06. Le règne des Nguyễn

Tandis que le pouvoir des Tây Sơn décline, Nguyễn Anh, à nouveau réfugié au Siam, prépare activement la reconquête des territoires de sa famille. Au moment du massacre des Nguyễn par les Tây Sơn, le prince avait bénéficié de l'aide de l'évêque français d'Adran, Pigneau de Béhaine. Alors que Nguyễn Anh s'emploie à reprendre le pouvoir, Pigneau de Béhaine décide de l'aider à reconquérir ses terres, voire le royaume. Il emmène le jeune fils de Nguyễn Anh à la cour de Louis XVI, et parvient à obtenir, le 28 novembre 1787, la signature d'un accord entre le Royaume de France et le «roi de Cochinchine». En échange d'une aide militaire, la France bénéficierait de la propriété des îles de Touron (Hoi nan) et Poulo Condor ainsi que d'un droit de commerce et d'établissement. Jouant sur la mésentente au sein du clan Tây Sơn et bénéficiant du ralliement de nombreux déçus, Nguyễn Anh reprend pied au Sud, à Long Xuyên, et parvient en 1788 à s'assurer le contrôle de la province de Gia Dinh. Plutôt que de poursuivre son avancée, il préfère consolider son pouvoir au Sud en réorganisant l'administration, rétablissant un système judiciaire calqué sur celui des Lê et en créant des concours littéraires. Entretemps, Pigneau de Béhaine, après la signature du traité avec la France, se heurte à de nombreuses difficultés: le gouverneur des Établissements français de l'Inde, censé appliquer le traité, s'y refuse par manque de fonds, et la France, à quelques mois de la révolution, revient sur les accords en ordonnant de ne rien entreprendre. Pigneau de Béhaine lève alors lui-même une troupe composée en grande partie d'aventuriers, et revient en Annam en juillet 1789, alors que Nguyễn Anh a déjà repris pied au Sud. Les Français contribuent aux opérations des Nguyễn vers le Nord, en mettant sur pied des corps d'armée modernes et des ouvrages fortifiés. Olivier de Puymanel contribue notamment à réorganiser l'armée des Nguyễn et Jean-Marie Dayot crée une flotte à la technique très avancée pour l'époque. Pigneau de Béhaine meurt en 1799, avant la victoire finale de Nguyễn Anh; deux des compagnons de l'évêque, Philippe Vannier etJean-Baptiste Chaigneau, restent longtemps au service du souverain, qui leur confère des titres mandarinaux.

Nguyễn Anh remonte vers le Nord: en 1799, il entre à Quy Nhơn et, deux ans plus tard, à Phú Xuân (actuelle Huế). Les tentatives de contre-attaque du jeune Quang Toan, dernier souverain Tây Sơn, sont repoussées. Le 20 juillet 1802, Nguyễn Anh entre dans Thăng Long (Hanoï) sans rencontrer de résistance. Désormais empereur sous le nom de règne de Gia Long, Nguyễn Anh inaugure le règne de la dynastie Nguyễn, devenant le premier souverain à régner sans partage sur le Viêt Nam actuel, étendu de la frontière chinoise au golfe de Thaïlande. En 1811, Gia Long choisit Phú Xuân comme capitale impériale. Le pays est divisé en deux grandes unités administratives, dénommées thanh («citadelles»), dirigés par des gouverneurs-généraux qui portent le titre de tong trân (appelés «vice-rois» par les Français): la Bac Thanh du Nord, s'étire de la frontière avec la Chine jusqu'à Ninh Bình; la Gia Dinh Thanh du Sud s'étend de Bình Thuận jusqu'aux confins du delta du Mékong. Entre les deux, la capitale Phú Xuân et ses environs bénéficient d'une statut particulier. Il ne s'agit cependant pas d'une organisation de type fédéral, l'autorité centrale de l'empereur étant incontestée. Après des décennies de luttes fratricides, Gia Long s'emploie à stabiliser le pays, tout en régnant en monarque absolu et en renouant avec les sources du confucianisme. Le pouvoir civil commande désormais au pouvoir militaire et le souverain s'emploie à faire reconstruire routes, ponts et digues pour améliorer le sort de la paysannerie. Les concours, ouverts à tous, permettent d'entretenir des castes de mandarins et de lettrés instruits et compétents; le classicisme de programmes purement littéraires constitue cependant, à long terme, un écueil face à l'évolution de la technique. Le souverain porte désormais le titre d'empereur (Hoàng đế), celui de roi (Vương) n'étant plus utilisé que vis-à-vis de l'empereur de Chine: les Qing demeurent en effet les suzerains nominaux du pays, qui continue de leur payer un tribut.

Lors de son accession au trône, Gia Long demande à la cour des Qing l'autorisation de redonner au pays le nom ancien de Nam Việt (Viêt du Sud); mais les Chinois refusent, cette appellation évoquant par trop l'ancien royaume sécessionniste du Nanyue, dont une partie du territoire se trouve au Sud de la Chine. Un compromis est choisi et le pays est finalement rebaptisé en 1804 du nom officiel de Viêt Nam, traduisible par Pays des Viêt du Sud, Sud des Viêt ou «Sud qui est Viêt». Le choix de cette appellation a l'avantage, pour les Qing, de ne pas impliquer qu'il existe un pays «Viêt du Nord» qui correspondrait au Sud de la Chine et que le Viêt Nam pourrait éventuellement revendiquer. Le nom d'Annam, dénomination de l'ancien protectorat des Chinois, continue cependant d'être utilisé de manière officieuse pour désigner le pays dans son ensemble; cet usage est reproduit par les Occidentaux. Les Français utilisent pour leur part l'expression «Royaume d'Annam» et le gentilé Annamites pour désigner les habitants du pays. En 1838, l'empereur Minh Mạng, successeur de Gia Long, choisit de rebaptiser le pays Đại Nam, tout en continuant d'utiliser le nom Viêt Nam dans le cadre des échanges avec la Chine.

Gia Long promulgue en 1815 un nouveau code juridique, inspiré de celui des Qing. Il développe la colonisation des terres et, dans le cadre de sa politique de grands travaux, fait construire un certain nombre de citadelles selon les techniques enseignées par Olivier de Puymanel ou transmises par les ouvrages amenés par Pigneau de Béhaine. Minh Mạng renforce quant à lui la structure mandarinale et resserre en 1832 le gouvernement autour d'un conseil secret, le Côm mât viên, composé du maréchal du centre et de quatre grands chanceliers. L'administration est reprise en main et unifiée. Il poursuit également la colonisation en annexant temporairement le Cambodge et le Xieng Khouang (dans l'actuel Laos). Des chefferies du pays lao demandent leur rattachement au Đại Nam, et le roi du Luang Prabang accepte sa suzeraineté pour se prémunir contre l'influence du Siam.

Si le Royaume d'Annam étend son territoire et son influence à l'Ouest, il se ferme à l'Est: les Nguyễn se méfient en effet de l'expansionnisme européen et n'autorisent les échanges commerciaux avec l'Occident que dans quelques ports. Gia Long juge en effet que les catholiques vietnamiens - dont les effectifs se montent à 300 000 sous son règne - pourraient représenter une menace pour la stabilité des institutions; du fait de sa gratitude pourPigneau de Behaine, il s'abstient cependant d'expulser les missionnaires. Son successeur, Minh Mạng, s'oppose plus directement au christianisme. Il fait fermer plusieurs églises et rassemble les missionnaires à Hué pour mieux surveiller leurs activités. Plusieurs Français sont expulsés. En 1825, il interdit l'entrée du pays aux «prêtres étrangers»; les missionnaires continuent cependant de parvenir clandestinement dans le pays. En 1833, il promulgue un édit de persécution générale. En 1833-1835, Minh Mạng doit mater la révolte de Lê Văn Khôi, à laquelle participent des chrétiens. Le pèreJoseph Marchand, accusé d'avoir contribué à l'insurrection, est torturé et mis à mort. La politique répressive de l'empereur est également motivée par la situation économique désastreuse du pays, où les variations du prix du riz perturbent la vie des campagnes et provoquent de nombreuses rébellions. À la fin de son règne, inquiet des pressions croissantes des Britanniques au nom du libre commerce, il tente d'améliorer les relations de son pays avec l'Occident: il réduit la persécution des chrétiens et envoie une ambassade en Europe. Les sociétés missionnaires et le pape lui-même font alors pression sur le roi Louis-Philippe en dénonçant les persécutions anti-chrétiennes et en lui demandant d'intervenir. Le souverain français s'abstient à la fois de promettre une intervention et de recevoir les envoyés vietnamiens. À la même époque, le Royaume-Uni met pied en Chine grâce au traité de Nankin, conclu à la fin de la première guerre de l'opium. La marine française informe son gouvernement de l'intérêt stratégique de la ville côtière de Tourane. Guizot envisage de prendre possession de la ville au nom des accords jadis conclus par Pigneau de Behaine, mais le gouvernement de Louis-Philippe ne va pas jusqu'à accepter l'idée de s'en emparer par la force.

En 1847, la France réclame au royaume d'Annam les mêmes avantages qu'elle et le Royaume-Uni ont obtenu en Chine; elle exige en outre que soit respectée la liberté religieuse au Viêt Nam: après un ultimatum en ce sens, un incident grave a lieu quand deux vaisseaux de guerre français détruisent les défenses côtières et la flotte vietnamienne à Tourane. En réaction à cette attaque et en réponse aux exigences occidentales, l'empereur Thiệu Trị, successeur de Minh Mạng, publie un édit condamnant à mort tout Européen arrêté dans le royaume et mettant à prix la tête des missionnaires. Tự Đức, fils et successeur de Thiệu Trị, poursuit la même politique de fermeture vis-à-vis de l'étranger: en 1848, puis en 1851, il publie des édits ordonnant la condamnation à mort des missionnaires étrangers et le bannissement des prêtres catholiques vietnamiens. Alors que les relations avec le France se tendent, le Viêt Nam des Nguyễn est dans une situation politique et économique critique. Les efforts, sous le règne de Gia Long, pour unifier l'administration du pays, n'ont pas suffi à lui donner les moyens de résoudre de graves problèmes économiques, au moment où les monarchies d'Extrême-Orient doivent relever le défi de l'Occident. Le pays souffre d'un déséquilibre croissant entre sa démographie et sa production agricole, la riziculture n'ayant guère progressé sur le plan technique. La pauvreté croissante du peuple contribue à entraîner de fréquentes révoltes, notamment sous les règnes des successeurs de Minh Mạng. À la veille de l'intervention française, le pays subit en outre plusieurs catastrophes climatiques au Nord: typhons et sécheresse entraînent une recrudescence des famines et du brigandage. Sur le plan militaire, les Nguyễn accusent également un notable retard technique: l'armement vietnamien est désuet et seule la garde impériale constitue une troupe de quelque qualité.