07. Les étapes de la conquête française

La conquête française du Viêt Nam, qui s'étale sur plusieurs décennies, suit une impulsion à la fois religieuse et commerciale. À la fin de la Deuxième République et au début du Second Empire, la campagne des missionnaires s'intensifie en France. En 1852, huit évêques d'Extrême-Orient lancent un appel à Louis-Napoléon Bonaparte pour lui demander une action armée contre l'Annam. Devenu empereur, Napoléon III vise à développer à l'étranger l'influence politique et économique de la France, ce qui va être l'élément déclencheur de la première intervention française au Viêt Nam, soit la conquête de la Cochinchine. L'Empire a en outre besoin du soutien du clergé pour obtenir le ralliement des catholiques et des légitimistes: le régime de Napoléon III entend par conséquent les appels des catholiques et tourne son regard vers les missions lointaines. Les milieux d'affaires poussent également à la conquête, qu'ils jugent nécessaires pour que la France puisse se développer en Extrême-Orient. À compter de 1855, les évènements s'accélèrent: Charles de Montigny, consul de France à Shanghai, est envoyé au Siam pour y négocier un traité. Dans le même temps, Tự Đức promulgue un nouvel édit de persécution des chrétiens. Le gouvernement impérial charge dès lors Montigny de faire connaître à l'empereur vietnamien la désapprobation de la France. Craignant d'être mal reçu, le consul envoie une corvette en reconnaissance à Tourane en septembre 1856: les manœuvres des mandarins locaux provoquent une réaction du capitaine de la corvette, qui bombarde Tourane. Les mandarins se déclarent alors prêts à négocier, mais Montigny n'arrive qu'en janvier 1857. Ses tentatives de négociations débouchent sur un dialogue de sourds. Montigny laisse aux Vietnamiens un message comminatoire, et Tự Đức réagit en promulguant un nouvel édit de persécution; les violences reprennent contre les chrétiens. Montigny soumet alors au ministre français des affaires étrangères, le comte Walewski, un projet de conquête de la «Basse-Cochinchine» - soit du Viêt Nam méridional - et assure que les Français seront accueillis par les indigènes comme des libérateurs. Le projet est retardé par la Seconde guerre de l'opium qui oppose les Français et les Britanniques à la Chine. Au début de 1857, Mgr Diaz, évêque espagnol au Tonkin, est décapité sur ordre de l'empereur, ce qui fournit une justification à l'expédition de Cochinchine. Ce n'est qu'après la signature du traité de Tianjin avec la Chine que l'amiral Rigault de Genouilly est envoyé à Tourane, où il arrive en août 1858, à la tête de 1 200 hommes. L'amiral français entame le siège de Tourane dans des conditions difficiles: les Français ne reçoivent pas de la part de la population le soutien que leur promettaient les missionnaires et les maladies ravagent les troupes. Bien que ses attaques se soldent par des succès, Rigault de Genouilly finit par conclure que la conquête est trop difficile et demande son remplacement. Son successeur, le contre-amiral Page, se retire en abandonnant au passage les catholiques vietnamiens qui s'étaient mis sous la protection des Français. Mais à Saïgon, une garnison franco-espagnole parvient à se maintenir. L'arrivée de renforts venus de l'expédition chinoise et conduits par l'amiral Charner permet de relancer la conquête: fin février 1861, Charner enfonce les lignes vietnamiennes et prend la citadelle de Vĩnh Long et l'île de Poulo Condor. L'empereur Tự Đức, qui est confronté dans le Tonkin à une révolte menée par un chrétien qui se prétend descendant des Lê, se résout à négocier avec les Occidentaux; les amiraux français, de leur côté, manquent de moyen pour aller au-delà de la «Basse-Cochinchine» et n'ont pas d'instructions précises de Paris. Le 5 juin 1862, le traité de Saigon est signé par les deux gouvernements, ceci permet à la France d'annexer trois provinces, ainsi que Poulo Condor. Trois ports, dont Tourane, sont offerts au commerce français et espagnol. Les territoires annexés dans ce que les Occidentaux appelaient la Basse-Cochinchine deviennent la Cochinchine française. L'amiral Bonard, signataire du traité de Saigon, en devient le premier gouverneur. Le traité prévoit en outre que le culte chrétien et l'évangélisation soient autorisés dans tout le pays. Tự Đức tente de négocier avec la France: il y envoie une ambassade, menée par le mandarin Phan Thanh Giản, qui tente d'obtenir la rétrocession des provinces en échange du versement d'un tribut annuel. Napoléon III se montre intéressé, mais les lobbies des hommes d'affaire, des militaires et des catholiques, soutenus par le ministre de la mer Chasseloup-Laubat, convainquent l'empereur français de refuser. Chasseloup-Laubat caresse dès lors le projet de créer pour la France «un véritable empire dans l'Extrême-Orient». Les Français sont cependant confrontés à des mouvements de révolte en Cochinchine. Le parti anticolonial, qui trouve la conquête inutile et coûteuse, manque de remporter la victoire en faisant signer, en 1864 un traité de rétrocession de la Cochinchine mais Napoléon III fait volte-face et dénonce le traité alors que celui-ci a déjà été signé. L'amiral Pierre-Paul de La Grandière, qui a succédé à Bonard comme lieutenant gouverneur de la Cochinchine, achève la pacification de la colonie et, en 1867, pour répondre à des incursions de pillards venus des provinces limitrophes, prend l'initiative d'annexer trois nouvelles provinces. Le mandarin Phan Thanh Giản, l'homme de la négociation avec les Français, se suicide.

La Grandière s'emploie à organiser l'administration de la Cochinchine: il maintient l'administration annamite mais doit remplacer les mandarins rappelés par Tự Đức par de nouveaux fonctionnaires indigènes, recrutés notamment parmi les chrétiens. Il s'emploie aussi à développer et à urbaniser Saïgon, pour en faire une véritable capitale. Afin de se prémunir contre l'agitation fomentée par la cour de Hué dans les régions avoisinantes et de poursuivre l'extension de la France en Extrême-Orient, il négocie par ailleurs un protectorat sur le Cambodge voisin.

L'implantation de la France - désormais républicaine - au Viêt Nam se fait de manière très graduelle, alors qu'elle est surtout préoccupée d'achever la conquête de la Cochinchine et de trouver un moyen de pénétrer en Chine du Sud pour accéder plus facilement au marché chinois: en 1866, les officiers Ernest Doudart de Lagrée et Francis Garnier entreprennent une mission d'exploration du Mékong. Doudart de Lagrée meurt de maladie au bout de deux ans d'expédition, mais Garnier en revient convaincu que la bonne voie menant en Chine du Sud n'est pas le Mékong mais le fleuve Rouge. En 1873, le gouverneur de la Cochinchine, l'amiral Dupré, saisit le prétexte d'un litige entre le commissaire impérial de Hanoï et le négociant français Jean Dupuis, pour pénétrer en Chine via le fleuve Rouge: il envoie Garnier «protéger le commerce en ouvrant le pays et son fleuve à toutes les nations sous la protection de la France». Arrivé à Hanoï, Garnier attaque la citadelle du représentant de l'empereur et s'en empare le 20 novembre. Encouragé par son succès, il poursuit alors la conquête du Tonkin en direction du delta. Mais le, 21 décembre, il est tué dans une embuscade tendue par les Pavillons noirs, des pirates chinois utilisés par les Vietnamiens comme soldats irréguliers. Dupré, qui avait agi de sa propre initiative, dépêche alors un autre émissaire pour calmer la situation avec la cour de Hué. Le 15 mars 1874, un second «traité de Saïgon» (dit «traité Philastre», du nom de son signataire le diplomate Paul-Louis-Félix Philastre), établit entre la France et le Viêt Nam une forme de protectorat, en des termes assez vagues: la France restitue à l'Annam les villes prises par Garnier et reconnaît la souveraineté de Tự Đức sur le Tonkin; en échange, l'empereur vietnamien reconnaît la souveraineté française sur l'ensemble de la Basse-Cochinchine, y compris les provinces annexées en 1867, et garantit la liberté religieuse. La signature du traité provoque une révolte, menée par trois mille lettrés, contre l'autorité de Tự Đức, accusé de brader le pays; cette «révolte des Van Thân», accompagnée de nombreux massacres de chrétiens, finit par être matée, mais les tensions persistent. Tự Đức et sa cour se refusent en effet à considérer les traités passés avec la France comme définitifs et tentent en vain d'obtenir leur renégociation. L'Annam cherche notamment l'appui des Chinois: l'Empire Qing vient à l'aide de son vassal en autorisant l'entrée de ses troupes en territoire vietnamien. La cour de Hué élève quant à elle à la dignité mandarinale Liu Yongfu, le chef des Pavillons noirs. Les heurts réguliers entre les Français et les Chinois, dont le gouvernement refuse de reconnaître le traité de 1874, signent le départ de la guerre franco-chinoise.

La France continue de chercher à étendre son influence en Extrême-Orient: les motivations économiques sont désormais ouvertement évoquées en lieu et place des raisons religieuses, le développement capitaliste exigeant des matières premières et des débouchés pour la production industrielle. Dès 1879, le ministère français de la marine propose l'envoi de troupes face aux attaques régulières des Pavillons noirs, mais le gouvernement de la République hésite encore à se lancer dans un engrenage de conquête. Le Tonkin intéresse tout particulièrement les Français pour la fertilité de son sol et les richesses de son sous-sol: ses richesses minières poussent la France à fonder en 1881 une Société des mines de l'Indochine. En juillet 1881, le président du Conseil Jules Ferry fait voter des crédits pour assurer la sécurité des Français au Tonkin, celle-ci ne pouvant être garantie par les autorités de Hué. Charles Le Myre de Vilers, gouverneur de Cochinchine, avertit Paris que, devant la mauvaise volonté des autorités annamites et les incursions des Pavillons noirs, il convient de doubler la garnison. Six mois plus tard, sur ordre de Gambetta, successeur de Ferry, des renforts militaires sont envoyés pour protéger les ingénieurs français au Tonkin. Le capitaine Rivière attaque en avril 1882 la citadelle de Hanoï et s'en empare pour «assurer la sécurité des nationaux français». Il réalise d'autres conquêtes avant d'être tué, en mai 1883, lors d'un combat contre les Pavillons noirs. Au même moment, à la demande de Jules Ferry qui est redevenu président du Conseil, la Chambre française des députés vote des crédits pour une expédition militaire au Tonkin. Face à l'invasion française, l'empereur Tự Đức demande à la Chine d'envoyer des troupes, mais il meurt dès le 17 juillet: les Français profitent de la situation pour imposer aux régents la signature du premier traité de Hué, qui met l'ensemble du pays sous protectorat et prévoit l'installation de résidents français à Hué comme à Hanoï. Des mandarins prennent alors le maquis aux côtés des Pavillons noirs, et reçoivent l'appui des troupes chinoises, que les Qing ont décidé de ne pas retirer. La France envoie un nouveau corps expéditionnaire de 17 000 hommes, et contraint la Chine à négocier. Par l'accord de Tientsin, la Chine reconnaît le protectorat français sur le Tonkin. Un second traité de Hué confirme le précédent: le territoire est séparé en deux protectorats, le Protectorat d'Annam, qui correspond au centre du pays, et le Protectorat du Tonkin, au nord. Le nom d'Annam, qui désignait jusque-là le pays dans son ensemble, fait dès lors référence uniquement à sa partie centrale. La dynastie Nguyễn règne toujours théoriquement sur ces deux portions de territoire, mais Annam comme Tonkin sont placés sous l'autorité de résidents français. Le 23 juin 1884, une colonne française tombe dans une embuscade chinoise. Les hostilités reprennent alors entre les Français, les Chinois et les Pavillons noirs. En mars 1885, l'évacuation du poste-frontière de Lạng Sơn par les troupes française fait croire à un désastre militaire et entraîne, à la chambre, la chute du gouvernement Ferry, accusé d'entraîner le pays dans une guerre ruineuse. La métropole envoie néanmoins des renforts aux commandants militaires, le général Brière de l'Isle et l'amiral Courbet. La Chine, prise dans des conflits internes et externes, finit par renoncer à son intervention et, le 9 juin 1885, un nouveau traité est signé à Tientsin, par lequel la Chine s'engage à ne plus intervenir dans les rapports franco-vietnamiennes et reconnaît les accords passés par les deux pays. La Chine renonce dès lors entièrement à sa suzeraineté sur le Viêt Nam. A Hué, le sceau donné par l'empereur de Chine en 1804 est solennellement fondu, pour symboliser la disparition de tout lien de subordination du Viêt Nam envers la Chine.

À Hué, quatre empereurs se sont succédé depuis la mort de Tự Đức, la véritable autorité étant détenue par les régents Tôn Thất Thuyết et Nguyen Van Tuong, qui ont renversé ou tué trois souverains successifs. Dục Đức, successeur immédiat de Tự Đức, a été destitué et mis à mort au bout de trois jours de règne; Hiệp Hoà n'a régné que quatre mois et a été contraint de s'empoisonner par les régents qui le soupçonnaient de vouloir pactiser avec les Français; Kiến Phúc a été rapidement destitué, les régents lui ont préférant Hàm Nghi, alors âgé de douze ans. Les Français arrivent à Hué le 2 juillet 1885 à la tête d'un millier d'hommes, commandés par le général de Courcy: les régents prennent les devants en passant à l'attaque mais, le 7, les Français sont maîtres de la ville. Tôn Thất Thuyết s'enfuit avec le jeune empereur Hàm Nghi, mais Tuong se soumet et constitue un gouvernement étroitement contrôlé par les Français. De Courcy s'emploie alors à pacifier le pays en luttant contre l'insurrection Cần Vương («soutien au roi») - appelée par les Français «l'insurrection des lettrés» - menée par Tôn Thất Thuyết et le souverain en fuite. Soucieux d'asseoir la légitimité du protectorat, les Français font monter sur le trône un nouvel empereur, le prince Đồng Khánh. Le régent Nguyen Van Tuong, jugé peu fiable, est déporté à Tahiti. En novembre 1888, Hàm Nghi est capturé et déporté en Algérie française; Tôn Thất Thuyết, quant à lui, se réfugie en Chine. La résistance contre les Français ne s'éteint pas pour autant: si la pacification du pays est achevée en 1896, l'insurrection connaît ensuite plusieurs résurgences, ce qui la fait s'étendre sur plus de deux décennies.