04. De l'indépendance à la dynastie Lê

Ngô Quyền choisit comme capitale Cổ Loa, ancienne capitale du royaume d'Âu Lạc, à proximité de l'actuelle Hanoï; il passe l'essentiel des six années de son règne à lutter contre les tendances séparatistes des seigneurs Viêt, mais échoue à maintenir la cohésion du pays, bientôt divisé en douze seigneuries. Il faut attendre le règne de Đinh Bộ Lĩnh pour que les seigneuries, pour parer à la menace posée par la dynastie Song, soient à nouveau rassemblées sous une autorité centrale stable. Đinh Bộ Lĩnh est le premier souverain viêt à revendiquer dans son royaume le titre de Hoàng đế (empereur). Le nouvel État est baptisé Đại Cồ Việt: «Đại» est une expression d'origine chinoise signifiant «grand», et «Cồ» un mot vietnamien signifiant également «grand», d'où l'expression hybride de Đại Cồ; le nom simplifié de Đại Việt, soit «Grand Viêt», est adopté en 1054. À partir de 972, le Đại Cồ Việt, qui a sa capitale à Hoa Lu, doit, pour conserver son indépendance, payer tribut à la Chine. Đinh Bộ Lĩnh est assassiné en 979 par l'un de ses officiers: l'héritier du trône est alors âgé de six ans. Face à la menace renouvelée des Chinois, le général Lê Hoàn est alors proclamé roi en 980, sous le nom de Lê Đai Hành, fondant la dynastie Lê antérieure. Le nouveau souverain vainc les armées chinoises en 987 mais, par réalisme, offre aussitôt à nouveau le tribut à la Chine. Au Sud, il doit faire face au Champa, qui soutient militairement les partisans de la restauration des Ngô et effectue des attaques régulières à sa frontière. Lê Đai Hành modernise le réseau des routes et des canaux, fait battre la première monnaie viêt, et combat les velléités centrifuges des seigneurs locaux. Les Lê antérieurs contribuent à jeter les bases d'une unité nationale viêt et imposent la religion bouddhiste. Pour prévenir les risques de division du royaume, Lê Đai Hành le partage entre ses fils; mais à sa mort, en 1005, une guerre de succession éclate entre les princes. Le vainqueur du conflit ne règne que quatre ans et, pour garantir la stabilité du royaume, les dignitaires de cour élèvent au trône le mandarin Lý Thái Tổ: la dynastie Lý accède au pouvoir sans violence. Le nouveau roi établit la capitale sur le site de l'actuelle Hanoï, et donne à la ville le nom de Thăng Long.

Si le Đại Việt est un pays sinisé, son voisin, le Champa est, sur les plans linguistique et culturel - et au même titre que l'empire khmer - sous l'influence de l'Inde avec laquelle il entretient de nombreux rapports commerciaux. Les modèles politiques et religieux du Champa sont importés d'Inde. Si le cham est la langue du peuple, le sanskrit est celle de l'élite. La conception hindoue de la royauté influence celle des Chams, chez qui le roi est l'incarnation d'une divinité et participe de l'autorité de Shiva; les grandes familles du Champa établissent leur autorité sur la base de généalogies souvent complexes: les premières généalogies légitimantes du Champa apparaissent vers le VIIIe siècle. À l'inverse du système centralisé du Đại Việt, le pouvoir politique au Champa repose sur un réseau de rois, dont le pouvoir s'étend localement, et dont se dégage un «roi des rois»

À partir de 1011, la nouvelle dynastie régnant sur le Đại Việt est bien établie: l'histoire du Viêt Nam est désormais celle d'un État, fondé sur de grandes dynasties nationales, nées ou forgées au cours des siècles dans le contexte de guerres d'indépendances victorieuses contre la Chine. Les monarques successifs s'emploient à consolider l'État central, en le dotant d'une armature politique et militaire, tout en institutionnalisant les relations avec la commune villageoise qui demeure la «structure historique de base» vietnamienne. La monarchie, qui fonctionne comme celle de la Chine sur le principe du mandat du Ciel, s'appuie sur deux piliers, l'armée et la famille royale. Lý Thái Tông, successeur de Lý Thái Tổ, réorganise notamment les forces armées en leur donnant pour mission non plus de défendre la famille royale, mais le sol de la patrie, véritable innovation qui contribue à renforcer encore la conscience d'une identité nationale. Il fait également publier le premier code pénal du pays. Le pays est divisé en 24 provinces, dont le souverain confie le gouvernement à ses proches. Le bouddhisme, proclamé religion d'État, joue un rôle considérable sur les plans politique, culturel et social; l'enseignement du bouddhisme mahayana est alors florissant. La cour fait construire des monastères et des palais fastueux, mais lance également une politique de grands travaux et entretient les digues et les canaux; l'administration étatique repose sur une classe de mandarins, dont la charge est acquise par hérédité ou sur recommandation des bonzes.

Les escarmouches frontalières avec le Champa ne cessent pas: vers 1025, le Đại Việt entreprend sa «marche vers le Sud» (nam tiên), aux dépens notamment du Champa, qui sombre au XIe siècle dans la confusion politique, et avec lequel les problèmes de frontières sont récurrents. D'ancien protectorat chinois, le Đại Việt est désormais un État prospère, grâce notamment à l'or et au riz. Les Song n'ont cependant pas abandonné l'idée de reprendre le contrôle de l'Annam: le général Lý Thường Kiệt prend alors les devants et, en 1075, défait l'armée chinoise. Le conflit se poursuit mais s'achève par la négociation en 1079: le Đại Cồ Việt récupère tous ses territoires et conserve son indépendance, tout en continuant de reconnaître la suzeraineté de la Chine, qui préserve ainsi son prestige. Lý Thường Kiệt défait également le royaume de Champa, qui doit céder des territoires aux Viêt. Au fil des siècles, par sa marche vers le Sud, le peuple Viêt étend sa présence territoriale. Le processus est notamment motivé par la présence chinoise au Nord, qui pousse les Viêt à descendre vers le Sud pour agrandir leur «espace vital», se heurtant au passage aux peuples Chams et Khmers. La poussée progressive des Viêt se fait sous la triple influence de la dynamique géographique, de la nécessité économique, et, sur le plan politique, d'une tendance à l'émulation de l'«impérialisme» chinois.

La dynastie Lý décline au XIIIe siècle: l'administration est en pleine décadence et les famines se multiplient dans les campagnes, signe de la perte du mandat du Ciel par les souverains. Une guerre civile éclate et, en 1225, les Lý sont supplantés par la dynastie Trần. Celle-ci introduit un important facteur de stabilité, avec la transmission des pouvoirs - de père en fils - du vivant même du roi. À la fin de son règne, le roi, bien que retiré, conserve le pouvoir de décision sur les questions importantes. Les souverains continuent d'accorder une attention particulière à l'armée, dont les effectifs sont sensiblement développés. Le bouddhisme est également employé par les Trần comme un instrument de lien social et un garant de l'ordre établi; l'esclavage est supprimé. Le confucianisme imprègne cependant la mentalité des dignitaires politiques et remplace progressivement le bouddhisme comme idéologie d'État. Le recrutement par concours des mandarins, sur le modèle des examens impériaux chinois basés sur la connaissance des écrits confucéens, supplante l'hérédité et la recommandation pour le recrutement des fonctionnaires. Les premières annales historiques vietnamiennes, alors rédigées en han, datent de cette époque; il faut attendre le XIIIe siècle pour qu'apparaissent les premiers textes en chữ nôm, la langue écrite des Viêt. Le système politique et éducatif du Đại Việt (futur «Viêt Nam») demeure, dans son ensemble, fortement sinisé: le souverain, détenteur du mandat du Ciel, gouverne par l'entremise de lettrés-fonctionnaires, élite méritocratique dont la formation est fondée sur les auteurs confucéens. La langue écrite nationale, le chữ nôm, utilise les caractères chinois, témoignant de la profondeur de l'empreinte culturelle chinoise. Si la sinisation dote le pays d'une structure étatique, elle contribue cependant aussi à constituer une élite politique mandarinale accrochée à ses privilèges.

Dès la seconde moitié du XIIe siècle, le Đại Việt doit faire face à des incursions de l'empire mongol: en 1257, le refus du royaume de donner un droit de passage aux Mongols pour attaquer la Chine conduit à la guerre. Les Mongols saccagent la capitale en 1258 mais, décimés par le climat du Delta du Fleuve rouge et soumis à une contre-attaque des Viêt, ils se retirent. En 1285, les Mongols, désormais au pouvoir en Chine, attaquent à nouveau le royaume Viêt après que celui-ci a refusé à Kubilai Khan un droit de passage pour attaquer le Champa. Leur attaque est repoussée; ils tentent ensuite une troisième fois d'envahir le pays, pillant à nouveau la capitale, mais subissent un nouvel échec. La victoire du Đại Cồ Việt laisse cependant le pays exsangue, les récoltes ayant été anéanties. La menace extérieure posée par les Mongols et la dureté des temps permettent en outre aux Trần de justifier leur politique autoritaire. À l'époque de la domination mongole sur la Chine, l'organisation politique du Đại Việt est de plus en plus sinisée. Au début du XIVe siècle, les relations avec le Champa sont excellentes du fait du combat mené en commun contre les Mongols: mais un litige territorial au sujet de deux districts offerts au Đại Cồ Việt à l'occasion d'un mariage entre le roi cham et une princesse viêt débouche sur un nouveau conflit. En 1371 et 1389, le Champā mène à nouveau des guerres contre les Trần; ses souverains échouent cependant à récupérer leurs territoires.

Durant le XIVe siècle, la dynastie Trần décline; en 1400, le mandarin Hồ Quý Ly dépose le dernier souverain Trần. La dynastie des Hô est cependant éphémère et en 1406, la Chine - alors sous la dynastie Ming - envahit à nouveau le pays, en prétendant vouloir restaurer les Trần, ce qui lui permet d'avoir le soutien d'une grande partie des notables et des miliaires Viêt. Mais les Chinois, loin de respecter l'indépendance du pays, le recolonisent, lui redonnent son ancien nom de Giao Chỉ et entreprennent une nouvelle sinisation. En 1418, Lê Lợi, fils d'une grande famille de propriétaires, lance un mouvement de résistance contre les Chinois. Ses troupes mènent une guerre deguérilla durant plusieurs années, prenant progressivement le contrôle des campagnes du Sud, ce qui oblige les Chinois à se replier dans leurs citadelles. Bénéficiant d'un large soutien de la population, et aidé par le lettré et stratège Nguyên Trai, Lê Lợi contrôle en 1426 une grande partie du territoire, ce qui lui permet de créer une administration parallèle. En 1428, Lê Lợi devient roi sous le nom de règne de Lê Thái Tổ; la dynastie Lê entame sur le pays un règne de plus de trois siècles.

Lê Lợi, avant même sa victoire finale sur la Chine, entreprend de réorganiser l'administration du Đại Việt. Il favorise l'accès des milieux populaires aux concours de mandarins, impose des concours plus stricts pour accéder au statut de bonze ou de prêtre taoïste, et accorde davantage d'autonomie aux minorités ethniques montagnardes, tout en se montrant très sévère face à toute insoumission. Les derniers partisans des Trần sont éliminés, ce qui permet aux Lê d'asseoir leur autorité face aux Chinois. Les relations avec le Champā se dégradent encore encore; le pouvoir cham, affaibli par des querelles intestines, est en plein déclin et, en 1446, les Viêt prennent l'avantage et rasent la capitale du Champā, Vijaya. Le neveu du roi cham, emmené en captivité, offre sa vassalité à la cour du Đại Việt et sollicite son investiture comme roi de Champa. La dynastie Lê connaît son apogée sous Lê Thanh Tông, qui règne sur le Đại Việt de1460 à 1497. Le pays bénéficie alors d'une administration très efficace, grâce notamment à une grande centralisation des décisions et à une bureaucratie d'obédience confucéenne. Désormais respecté par la Chine, le Đại Việt affronte à nouveau au Sud le Champā, qui a repris les hostilités après vingt ans de paix. Les Chams sont défaits en 1470-1471: Vijaya est détruite et le Đại Việt annexe la région s'étendant du Col des Nuages au Col Cù Mông. Le Champa se réduit désormais aux provinces de Kauthara et Panduranga. Les Viêt continuent, durant les siècles suivants, de progresser aux dépens des territoires Chams restants, qu'ils absorbent pour l'essentiel au XVIIe siècle. Un petit royaume indépendant du Champā continue d'exister jusqu'en 1822, date de son annexion complète.

Sous le règne de Lê Thánh Tông (1460-1497) est rédigé un code légal, le code «Hong-duc», qui tente de définir l'homme viêt dans la totalité de ses rapports sociaux. Fortement inspiré de la tradition chinoise mais adapté aux réalités locales, le code règlemente la répartition de la propriété privée, du fermage et des terres communales, donne à la femme un statut presque égal à celui de l'homme, et un terme au servage et institue une forme de morale civique et laïque. Après le règne de Lê Hiên Tông (1497-1504), la dynastie des Lê décline à son tour: des souverains incompétents se succèdent, négligeant l'agriculture et laissant le pays péricliter. Plusieurs révoltes éclatent au fil des ans et, en 1527, le général Mạc Đăng Dung prend le pouvoir dans la capitale, fondant la dynastie des Mac. Mais Nguyễn Kim, un mandarin fidèle aux Lê, se réfugie à Thanh Hóa au sud du Tonkin et y intronise un prince Lê: le Đại Việt est désormais divisé en deux, les dynasties rivales se disputant la légitimité. Grâce notamment au général Trịnh Kiểm, gendre de Nguyễn Kim, les partisans des Lê entament une lente reconquête du pays: les Mac ne sont tout à fait évincés qu'en 1592. Le Đại Việt, réunifié, est épuisé par des années de guerre civile.