08. Structures de la colonisation française

Durant la période de la colonisation française, le Viêt Nam est divisé en trois entités administratives: au Sud, la colonie de Cochinchine, placée sous la tutelle directe des lois et de l'administration françaises; au Centre, l'Annam, théoriquement placé sous un régime d'administration indirecte, le souverain, le mandarinat et les lois étant soumis, comme le Cambodge et le Laos voisins, au protectorat de la France; au Nord, le Tonkin, sorte de «semi-protectorat», qui évolue vers un régime d'administration directe. L'usage du nom de Viêt Nam, considéré comme «subversif» et revendiqué par les nationalistes, est interdit. Au Tonkin, par une ordonnance du 3 juin 1886, l'empereur délègue la totalité de ses pouvoirs à un kinh luoc su (fonction traduite par «vice-roi» ou «commissaire impérial»; cette décision entérine la séparation de fait de l'Annam et du Tonkin, où l'administration est soumise à un contrôle étroit des Français. En 1889, le poste de résident général de l'Annam-Tonkin est supprimé, chaque protectorat étant confié à un résident général différent. Trois des principales villes du Tonkin et de l'Annam, Tourane, Hanoï et Haïphong, sont sous un régime particulier: par une ordonnance royale du 3 octobre 1888, les villes et leurs territoires sont érigés en concessions et cédés en toute propriété à la France. Le régime juridique de la colonie de Cochinchine y est appliqué.

Les termes utilisés en vietnamien pour désigner respectivement le Nord, le Centre et le Sud sont respectivement, pour le Tonkin, Bac Ky («pays du Nord»), pour l'Annam, Trung Ky («pays du Centre») et pour la Cochinchine, Nam Ky («pays du Sud»). Les nationalistes vietnamiens, par la suite, préfèreront utiliser le terme de Bo (région) à celui de Ky (pays) pour souligner l'appartenance des trois entités à une seule nation: l'usage contemporain, en vietnamien, tend à désigner ces trois régions sous les noms respectifs de Bac Bo («région du Nord»), Trung Bo («région du Centre») et Nam Bo («région du Sud»). En 1886, le général de Courcy est remplacé par un civil, Paul Bert, au poste de Résident-général de l'Annam et du Tonkin. Paul Bert prend des mesures pour associer les Vietnamiens à la gestion de leur pays: il crée notamment un conseil de notables, qui ne dispose cependant pas d'un pouvoir réel. Cela ne met cependant pas un terme à l'insurrection des lettrés, qui continue après la capture de l'empereur. Au Centre, c'est un véritable lettré, Phan Đình Phùng, qui mène la résistance anti-française jusqu'à sa mort d'épuisement en 1895. Au Nord, la révolte est menée par un fils de paysan, Hoàng Hoa Thám: surnommé «le Đề Thám» («le maréchal Thám»), ce dernier résiste durant des années aux Français. Après avoir négocié un arrêt des combats, il reprend les armes vers 1905. Sa guérilla dure jusqu'à son assassinat en 1913.

En Cochinchine, la conquête ayant fait disparaître les lettrés, les Français doivent parer au vide politique: la gestion du territoire repose sur la bourgeoise locale des propriétaires français et sur les auxiliaires des Français; ceux-ci sont placés sous les ordres de l'administration, mais surtout des colons. En 1880, les Français créent une assemblée élue, le Conseil colonial, où siègent quelques Annamites désignés par les chambres de commerce et d'agriculture. L'éligibilité et le suffrage sont réservés aux Français: les Annamites «sujets français» n'accèdent au suffrage que via la naturalisation, qui ne concernera jamais qu'un petit nombre de personnes dans toute l'Indochine (surtout en Cochinchine). Le Conseil colonial, principalement composé de petits fonctionnaires et de colons, devient en quelques années la principale instance dirigeante en Cochinchine. À partir de 1881, la Cochinchine est représentée à l'Assemblée nationale française par un député. En Annam, le Résident français respecte, dans un premier temps, les décisions de politique intérieure du Cabinet impérial mais la faiblesse de l'autorité monarchique et les impératifs de maintien de l'ordre amènent une évolution conforme au rapport de forces réel entre Français et Vietnamiens. Au Tonkin, la fonction du kinh luoc su représentant l'empereur n'existe que pour justifier le nom de protectorat et l'administration est calquée sur celle de la Cochinchine: les communes, cantons et circonscriptions (délégations en Cochinchine) sont administrées par les indigènes, mais ce sont les Résidents provinciaux (administrateurs en Cochinchine) qui dirigent l'ensemble, avec l'aide de conseils de notables locaux89. Le poste de gouverneur général de l'Indochine française est créé par décret en 1887: c'est néanmoins à partir de 1897, quand Paul Doumer est nommé au Gouvernement général, que l'Indochine acquiert une réelle substance administrative. Doumer met sur place les services généraux du Gouvernement général et obtient en 1898 la création d'un budget général de l'Indochine; l'Union indochinoise, outre les trois parties du Viêt Nam, comprend également le Protectorat du Cambodge auquel s'ajoute ensuite celui du Laos. Au Tonkin, la fonction de Kinh Luoc, qui maintenait une forme de liaison avec la cour impériale de Hué, est supprimée en 1897 sur décision de Paul Doumer qui la considérait comme un échelon administratif inutile: ses fonctions sont transférées au Résident supérieur français, notamment en ce qui concerne la nomination des mandarins. Dans l'ensemble des territoires colonisés, les Français s'appuient sur un fonctionnariat autochtone: bien que relativement nombreux, les fonctionnaires français ne sont pas suffisants pour assurer l'administration de la colonie et des deux protectorats. De nombreux mandarins annamites coopèrent avec les Français et constituent un relais indispensable pour les autorités coloniales. Y compris en Cochinchine, le recrutement des fonctionnaires est majoritairement endogène. Doumer s'emploie à assainir la situation financière de l'Indochine française, jusque-là très coûteuse. Le gouverneur général, grâce à un emprunt de 200 millions de francs-or, entreprend une politique de grands travaux, améliorant sensiblement les infrastructures. Le commerce extérieur double en cinq ans et le niveau de vie s'élève sensiblement. La colonisation française contribue en outre à fixer les frontières entre la Chine et le Viêt Nam, ainsi qu'entre le Viêt Nam et le Cambodge (notamment en ce qui concerne la Cochinchine, vieille terre khmère), ce que l'État vietnamien contemporain reprend par la suite à son compte.

L'Indochine française ne devient à aucun moment une terre de peuplement, les colons français étant peu nombreux: la «société coloniale» est dans les faits partagée entre les colons proprement dits, les fonctionnaires et les militaires. Dans l'ensemble de l'Indochine, les «Européens et assimilés» sont au nombre de 24 000 environ en 1913, 25 000 en 1921 et 42 345 en 1937. Au Tonkin, où se trouve la capitale administrative Hanoï, la population est surtout formée de fonctionnaires: le recensement de 1937 relève 18 171 Européens; Saïgon, en Cochinchine, est au contraire la capitale économique de l'Indochine: 16 084 vivent dans la colonie et y représentent 0,35% de la population, soit la densité la plus forte. En Annam, le nombre d'Européens recensés n'est, en 1937, que de 4 982, ce qui est cependant supérieur aux populations européennes du Cambodge et du Laos. La Cochinchine est le terrain privilégié de la colonisation agricole et exploite avec succès les ressources naturelles du pays: son économie est bien plus développée que celle des deux protectorats. À partir de 1900, la culture de l'hévéa s'affirme comme une grande réussite économique de l'Indochine française, et devient la seconde production du pays, après le riz. Le Tonkin repose notamment sur l'industrie minière et manufacturière: un appareil commercial et bancaire important se construit sur ces activités, caractérisé notamment par de grands établissements bancaires, comme la Banque de l'Indochine et la Banque franco-chinoise. L'Annam, situé en dehors des courants commerciaux et handicapée par des conditions géographiques et climatiques difficiles, est, a contrario, une région nettement plus pauvre que le Tonkin et la Cochinchine: la colonisation agricole n'y démarre qu'après 1927 et la pacification des plateaux. Les plantations de café et de thé des hautes terres constituent, dans ce protectorat, les bases d'une économie très fragile. Durant plusieurs décennies, la Cochinchine connaît une évolution entièrement distincte de celle de l'Annam et du Tonkin: un indigène du Tonkin désirant se rendre en Cochinchine a besoin pour cela d'un laisser-passer, et peut être expulsé par l'administration si celle-ci le juge indésirable. Le monarque vietnamien lui-même a besoin d'une autorisation du gouvernement colonial pour visiter la Cochinchine.