03. Mille ans de domination chinoise

L'ancien Nam Việt devient la province chinoise de Jiaozhi (également retranscrit Giao Chỉ ou Giao-châu), organisée en sept commanderies. Le territoire est gouverné par des légats chinois, et les sujets de l'Empire de Chine sont invités à peupler cette nouvelle frontière méridionale en vue de la siniser. Le passage à l'administration chinoise directe suscite l'insoumission au sein de la noblesse locale: en 34 après J.-C., une insurrection éclate quand le commandeur du Giao Chỉ fait assassiner un notable, Thi Sách, soupçonné de fomenter des troubles. L'épouse et la belle-sœur du défunt, Trưng Trắc et Trưng Nhị, connues collectivement sous le nom des sœurs Trung, prennent alors la tête d'une révolte armée contre l'occupant chinois: grâce au soutien de la population, elles prennent les places-fortes chinoises l'une après l'autre et, en l'an 40, se proclament reines, mettant fin à la première période de domination chinoise. Les Han envoient le général Ma Yuan, surnommé le «dompteur des flots» mater la rébellion; selon la tradition vietnamienne, les sœurs Trung, constatant la défaite de leurs troupes, préfèrent le suicide par noyade à la reddition. La tradition chinoise veut au contraire qu'elles aient été capturées et décapitées. La seconde période de domination chinoise commence: afin de prévenir de nouvelles révoltes, Ma Yuan soumet le pays à une sinisation à marche forcée; il impose l'usage de la langue chinoise, ainsi que la présence de fonctionnaires chinois à tous les échelons de l'administration, à l'exception des chefs de village. Il érige des forteresses, installe des colons-soldats, établit canaux et routes, et organise l'administration sur le modèle chinois. D'autres insurrections ont lieu, comme celle de Chu Dat en 157, ou de Luong Long en 178. Au fil des années, les représentants des empereurs Han bénéficient d'une certaine indépendance et se montrent soucieux des intérêts locaux; ils s'appuient sur un nouvelle classe dirigeante, formée par les unions entre les colons chinois et les grandes familles indigènes. Une aristocratie sino-viêt se forme et ses représentants se retrouvent parmi les hauts fonctionnaires locaux. Parmi ceux-ci, Shi Xie (en vietnamien: Sĩ Nhiếp), administrateur très compétent, obtient en 203 de réunir, sous son autorité, les trois préfectures du delta du Fleuve rouge en une seule province. Durant l'administration de Shi Xie, le confucianisme et le taoïsme pénètrent et progressent dans la province, qui accueille également des missionnaires bouddhistes indiens, ainsi que des marchands venus d'Arabie et de Méditerranée, qui font escale dans les ports du pays.

Après la mort de Shi Xie en 226, les troubles recommencent dans la province: le retour à une administration directe par les Chinois est mal accepté et les fonctionnaires impériaux qui succèdent à Shi Xie sont souvent corrompus. En 248, une nouvelle insurrection éclate, conduite à nouveau par une femme, Triệu Thị Trinh (dite Dame Triệu), à laquelle la tradition vietnamienne prête une force et des exploits extraordinaires. Elle remporte plusieurs victoires éclatantes contre les Chinois, qui en viennent à lui prêter des pouvoirs magiques. Triệu Thị Trinh finit cependant par périr après avoir été abandonnée par ses troupes lors d'une bataille: le souvenir de son insurrection fait ensuite l'objet d'un culte, qui continue de révéler le mécontentement de la classe dirigeante Viêt (les Viêt sont alors appelés Lac). LeJiaozhi continue de connaître une alternance de périodes de troubles violents, et de stabilité. Des crises régulières sont provoquées par les pressions de la cour impériale, par les abus de fonctionnaires impériaux, ou à la faveur d'affaiblissements dynastiques. Les réponses impériales peuvent être brutales, mais elles sont le plus souvent mesurées, du fait de la distance de la province et de la difficulté d'y envoyer des expéditions.

Outre les troubles internes dus à la noblesse Lac, l'ancien Nam Viêt est également menacé de l'extérieur, par l'avancée du peuple chamétablit dans le delta du Mékong. Le royaume de Champa, qui occupe le centre de l'actuel Viêt Nam, étend son territoire aux dépens desKhmers et a des relations conflictuelles avec les Viêt, faites de razzias et de pillages, mais aussi parfois de commerce, du début duIIe siècle à la fin du IXe siècle.

La tutelle politique de la Chine joue un rôle important dans la naissance et le développement de la langue vietnamienne. Les origines exactes du vietnamien ont fait l'objet de débats: la majorité des chercheurs le rattachent aux langues môn-khmer, dont les langues viêt-muong composent une branche, mais une autre thèse le veut également mâtiné d'un dialecte thaï qui aurait contribué à lui conférer sa forme. Durant les siècles d'appartenance à la Chine, la langue vietnamienne s'enrichit d'une masse importante de mots chinois; lechinois classique est alors la langue officielle de l'administration, ce qui entraîne l'adoption d'un grand nombre de termes hans. Le vietnamien s'enrichit également d'un grand nombre de parlers locaux, qui occasionnent d'importantes variations de prononciation et de vocabulaire.

La Chine n'élimine pas la féodalité locale, mais la plie à ses intérêts: les seigneurs viêt trouvent leur place dans un système pyramidal, au sommet duquel se trouve l'empereur de Chine. Sur le plan administratif, les Chinois créent des écoles, développent l'enseignement et organisent des concours destinés à sélectionner les détenteurs de fonctions officielles. Le développement de l'instruction aboutit à la formation d'une classe de lettrés, pour qui la civilisation chinoise constitue la seule référence valable. Les familles dirigeantes viêt sont fortement sinisées sur le plan culturel. Au point de vue matériel et technique, les Chinois apportent également des progrès considérable; ils enseignent notamment aux Viêt, qui ne connaissaient jusque-là que la houe, les méthodes de culture par la charrue et les animaux de trait. L'organisation sociale viêt est divisée par les Chinois en quatre classes: lettrés, cultivateurs, artisans et commerçants. Sur le plan social, l'institution de base demeure la commune villageoise, formée d'un groupe de familles unies par un culte commun à un génie protecteur. Au sein de la commune, la cellule familiale, comparable à l'organisation existante en Chine, constitue l'unité primordiale. Si la sinisation culturelle du peuple Viêt est profonde - l'éducation et la littérature sont ainsi imprégnées de l'héritage classique de la Chine - elle n'est cependant pas complète: c'est dans le contexte de la suzeraineté chinoise que se forme progressivement la conscience d'une nation viêt. Ayant constamment à tenir compte de la Chine dans leur politique étrangère, les Viêt en arrivent progressivement à revendiquer un statut de souveraineté égal, et à penser le monde en termes de «Nord» et de «Sud», eux-mêmes devenant le«Nord» et affichant leurs prétentions face à leur voisin du «Sud», le Champa.

Sur le plan politique, les Viêt vivent au rythme des vicissitudes de l'Empire de Chine, qui connaît lui-même des périodes de troubles et de guerres civiles. Les gouverneurs en profitent pour accroître leur autonomie en s'appuyant sur des notables Viêt, qui eux-mêmes tentent parfois de supplanter le gouverneur. Révoltes et répressions se succèdent, renforçant chez le peuple Viêt un sentiment de cohésion nationale. En 544, le magistrat Lý Nam Đế (dit également Lý Bí ou Lý Bôn) mène une révolte victorieuse et se proclame «empereur du Nam Việt», tout en conservant des usages politiques inspirés de ceux de la Chine; il nomme des fonctionnaires Viêt et fonde la dynastie Lý antérieure. Le nouvel empereur affirme notamment l'identité indigène en élevant un temple à Triệu Thị Trinh. Le pays connaît alors une période d'indépendance durant plusieurs décennies mais, en 602, les Chinois en reprennent le contrôle, débutant leur troisième période de domination. En 679, la dynastie Tang impose un régime plus strict de protectorat. Les marches excentriques de l'Empire de Chine sont réorganisées et regroupées sous un ensemble portant, accolé à leur désignation géographique, le mot An (Paix): le delta du Fleuve rouge, divisé en quatre provinces, reçoit ainsi le nom d'An-nam (ou Annam, soit «Sud pacifié»; le nom complet étant, en Vietnamien, An Nam đô hộ phủ, soit «Protectorat général du Sud pacifié»). Des routes terrestres sont construites, ce qui permet d'intensifier les échanges. À l'intérieur, les voies de communication permettent un brassage du peuple Viêt des différentes régions, ce qui contribue à éveiller et entretenir la conscience nationale. Parallèlement, la construction de bateaux plus puissants permet de supprimer l'escale de l'Annam pour les commerçants qui, venant d'Inde ou d'Occident, veulent se rendre en Chine. La présence militaire et administrative chinoise se fait sentir plus fortement qu'avant dans le pays: la puissance des Tang est alors à son apogée et la pression fiscale est de plus en plus lourde sur les provinces. L'Annam est administré par des fonctionnaires chinois qui, envoyés dans des contrées lointaines, s'y livrent à de fréquents abus. De nombreuses insurrections ont lieu, tant chez les Viêt des plaines que dans les ethnies des montagnes. En 791, le chef militaire Phùng Hưng mène une révolte contre le gouverneur de l'Annam et prend le contrôle du territoire. Il règne durant 11 ans, puis son fils doit se soumettre, vaincu par l'armée des Tang. Diverses révoltes éclatent encore durant le IXe siècle. En 863, le protectorat est repris en main par le général chinois Gao Pian, qui lui assure une certaine stabilité. Mais, dans les premières années du Xe siècle, l'Empire Tang se désagrège: la Chine entre dans la période des période des Cinq Dynasties et des Dix Royaumes. L'effondrement du pouvoir central permet aux Viets de se libérer de la tutelle de la Chine. En 932, le gouverneur Ngô Quyền bat l'armée chinoise, obtenant l'indépendance de fait du pays et inaugurant le règne de la dynastie Ngô.