10. Réformes et évolutions de la société coloniale

Les évènements de 1908 attirent l'attention de l'opinion publique française sur la situation en Indochine. En 1911, un programme de réformes politiques est décidé par le Gouvernement général: le député radical Albert Sarraut est nommé gouverneur avec pour mission de l'appliquer. Le nouveau gouverneur général se prononce pour une politique d'association et un exercice plus loyal du protectorat. L'Université indochinoise est rouverte et l'éducation développée à tous les degrés; en décembre 1917 est promulgué un Règlement général de l'Instruction publique, qui réorganise et rationalise l'enseignement primaire et secondaire en Indochine. L'administration est réformée et la représentation vietnamienne élargie dans les diverses assemblées locales. L'enseignement se fait en français et en vietnamien: l'éducation coloniale favorise par ailleurs la diffusion du quốc ngữ; initialement pensé par les missionnaires comme un instrument d'évangélisation, il devient un intermédiaire utile pour les Vietnamiens désirant se familiariser avec le français, et s'impose progressivement comme l'alphabet national. La politique de Sarraut suscite l'opposition des milieux français d'Indochine, mais contribue à gagner la confiance des Vietnamiens. L'enseignement primaire supérieur se développe particulièrement et contribue à engendrer une petite bourgeoisie vietnamienne. Durant la Première Guerre mondiale, la France peut rapatrier la majorité de ses troupes en métropole sans que des troubles n'en résultent en Indochine. Plusieurs dizaines de milliers de Vietnamiens, ouvriers ou tirailleurs indochinois, sont en outre envoyés en Europe pour participer à l'effort de guerre français.

La colonisation se traduit, sur le plan culturel, par l'émergence de nouvelles formes religieuses: le catholicisme se développe à la faveur de la présence française et concerne, au début duXXe siècle, un peu moins de 10% de la population indochinoise. Les catholiques vietnamiens sont surtout groupés sur les côtes, où ils forment des communautés fortement encadrées.

L'Indochine française connaît dans la première moitié du XXe siècle une profonde transformation sociale et économique: le développement de l'instruction favorise le développement d'une nouvelle élite annamite qui remplace l'ancienne génération des lettrés nationalistes, laquelle tend à s'éteindre. Bien que l'analphabétisme demeure très répandu, le développement de la scolarisation et du quốc ngữ contribue à susciter chez les Vietnamiens, surtout dans les agglomérations, une vraie soif d'apprendre. Tandis que la société traditionnelle décline, la nouvelle bourgeoisie annamite occidentalisée, qui compte beaucoup d'avocats, de médecins et de professeurs, aspire à voir la France accorder une plus grande autonomie au pays. Malgré son développement économique, le Viêt Nam colonial demeure par ailleurs une société profondément inégalitaire: en Cochinchine, 50% des terres sont possédées par 2,5% de la population, qu'il s'agisse des colons, peu nombreux, ou des élites annamites qui vivent de la rente foncière. Dans l'ensemble de l'Indochine, la classe des privilégiés, composée d'Européens, de Chinois ou de la bourgeoisie indigène, représente environ 10% de la population mais se partage, au début des années 1930, 37% du revenu de la colonie: en Cochinchine, cette proportion atteint 53% du revenu. 90% des Vietmaniens résident dans les campagnes, et la paysannerie indigène, composée essentiellement de tout petits exploitants, vit dans des conditions souvent précaires et difficiles. Les travailleurs manuels connaissent des situations de grande pauvreté et aucun effort particulier n'est fait, ni par les Français ni par les élites vietnamiennes, pour développer l'activité locale indigène. La culture du riz est la principale activité, le Viêt Nam en étant le troisième exportateur mondial. Le maïs, deuxième production agricole, est également exporté. Ces exportations se font cependant au détriment des populations locales: les paysans, pour améliorer leur ration alimentaire, doivent développer des cultures d'appoint et de substitution. Si, du point de vue industriel, l'Indochine est la première des colonies françaises, les autochtones ne contrôlent que des entreprises de taille modeste. Le secteur des mines et de l'industrie est dirigé par des entrepreneurs français et entièrement contrôlé par des groupes financiers français. L'inégalité se retrouve également dans la fiscalité indochinoise: les recettes des différents budgets proviennent essentiellement des autochtones, les impôts indirects touchant uniformément tous les habitants. L'État dispose d'un monopole sur l'alcool, l'opium et le sel, ce qui a des conséquences sur l'ensemble des habitants: l'administration va jusqu'à imposer aux villages un quota d'achat d'alcool, obligatoire sous peine de sanctions. La taxe foncière, égale pour tous les exploitants quelle que soit la surface de leur terre, aboutit à des injustices profondes du fait de l'inégalité des surfaces. Les inégalités se retrouvent au niveau des salaires, le plus petit fonctionnaire français étant mieux rémunéré qu'un mandarin annamite. Le système colonial développe par ailleurs une classe de professions libérales et de petits fonctionnaires vietnamiens, qui tendent à se franciser culturellement. L'engouement pour la modernité apportée par les études va cependant de pair, au sein de la jeunesse vietnamienne, avec une crise culturelle: de nombreux membres des nouvelles élites vietnamiennes se sentent souvent coupés de la réalité sociale et historique de leur pays, sans être vraiment intégrés à la communauté française qui se réserve le véritable pouvoir. Les inégalités économiques, sociales et politiques contribuent à alimenter de profondes frustrations.

Les volontés réformatrices vietnamiennes ne sont pas couronnées de succès: le journaliste tonkinois Pham Quynh, qui expose une doctrine nourrie de Barrès et de Maurras et prônant une modernisation de la société vietnamienne, est alors considéré par les Français d'Indochine comme un dangereux nationaliste. L'empereur Khải Định, qui partage les idées de Pham Quynh et souhaite une alliance loyale entre la France et le Viêt Nam, réalise en 1922 le premier voyage en France d'un souverain vietnamien; il n'obtient cependant rien sur le plan politique. En novembre 1925, Khải Định meurt, alors que son fils Nguyễn Phúc Vĩnh Thụy, qui lui succède sous le nom de Bảo Đại, est âgé de 12 ans et suit sa scolarité en France; les dernières attributions politiques et judiciaires du souverain d'Annam sont alors transférées au Résident supérieur français, qui préside désormais les séances du Conseil impérial, en présence cependant du premier ministre d'Annam. L'autorité monarchique se trouve vidée de sa substance en Annam, ce qui contribue à heurter vivement le sentiment national vietnamien.

Le nouveau gouverneur général de l'Indochine, Alexandre Varenne, arrivé peu après la mort de l'empereur, entreprend une politique de réformes dans la lignée de celle d'Albert Sarraut: l'accès des Vietnamiens à la fonction publique est facilité, et des Chambres des représentants sont créées en Annam et au Tonkin. Des détenus politiques, parmi lesquels Phan Bội Châu, sont amnistiés. Mais l'opposition de la société coloniale contribue à faire avorter les réformes de Varenne: les nationalistes vietnamiens favorables à la collaboration avec la France se voient refuser le droit de créer un parti politique et les assemblées locales, élues au suffrage restreint par quelques milliers d'électeurs, n'ont pas la possibilité d'émettre des vœux de nature politique. Le Conseil colonial de Cochinchine, la Chambre des représentants d'Annam et celle du Tonkin, bien qu'étant des assemblées élues, ne sont ni délibératives ni exécutives. Elles peuvent cependant servir de tribunes pour y exprimer les revendications de groupes socioprofessionnels; les Vietnamiens qui y siègent ne sont pas élus, mais choisis par les autorités françaises, comme représentatifs des élites indigènes. Seules les quatre principales villes, Hanoï, Saïgon, Hué et Haïphong, possèdent des municipalités élues au suffrage universel. Si les conseillers municipaux vietnamiens se montrent souvent revendicatifs, leur nombre est cependant toujours inférieur à celui des Européens. Déçus dans leurs espoirs de collaboration loyale avec les autorités françaises, les intellectuels vietnamiens se réfugient pour la plupart dans une abstention méfiante; quelques-uns choisissent cependant de passer à l'action clandestine.

De nouveaux mouvements politiques apparaissent: en 1923 est fondé le Parti constitutionnaliste, parti nationaliste et légaliste qui prône la modernisation du pays et exprime surtout les aspirations de la bourgeoisie cochinchinoise. Il tend cependant, à la fin des années 1930, à être supplanté par le Parti démocrate, qui préconise une évolution vers un statut de dominion. En 1927, des jeunes Tonkinois issus de la petite bourgeoisie fondent le Việt Nam Quốc Dân Đảng (VNQDD), parti nationaliste étroitement inspiré du Kuomintang chinois et qui vise au contraire à chasser les Français par une insurrection générale. En 1929, le VNQDD assassine Hervé Bazin, directeur général de l'Office général de la main-d'œuvre. Dans la nuit du 9 au 19 février 1930, les nationalistes déclenchent la mutinerie de Yên Bái, au cours de laquelle les tirailleurs de la garnison tonkinoise de Yên Bái massacrent leurs cadres français. La mutinerie est rapidement mâtée et la répression de la Sûreté française décapite le VNQDD, qui est quasiment réduit à néant. De nombreux militants sont envoyés au bagne de Poulo Condor.

Les années 1920-1930 voient également le développement, principalement en Cochinchine, d'organisations politico-religieuses aux discoursnationalistes. Les principales sont le caodaïsme, religion syncrétique fondée par des notables (propriétaires fonciers ou bourgeois citadins) au fonctionnement calqué sur celui de l'église catholique et qui évolue vers une nationalisme favorable au Japon, et la secte Hoa Hao, mouvement à l'idéologie plus sommaire, qui se présente comme un bouddhisme rénové et prédit que les colonisateurs seront défaits par les Japonais. Les Binh Xuyen, généralement présentés comme une secte, sont moins un mouvement religieux qu'une organisation criminelle, qui contrôle le trafic de drogue à Saigon.

L'affaiblissement du VNQDD permet à une nouvelle force politique de s'imposer. Nguyên Sinh Cung - alors connu sous le nom de «Nguyên Ai Quôc» (Nguyên le Patriote), et plus tard sous celui d'Hồ chí Minh - agent de l'Internationale communiste (Komintern) en Extrême-Orient, fonde à Hong Kong, en février 1930, le Parti communiste vietnamien; bien qu'essentiellement composé de Vietnamiens, le parti est rebaptisé à l'automne Parti communiste indochinois, afin de s'adresser à l'ensemble des indigènes de l'Indochine française. Les communistes organisent rapidement, dans le Nord-Annam où sévit en 1930 une grave famine, des «marches de paysans», qui prennent bientôt une ampleur considérable. La répression de la Sûreté est extrêmement dure et l'appareil du PCI, dont le comité central avait été transféré à Haïphong, est brisé net. La plupart des membres du comité central sont arrêtés et condamnés à mort ou à des peines de prison. De nombreux militants, comme Phạm Văn Đồng ou Lê Đức Thọ, sont détenus au bagne de Poulo Condor. Nguyên Ai Quôc lui-même est arrêté à Hong Kong par la police britannique; il parvient cependant à s'évader et poursuit, notamment en Chine, sa carrière d'agent du Komintern.

En 1932, le retour au pays de l'empereur Bảo Đại, qui suivait jusque-là des études en France, semble annoncer un nouveau mouvement de réformes: dès le 10 septembre, dans sa première ordonnance, le souverain annonce son intention de gouverner «avec le concours du peuple» en instaurant unemonarchie constitutionnelle. Sur les conseils du Gouvernement général, il prend comme directeur de cabinet Pham Quynh, que les Français considèrent désormais comme un homme sûr. Le 2 mai 1933, une ordonnance royale précise que Bảo Đại, alors âgé de 19 ans, prend personnellement la direction des affaires du pays. Presque tous les ministres sont remplacés par des mandarins plus jeunes. La fonction de Premier ministre d'Annam est cependant supprimée: le Résident supérieur français continue de présider les séances du Conseil impérial sans être «gêné» par un chef du gouvernement annamite. Bảo Đại compense le choc de cette mesure en nommant au ministère de l'intérieur de l'Annam une personnalité nationaliste montante, le jeune mandarin catholique Ngô Đình Diệm. Mais les volontés réformatrices de Diệm sont rapidement paralysés par l'opposition conjointe des milieux traditionalistes et de l'administration du Protectorat. Ne recevant pas de soutien suffisant de la part de Bảo Đại, Diệm démissionne dès le mois de septembre 1933. La première année de règne effectif de Bảo Đại constitue donc une déception pour les nationalistes. Pham Quynh, désormais très modéré dans ses propositions, perd l'essentiel de son aura en collaborant au cabinet de l'empereur. Les réformistes vietnamiens ne rencontrent pas plus de succès dans leurs entreprises que les révolutionnaires.

En 1936, l'avènement du Front populaire suscite l'espoir de l'intelligentsia vietnamienne, du fait de l'attitude sur les questions coloniales de la SFIO, des radicaux et du PCF. À l'initiative du nouveau ministre des colonies Marius Moutet, la liberté de parole et d'association est reconnue à tous: des partis vietnamiens et des syndicats de toutes nuances se forment. La bourgeoisie cochinchinoise s'organise, notamment à travers le Parti démocrate. Le Parti communiste indochinois, qui a reconstitué ses cadres en Cochinchine, constitue un parti légal et s'allie auxtrotskistes vietnamiens du groupe La Lutte. Au Nord, où il demeure interdit, il fonctionne derrière le paravent du «Front démocratique indochinois» dirigé par Phạm Văn Đồng et Võ Nguyên Giáp. Le caodaïsme gagne également en puissance et, fort de 300 000 adhérents, constitue une sorte d'«État dans l'État». Bảo Đại, quant à lui, veut visiter la Cochichine en 1937 mais s'en voit refuser l'entrée par les Français, qui ne souhaitent pas donner l'impression de reconnaître l'autorité monarchique dans la colonie. En voyage en France en 1938, l'empereur tente une nouvelle fois d'obtenir l'autonomie interne pour l'ensemble de l'Annam-Tonkin réunifié en un seul territoire, mis le ministre Georges Mandel lui fait comprendre que la situation internationale ne permet pas ce genre d'expériences. Bảo Đại, désabusé et d'un caractère quelque peu indolent, compense son manque d'influence réelle en consacrant l'essentiel de son temps à ses loisirs.

À la fin des années 1930, l'Indochine française est concernée par la politique expansionniste de l'Empire du Japon, qui désire notamment, dans le cadre de la guerre sino-japonaise, couper la route à l'approvisionnement de la République de Chine. L'alliance entre le Japon et l'Allemagne nazie fait craindre que l'éclatement d'un conflit en Europe ait des conséquences immédiates sur l'Indochine française. En février 1939, la menace se précise avec l'installation des Japonais sur l'île chinoise d'Hainan. En août, un militaire, le général Georges Catroux, est nommé Gouverneur général de l'Indochine. La tension internationale a des conséquences directes sur la situation politique de l'Union indochinoise: lorsque le PCF est interdit en métropole en septembre 1939, la répression s'abat à nouveau sur les groupes communistes vietnamiens (PCI et trotskistes).