. Diệm mène en outre une politique sociale rétrograde, en revenant sur les redistributions de terres réalisées par le Việt Minh pendant la guerre d'Indochine; il s'en prend également aux minorités ethniques, comme les Khmer Krom, qu'il tente d'assimiler de force, ainsi qu'à l'intelligentsia occidentalisée, qu'il rend responsable de l'implantation du communisme au Viêt Nam. A partir de 1959, les opposants ne peuvent plus s'exprimer au Sud Viêt Nam sans risquer l'arrestation, voire la liquidation physique.

Le Nord Viêt Nam, de son côté, reprend progressivement ses manœuvres contre le Nord, sans encore passer à l'affrontement ouvert. Lê Duẩn, jusque-là chef des réseaux clandestins au Sud, revient vers 1957 à Hanoï: communiste doctrinaire et partisan de la reprise de la lutte révolutionnaire, il gagne en influence au sein du Parti et, en 1960, en devient le secrétaire général. Le Nord Viêt Nam lance en 1958 une nouvelle campagne de propagande pour réclamer la réunification du pays. Sans que l'insurrection ne soit réellement lancée, les activités des maquisards communistes reprennent. Dès 1958, les États-Unis sont inquiets de l'évolution de la situation en Asie du Sud-Est, tant au Viêt Nam qu'au Laos, et cherchent une nouvelle stratégie pour contrer les menées communistes dans la région. Au Sud Viêt Nam, l'insurrection intensifie progressivement ses activités: des groupes d'opposants persécutés par le régime de Diệm se regroupent sous l'impulsion des réseaux communistes clandestins et fondent, le 20 décembre 1960, le Front national de libération du Sud Viêt Nam, que le nom de Việt cộng désigne par la suite de manière exclusive. L'insurrection ne se présente pas officiellement comme communiste, mais est dirigée par le Parti révolutionnaire populaire, branche sudiste du Parti des travailleurs du Viêt Nam et largement supervisée par le régime communiste du Nord, qui l'alimente en matériel et en hommes. Jouant des mécontentements et des erreurs du gouvernement sudiste, le FNL recrute également parmi les paysans, avec un succès croissant: ses troupes, qui comptent une dizaine de milliers d'hommes en 1960, ont doublé leur effectif un an plus tard.

En mai 1961, le président américain Kennedy autorise les opération de sabotage et de renseignement au nord du 17e parallèle, ce qui constitue une première étape dans l'engrenage de l'intervention militaire. En 1961-1962, l'activité du FNL redouble dans les campagnes ce qui, avec les troubles au Laos où la guerre civile entre la monarchie et le Pathet Lao reprend, pose le problème de la sécurité dans la région. Au sein de l'administration Kennedy, le secrétaire de la Défense Robert McNamara prône un engagement accru, qui pourrait aller jusqu'à six divisions. A mesure qu'ils interviennent de manière de plus en plus active, les Américains sont amenés à se poser la question de la fiabilité de Diệm. Le président sud-vietnamien, quant à lui, échappe à trois tentatives pour l'éliminer entre 1957 et 1962 (dont deux commises par sa propre armée), ce qui aurait contribué à le persuader qu'il faisait l'objet d'une protection divine. En février 1962, Diệm lance une vaste opération de lutte contre le Việt cộng: le programme hameau stratégique est mis en place pour contrer la pénétration communiste dans les campagnes en regroupant la population rurale dans des nouveaux villages fortifiés, construits et administrés dans une logique d'autodéfense. Environ 8 000 hameaux sont construits en 1962 et le programme présente une apparence de réussite; cependant, les populations rurales, déracinées et forcées de vivre dans les hameaux, le vivent fort mal et sont d'autant plus tentées de rejoindre la rébellion. La guérilla, quant à elle, s'adapte et reprend l'initiative des combats: en janvier 1963, lors de la bataille d'Ap Bac, le Việt cộng inflige une lourde défaite à des soldats de l'Armée de la République du Viêt Nam pourtant très supérieurs en nombre, ce qui contribue à inquiéter les Américains. La guérilla étend alors son contrôle à environ 65% du territoire sudiste.

En 1963, le mécontentement populaire à l'encontre de la politique autoritaire de Diệm atteint son paroxysme. Les étudiants sud-vietnamiens manifestent, ce qui vaut à des milliers d'entre eux d'être arrêtés et molestés. Parallèlement, l'agitation gagne le clergé bouddhiste, initialement pour une question de préséance: les bonzes protestent contre l'interdiction qui leur est faite d'arborer leurs étendards en public, parce que le 2587e anniversaire de Bouddha tombe en même temps que le jubilé épiscopal de Mr Ngô Đình Thục, le frère du président. Les bouddhistes s'insurgent à cette occasion contre les discriminations dont ils font l'objet par rapport aux catholiques: leurs manifestations sont brutalement réprimées et le mouvement de contestation tourne au drame quand plusieurs bonzes s'immolent par le feu en public. Madame Nhu, la belle-sœur du président, contribue au discrédit du régime en raillant publiquement les «barbecues». Les Américains considèrent désormais que la chute de Diệm n'est plus qu'une question de temps. Fin 1963, avec l'assentiment du nouvel ambassadeur américain Henry Cabot Lodge, Jr., un groupe de généraux prépare un coup d'État contre le président; non contents de ne pas s'opposer aux conspirateurs, les Américains leur prêtent main-forte. Le 1er novembre 1963, Ngô Đình Diệm est renversé par les putschistes; des foules descendent dans les rues de la capitale pour fêter sa chute. Le lendemain, le président déchu et son frère Ngô Ðình Nhu sont abattus pendant leur transfert à l'État-major de l'armée.

Le Nord Viêt Nam, après une période d'expectative, opte pour la tactique d'intensification de la guérilla prônée par Lê Duẩn. Hô Chi Minh, âgé et malade, est de plus en plus éloigné de la gestion des affaires courantes et le politburo du Parti est, pour l'essentiel, dominé par Lê Duẩn, Lê Đức Thọ et le général Nguyễn Chí Thanh, ce dernier étant en charge, avec le ministre de la défense Võ Nguyên Giáp, de la stratégie militaire. Entretemps, le Sud Viêt Nam sombre dans l'instabilité politique. Le général Dương Văn Minh, l'un des putschistes, succède à Diệm, mais il est lui-même évincé en janvier 1964 par un autre général, Nguyên Khanh. Le nouveau président américain Lyndon B. Johnson, qui a succédé à Kennedy, décide, notamment sur le conseil de Robert Mc Namara et du général Maxwell D. Taylor (successeur de Lodge comme ambassadeur à Saïgon), d'intensifier l'engagement américain et l'aide au Sud Viêt Nam. En août 1964, les incidents du golfe du Tonkin - des accrochages mineurs, montés en épingle, entre navires de guerre américains et nord-vietnamiens - donnent à Johnson les moyens d'agir: le Congrès vote la résolution du golfe de Tonkin, qui donne carte blanche au président des États-Unis pour résoudre le conflit au Viêt Nam.