14. De la réorganisation politique à la défaite française

En Cochinchine, après que le Conseil ait retiré sa confiance au président Lê Văn Hoạch, Nguyễn Văn Xuân, un général lié à la SFIO, prend en octobre1947 la tête du gouvernement de la colonie, qu'il rebaptise Gouvernement provisoire du Sud Viêt Nam pour écarter tout soupçon de séparatisme. Xuân entretient des contacts avec Bảo Đại (lui-même soutenu par le MRP) mais ses efforts pour constituer une «troisième force» entre l'ex-empereur et Hô Chi Minh sont ruinés par les milieux politiques cochinchinois, qui souhaitent conserver l'autonomie de la colonie. De longues et laborieuses négociations sont menées entre Bảo Đại et le haut-commissaire Bollaert, par l'intermédiaire de diverses personnalités comme Ngô Đình Diệm, pour tenter de définir le statut du Viêt Nam. En l'attente d'un retour officiel de Bảo Đại et d'un accord sur le statut de la Cochinchine, un Gouvernement central provisoire du Viêt Nam, qui réunit le Tonkin et l'Annam, est constitué le 27 mai 1948, avec à sa tête le général Xuân. En Cochinchine, où les milieux coloniaux et autonomistes sont toujours rétifs, Trần Văn Hữu succède à Xuân. Le 5 juin 1948, à bord d'un croiseur en baie de Hạ Long, Xuân et Bollaert signent enfin un accord, en présence de Bảo Đại qui le contresigne: la France reconnaît l'indépendance du Viêt Nam, dans le cadre de l'Union française dont il demeure un État associé, ainsi que le principe de l'unité des trois ky, bien que celle-ci demeure à concrétiser. Le Việt Minh, confronté à un régime vietnamien concurrent ayant de surcroît obtenu le principe de l'unité qui lui avait toujours été refusé, intensifie ses attaques. En outre, le Gouvernement central, qui n'est qu'une solution de transition, manque de moyens et d'autorité.

Bảo Đại attend, pour revenir au Viêt Nam et prendre lui-même la tête du régime, d'avoir obtenu le règlement de la question de la Cochinchine et des garanties suffisantes quant à l'autonomie interne du Viêt Nam; il prend cependant le risque d'impatienter ses propres partisans et de miner son autorité en entretenant sa réputation d'indolence. Un assemblée territoriale est finalement formée en Cochinchine: le 23 avril, elle vote le rattachement de la colonie au Viêt Nam, ce que le Parlement français ratifie le 20 mai. L'ex-empereur revient enfin au Viêt Nam, sans soulever beaucoup d'enthousiasme, et s'installe à Đà Lạt. Les gouvernements de Nguyễn Văn Xuân et Trần Văn Hữu ayant démissionné, Bảo Đại entreprend de constituer un nouveau gouvernement, mais les différents chefs nationalistes se récusent, en premier lieu Ngô Đình Diệm qui vise une indépendance totale. Bảo Đại est dès lors contraint de prendre lui-même dans un premier temps la tête du gouvernement, dont Xuân devient vice-président. La monarchie n'est pas rétablie, Bảo Đại ne souhaitant ni froisser ses soutiens républicains français, ni préjuger du régime que choisira le pays une fois ses institutions stabilisées: en conséquence, il ne redevient pas empereur, mais prend le titre de «Chef de l'État». Le 14 juin 1949, l'État du Viêt Nam, réunissant le Tonkin, l'Annam et la Cochinchine sous une même autorité politique, est reconnu par la France.

Durant la deuxième moitié de l'année 1949, la «solution Bảo Đại» se concrétise enfin alors que la France transfère progressivement une série de pouvoirs à l'État du Viêt Nam. Mais, dans le même temps, le Việt Minh gagne de nouveaux atouts du fait de la victoire de Mao dans la Chine voisine. Les indépendantistes vietnamiens bénéficient dès lors du soutien de la République populaire de Chine - qui leur fournit des armes et des bases arrières - mais aussi, de manière plus indirecte, de l'URSS et de l'ensemble du bloc communiste; la guerre d'Indochine constitue alors un front ouvert de la guerre froide. En France, le PCF lance en 1949 une campagne de propagande contre la «sale guerre» en Indochine. En janvier 1950, la Chine reconnaît le gouvernement de la République démocratique du Viêt Nam, suivie en cela par l'URSS; les États-Unis et le Royaume-Uni reconnaissent quant à eux l'État du Viêt Nam. Le début de la guerre de Corée pousse les Américains, qui craignent la contagion communiste en Asie, à accélérer et à accroître leur aide à l'effort de guerre des Français en Indochine.

En octobre 1950, les Bô Dôi (soldats de l'Armée populaire vietnamienne) de Giáp, désormais dotés de matériel chinois, infligent à la France sa première défaite d'envergure lors de la bataille de la RC 4. Le Corps expéditionnaire subit de lourdes pertes et les Français doivent abandonner plusieurs places fortes, dont Lạng Sơn et Cao Bằng. La bataille constitue un tournant dans le conflit: la France envoie pour redresser la situation le général Jean de Lattre de Tassigny, qui cumule les fonctions de commandant du Corps expéditionnaire et de haut-commissaire de l'Indochine française; dès janvier 1951, de Lattre inflige d'importantes défaites aux troupes de Giáp. L'évolution de la situation internationale et le soutien apporté par le camp de l'URSS à la guérilla vietnamienne pousse entretemps Hô Chi Minh, qui s'était jusque-là présenté essentiellement comme un chef nationaliste, à mettre à nouveau en avant son identité communiste. Lors d'un congrès organisé en février 1951, l'ex-Parti communiste indochinois, officiellement dissous en 1945, renaît sous le nom de Parti des travailleurs du Viêt Nam. Trường Chinh, communiste radical et disciple de Mao, en devient le secrétaire général, tandis que Hô Chi Minh lui-même occupe le poste de président du Parti. Le Việt Minh fusionne officiellement avec la coalition du Lien Viêt. Les communistes vietnamiens s'efforcent en outre de développer les insurrections laotienne et cambodgienne, le Pathet Lao et les Khmers issarak, qu'ils soutiennent et contrôlent, pour étendre le conflit à toute l'Indochine française. La création de « partis-frères » laotien et cambodgien est annoncée.

Les Français s'efforcent de «vietnamiser» le conflit en développant l'armée de l'État du Viêt Nam, l'Armée nationale vietnamienne, placée sous le commandement du général Nguyễn Văn Hinh. Les troupes baodaïstes bénéficient cependant de moyens très insuffisants et les milices catholiques vietnamiennes, engagées aux côtés des Français, peinent à tenir leurs positions face aux communistes. Le régime de Bảo Đại, quant à lui, trouve ses cadres principalement au sein de l'élite urbaine et des propriétaires terriens, et manque de soutien populaire comme de légitimité électorale. Bảo Đại délègue l'essentiel de l'autorité à Trần Văn Hữu, nommé premier ministre en 1950. Une grande partie du pouvoir est néanmoins détenu par Nguyễn Văn Tâm, chef de la sécurité. Le chef de l'État fait lui-même peu d'apparitions publiques, consacre une grande partie de son temps aux femmes et au jeu, passe une partie de l'année dans sa propriété à Cannes et, quand il se trouve au Viêt Nam, séjourne le plus souvent à Đà Lạt et dans diverses résidences. Nommé chef du gouvernement en 1952, Nguyễn Văn Tâm s'emploie à traquer les ennemis des Français, réels comme imaginaires: le consul des États-Unis à Hanoï conclut à l'époque que sa politique constitue un outil de propagande indirecte pour le Việt Minh. L'armée française, entretemps, perd son chef: le général de Lattre, malade, quitte l'Indochine en novembre 1951 pour aller se faire soigner en métropole, où il meurt en janvier 1952. Le conflit indochinois se prolonge et coûte de plus en plus cher à l'État français, tandis que l'Armée populaire vietnamienne poursuit ses offensives et pénètre désormais en territoire laotien. Les revendications indépendantistes s'expriment de manière de plus en plus ouverte en Indochine: dans le courant de 1953, Norodom Sihanouk, roi du Cambodge, bataille pour l'indépendance de son pays, qu'il fait finalement reconnaître par les Français en novembre; en parallèle, l'indépendantisme progresse également au sein des milieux politiques vietnamiens. La famille Ngô - alors queNgô Đình Diệm lui-même se trouve en exil aux États-Unis - fait sa rentrée: le 5 septembre, des dirigeants religieux, parmi lesquels l'évêque Ngô Đình Thục, frère de Diệm - publient un texte violemment critique à l'égard du régime. Le jour suivant se tient un «congrès d'union nationale et de paix» dont les délégués - parmi lesquels le syndicaliste catholique Ngô Ðình Nhu, autre frère de Diệm - réclament l'indépendance immédiate sans conditions et la tenue d'une assemblée constituante. Bảo Đại réagit alors en organisant le mois suivant un contre-congrès, semble-t-il en partie à l'instigation des Français: les revendications indépendantistes s'y font également entendre. Les Français, quant à eux, ne voyant aucune issue à la guerre, envisagent des négociations avec les indépendantistes dans la perspective d'une «sortie honorable» du conflit.

Alors que le gouvernement français tente de trouver une issue politique, le général Henri Navarre, nommé en 1953 chef des forces françaises en Indochine, décide de bloquer la pénétration de l'Armée populaire vietnamienne au Laos en établissant à Diên Biên Phu un camp supposé imprenable. Dès la fin 1953, le général Giáp envisage de prendre le camp pour porter un coup décisif au dispositif français. En février 1954, lors de la conférence de Berlin, il est décidé de tenir en avril une nouvelle conférence à Genève, pour aborder la situation en Corée - où la guerre s'est terminée depuis un an - et en Indochine. Mais à la mi-mars, avant l'ouverture des pourparlers, l'Armée populaire vietnamienne entreprend le siège de Diên Biên Phu, que Giáp veut prendre pour que son camp soit en position de force lors de la conférence. Dotées d'armes chinoises modernes et donc d'une puissance de feu que les Français n'avaient pas prévu, les troupes de Giáp prennent au piège les troupes de l'Union française. Le siège, qui se déroule dans des conditions effroyables, dure près de deux mois. 15 000 membres des troupes de la France et l'État du Viêt Nam - dont 4 000 parachutés en renfort durant la bataille - sont impliqués dans les combats. Le camp finit par tomber le 7 mai, alors que la conférence de Genève s'est ouverte depuis une dizaine de jours et que la question de l'Indochine est sur le point d'être abordée. 3 000 hommes environ sont tués dans la bataille et la plupart des autres, faits prisonniers.

Au lendemain de la chute de Diên Biên Phu, le négociateur français Georges Bidault se trouve à Genève en situation de faiblesse. Mais Phạm Văn Đồng, le représentant de Hô Chi Minh, est lui aussi obligé de faire des concessions, en partie sous la pression de Zhou Enlai qui représente la République populaire de Chine à la conférence. Fin mai, sous l'influence des Chinois - ce que les communistes vietnamiens vivent très mal - les discussions débouchent sur l'idée d'une indépendance du Viêt Nam sous un régime de séparation politique, les deux gouvernements vietnamien contrôlant chacun, provisoirement, une partie du territoire. Le12 juin, le gouvernement Laniel tombe; Pierre Mendès France prend la tête du gouvernement et remplace Bidault à Genève, en se donnant pour objectif de parvenir à un accord de paix. Bảo Đại, quant à lui, se raidit dans la perspective d'un possible lâchage par la France: fin juin, il nomme au poste de premier ministre Ngô Đình Diệm, dont l'anticommuniste lui vaut d'être soutenu par les États-Unis. Le 20 juillet 1954, les accords de Genève sont signés, actant dans les faits la partition du Viêt Nam en même temps que la reconnaissance de son indépendance. Un cessez-le feu dans l'ensemble de l'Indochine est décidé; la France et la République démocratique du Viêt Nam conviennent qu'un référendum sera organisé en 1956 dans l'ensemble du Viêt Nam en vue de réunifier politiquement le pays. La guerre d'Indochine prend fin, après avoir causé environ 500 000 morts civils et militaires et bouleversé la société indochinoise en provoquant l'exode vers les villes d'une partie des populations campagnardes. Les troupes françaises doivent se retirer du Nord, et les troupes communistes vietnamiennes sont censées se retirer du Sud: le pays est coupé en deux au 17e parallèle nord, officiellement jusqu'aux élections. Les États-Unis, de leur côté, craignent un basculement de l'Asie du Sud-Est dans le camp communiste selon la logique de la «théorie des dominos»; bien qu'ayant participé à la conférence, ils refusent de s'associer aux accords. Ngô Đình Diệm, dès le 22 juillet, déclare que les accords de Genève n'ont aucune valeur juridique; son gouvernement se tourne dès lors vers les États-Unis, considérés comme le seul protecteur possible. Les Américains entreprennent, dans les mois qui suivent de remplacer les Français comme soutiens du gouvernement anticommuniste. Entretemps, les troupes françaises ont 300 jours pour évacuer le Nord du Viêt Nam; ce délai est mis à profit par les Français et les Américains pour aider une partie de la population à gagner le Sud, ce qui donne lieu à de dramatiques scènes d'exode. Environ 800 000 Vietnamiens (voire un million selon certaines estimations) - dont une majorité de catholiques et de membres d'ethnies favorables aux Français - quittent le Nord destiné à passer sous l'autorité de la République démocratique du Viêt Nam: l'arrivée en masse dans le Sud des catholiques du Nord bouleverse le paysage socio-politique vietnamien; une partie de ces exilés constituent par la suite le fer de lance du régime sudiste de Ngô Đình Diệm. La majorité des troupes communistes se retire vers le Nord, mais une dizaine de milliers d'hommes, sous la direction de Lê Duẩn, demeurent au Sud dans la clandestinité.

La France, qui conserve encore 75 000 hommes au Sud du Viêt Nam, entreprend de rétrocéder progressivement toutes les souverainetés en Indochine. Le 29 décembre 1954, les anciens États de l'Indochine française obtiennent leur pleine indépendance monétaire, budgétaire et fiscale. L'État du Viêt Nam récupère la gestion du port de Saïgon. Ngô Đình Diệm, entretemps, affirme son autorité, grâce notamment au soutien des Américains qui le perçoivent alors comme leur meilleur - voire leur seul - allié possible. Diệm évince ses rivaux au sein de l'armée et des services de sécurité, contraignant notamment à l'exil Nguyễn Văn Hinh, le chef des forces armées. Au printemps 1955, il remporte la victoire sur les sectes, qui demeuraient encore puissantes au Sud, en éliminant par une série d'opérations militaires les armées privées caodaïstes, Hoa hao et surtout Binh Xuyen. Tout au long de l'année 1955, il repousse les propositions de négociation de Hô Chi Minh, qui réclame que soient organisées les élections prévues par les accords de Genève; ni Diệm ni les États-Unis, qui redoutent un succès électoral des communistes ou un gouvernement de coalition dominé par ceux-ci, ne souhaitent que le scrutin puisse se tenir. Alors que Bảo Đại se trouve à Cannes, Diệm entreprend de chasser l'ex-empereur de la scène politique. Le 18 octobre 1955, depuis la Côte d'Azur, Bảo Đại décrète la destitution de Diệm; ce dernier n'y prête aucune attention. Le 23 octobre, sur le conseil du colonel américain Edward Lansdale, chef de la mission de la CIA à Saïgon, Diệm organise un référendum qui décide de la destitution de Bảo Đại et du choix d'un régime politique républicain. Le référendum est officiellement approuvé par 98,2% des votants, mais le scrutin se déroule de manière si irrégulière que par endroits, le nombre de votes favorables dépasse celui des personnes inscrites sur les listes électorales. L'État du Viêt Nam laisse la place à la République du Viêt Nam - nom sous lequel le Sud Viêt Nam est désormais officiellement connu - dont Ngô Đình Diệm devient le président. Le nouveau chef de l'État annonce par ailleurs qu'il n'organisera pas le scrutin national prévu par les accords de Genève car celui-ci ne pourrait se dérouler librement dans le Nord communiste. Une assemblée constituante est élue en mars 1956 et en octobre, pour le premier anniversaire de la proclamation de la République, une constitution est adoptée, qui confère au chef de l'État des pouvoirs très étendus. En parallèle, tous les éléments de la présence française disparaissent du Viêt Nam: le gouvernement sudiste retire en juin 1955 ses délégués de l'assemblée de l'Union française, les dernières troupes du Corps expéditionnaire quittent le pays en avril 1956, les instructeurs militaires français s'en vont un an plus tard et les derniers biens publics français sont transférés en 1960.