16. De l'engagement américain à la chute de Saïgon

En 1965, une division de Marines américains débarque sur la plage de Đà Nẵng, marquant le début de l'intervention directe des troupes américaines, placées sous le commandement du général William Westmoreland, responsable du Military Assistance Command, Vietnam (MACV). L'engagement des forces armées des États-Unis change radicalement la donne du conflit, que la propagande nord-vietnamienne présente désormais comme une «guerre nationale contre l'agresseur» et une lutte contre l'impérialisme américain. Les Américains et les Sud-vietnamiens mènent de leur côté une «guerre spéciale» pour défaire la guérilla. La période de désordre qui suit la chute de Diệm entraîne un relâchement général de la vigilance au Sud Viêt Nam; le FNL en profite pour étendre ses opérations et son implantation sur les hauts plateaux aux trois frontières (Viêt Nam, Laos, Cambodge). Le Nord Viêt Nam envoie à la guérilla des armes et des renforts de troupes de l'Armée populaire vietnamienne via la piste Hô Chi Minh, un ensemble de voies de communications dont la partie terrestre passe par le Laos, le Cambodge et le nord-est thaïlandais, ainsi que par des bretelles d'entrée au Sud Viêt Nam. La «neutralité positive» de Norodom Sihanouk vis-à-vis des communistes vietnamiens permet notamment à l'Armée populaire vietnamienneet à l'aide chinoise de transiter par le territoire et les ports cambodgiens. Le Sud Viêt Nam, entretemps, continue d'être politiquement instable. Nguyên Khanh a le plus grand mal à asseoir son autorité et doit bientôt céder lui-même le pouvoir; il part en exil début 1965, à la grande satisfaction du général Taylor qui le jugeait peu fiable. Après une éphémère présidence civile, la tête de l'État est à nouveau occupée par un militaire, le général Nguyễn Văn Thiệu. A partir de mars 1965, les aviations américaine et sud-vietnamienne lancent l'opération Rolling Thunder, une campagne de bombardements massifs contre le Nord Viêt Nam, destinée à détruire les infrastructures du régime communiste et à interrompre son aide au Việt Cộng. Les Américains continuent en outre à douter fortement des capacités de leurs partenaires sud-vietnamiens. Westmoreland est notamment peu confiant dans le potentiel militaire de l'Armée de la République du Viêt Nam et réclame rapidement d'importants renforts de troupes. La présence militaire américaine va crescendo jusqu'en 1969: les effectifs américains au Viêt Nam atteignent alors 550 000 hommes.

Confrontés à une guerre de guérilla, Américains et Sud-Vietnamiens tentent de démanteler les bases du Việt Cộng, en multipliant les raids de type «search and destroy» face à un ennemi souvent invisible, et en déplaçant la population des campagnes vers les villes par une politique d'urbanisation forcée. Le résultat est un profond bouleversement des structures sociales du Sud Viêt Nam: en 1974, sur une population de 20 millions d'habitants, on comptera 10 500 000 réfugiés vivant dans des conditions souvent misérables. La production agricole, dans un pays jusque-là essentiellement rural, s'effondre; les bombardements au napalm, la guerre chimique avec l'usage de défoliants comme l'agent orange, ravagent les campagnes vietnamiennes, causant de nombreuses victimes civiles ainsi qu'un véritable désastre écologique et sanitaire. La guérilla, tout en subissant de lourdes pertes, n'en poursuit pas moins ses attaques. L'opération Rolling Thunder, en outre, échoue d'une part à réduire les capacités du Nord Viêt Nam, dont les infrastructures peu développées peuvent endurer ce type d'assaut aérien, et d'autre part à détruire la piste Hô Chi Minh; une invasion du territoire nord-vietnamien est en par ailleurs exclue pour les États-Unis, sous peine de provoquer une très grave crise internationale qui pourrait faire de la guerre froide un conflit ouvert. Les attaques américaines mettent enfin à mal les tentatives de médiation des Soviétiques, qui poussaient les Nord-Vietnamiens à la négociation et ne peuvent dès lors qu'afficher leur soutien à ceux-ci face à l'«impérialisme». Le Nord Viêt Nam, dans le contexte de la rupture sino-soviétique, parvient à jouer de manière équilibrée de ses relations avec la Chine et l'URSS, en bénéficiant de l'aide des deux «frères ennemis» communistes. La nécessité de moderniser l'Armée populaire vietnamienne implique cependant de se tourner principalement vers l'aide technique des Soviétiques, ce qui tend à refroidir les rapports avec les Chinois. La Chine continue cependant d'aider massivement le Nord Viêt Nam, avec lequel ses relations ne se dégradent cependant vraiment qu'au début des années 1970 après le rapprochement sino-américain.

L'escalade militaire se poursuit au Viêt Nam sans qu'une solution ne soit en vue. La guerre est suivie au quotidien par les médias occidentaux; l'opinion publique mondiale est progressivement influencée par les chiffres précis qui lui sont communiqués: sur la seule année 1966, 120000 tonnes de bombes sont déversées sur le territoire vietnamien, pour un coût de plus d'un milliard de dollars et environ 24000 victimes, dont 80% de civils. Outre le Viêt Nam lui-même, le Laos, où la guerre civile se poursuit mais où les troupes américaines ne sont pas censées stationner, subit de très importants bombardements à la fois pour disloquer les réseaux de la piste Hô Chi Minh et pour réduire les positions du Pathet Lao. En 1967, les Américains doivent constater que les réseaux de communication et d'approvisionnement communistes n'ont toujours pas été détruits. Le gouvernement du Nord Viêt Nam, s'il n'est pas forcément au courant des doutes croissants au sein de l'administration américaine sur la stratégie à tenir, est pour sa part conscient de l'impact politique de la guerre aux États-Unis et en tient compte dans sa stratégie d'usure.

En janvier 1968, juste avant les festivités du Têt (nouvel an vietnamien), le FNL et l'Armée populaire vietnamienne lancent une offensive surprise à travers tout le Sud Viêt Nam: l'offensive du Têt prend les Américains comme les Sud-Vietnamiens totalement de court et les combats se déroulent jusque dans les rues de Saïgon, où l'ambassade américaine elle-même est prise d'assaut. L'offensive est finalement repoussée et se solde par de très lourdes pertes pour le Việt Cộng, qui y laisse une grande partie de ses troupes; les massacres commis par la guérilla ternissent en outre son image. Cependant, l'opération marque profondément l'opinion internationale et constitue une victoire psychologique pour le camp communiste. Aux États-Unis, et jusque dans les milieux politiques, une part croissante de l'opinion perçoit la guerre comme ingagnable, et l'engagement américain comme erroné. La photo de Nguyễn Ngọc Loan, chef de la police sud-vietnamienne, en train d'abattre à bout portant un prisonnier Việt Cộng (qui venait d'assassiner un proche de Loan, avec toute sa famille) fait le tour du monde et contribue à dresser une partie de l'opinion publique contre la guerre. Le général Westmoreland, que le gouvernement américain juge désormais dépassé par la situation, est par la suite remplacé par Creighton Abrams. L'opposition à la guerre du Viêt Nam, déjà sensible depuis plusieurs années aux États-Unis et dans les autres pays occidentaux, alimentée par des évènements dramatiques comme le massacre de Mỹ Lai commis par les troupes américaines, gagne un terrain considérable à la fin des années 1960. Le 31 mars 1968, le président Johnsonannonce qu'il ne se représentera pas lors de l'élection présidentielle de novembre; il décide également de l'arrêt des bombardements au nord du 19e parallèle. Dès les premiers jours d'avril, leNord Viêt Nam fait savoir qu'il est prêt à entamer des négociations, sous réserve d'un arrêt total des bombardements et de tout acte de guerre contre son territoire. Des pourparlers laborieux sont entamés pour choisir un lieu de rencontre, le choix se portant finalement sur Paris. Le 30 octobre, l'arrêt de tous les bombardements sur le territoire du Viêt Nam du Nord est annoncé. Des contacts sont pris en vue d'ouvrir les négociations; le gouvernement sud-vietnamien y participe de mauvaise grâce et en demandant tout d'abord que le FNL en soit exclu.

En janvier 1969, Richard Nixon succède à Lyndon Johnson à la président des États-Unis. Le nouveau président, avec l'aide de son conseiller à la sécurité nationale Henry Kissinger, tente de trouver une solution à la situation indochinoise. L'administration américaine alterne négociations, offres de cessez-le feu et offensives, pour être militairement en position de force durant les pourparlers qui s'éternisent. En juin 1969, le Việt Cộng proclame un gouvernement, le Gouvernement révolutionnaire provisoire de la République du Sud Viêt Nam, à la fois pour administrer les zones sous son contrôle et pour pouvoir participer aux négociations de paris, qui deviennent dès lors quadripartites. Les pourparlers de Paris se déroulent en plusieurs temps et sur plusieurs années, les principaux négociateurs étant Henry Kissinger côté américain et Lê Đức Thọ côté nord-vietnamien. Les États-Unis commencent à retirer des troupes dès 1969 et s'efforcent de développer les capacités de l'Armée de la République du Viêt Nam, afin de «vietnamiser» le conflit et de donner au Sud Viêt Nam les moyens de survivre sans aide extérieure. Entretemps, le conflit continue de connaître des développements, Américains et Sud-Vietnamiens tentant par tous les moyens de réduire les positions adverses et Nord-Vietnamiens de consolider les leurs. Du côté nord-vietnamien, la mort de Hô Chi Minh, le 2 septembre 1969, est l'occasion d'une nouvelle campagne de propagande, le régime s'employant à entretenir l'émotion populaire pour mieux afficher sa détermination. Au Cambodge, les Khmers rouges ont lancé une insurrection, d'ampleur encore limitée, en 1967. En 1969, les efforts de Norodom Sihanouk pour maintenir la neutralité de son pays sont définitivement ruinés quand les Américains commencent à bombarder le territoire cambodgien pour y détruire les réseaux de la piste Hô Chi Minh. En mars 1970, il est renversé par un putsch de la droite pro-américaine; le Cambodge sombre dans le chaos et Américains et Sud-Vietnamiens doivent y réaliser une incursion pour repousser les Nord-Vietnamiens, le Việt Cộng et les Khmers rouges. En février-mars 1971, l'armée sud-vietnamienne réalise une incursion au Laos (pays où les Américains ne peuvent théoriquement pas pénétrer, du moins au sol) contre les positions des Nord-Vietnamiens et du Pathet Lao: l'opération se solde par une véritable déroute, très médiatisée, pour l'Armée de la République du Viêt Nam. Dans le courant de 1972, une nouvelle offensive de grande envergure du FNL et de l'Armée populaire vietnamienne en territoire sud-vietnamien entraîne une accélération des négociations, mais aussi du conflit: les Américains lancent une ultime série de bombardements sur le Nord Viêt Nam à la noël 1972. Le 27 janvier 1973, les accords de paix de Paris sont enfin signés: le texte prévoit le retrait des troupes américaines avant le 31 mars de la même année et un processus de réconciliation nationale au Sud Viêt Nam avec la tenue d'élections. La frontière entre les deux Viêt Nam est reconnue, mais uniquement en référence à Genève, c'est-à-dire à titre provisoire. Un cessez-le feu est conclu au Laos mais rien n'est prévu pour le Cambodge; les Nord-Vietnamiens n'ont en effet plus guère d'influence sur les Khmers rouges qui ont refusé de participer aux pourparlers. Henry Kissinger et Lê Đức Thọ, pour cet accord, reçoivent conjointement le prix Nobel de la paix, que Lê Ðức Thọ n'accepte cependant pas.

Une fois les accords signés et le retrait définitif des troupes américaines entamé, l'application du processus de paix prévu par les accords est bloqué de manière presque immédiate. Dès le lendemain de la signature, Nguyễn Văn Thiệu appelle à poursuivre le combat contre les communistes; les Nord-Vietnamiens, de leur côté, continuent de faire passer hommes et matériel au Sud. Le Nord Viêt Nam, durement touché par la guerre, s'accorde un temps de répit, mais ne perd pas de vue son objectif de réunification et, dès octobre 1973, le Parti considère les accords de paix de Paris comme caducs; quant au Sud Viêt Nam, son économie est dans un état désastreux. L'Armée populaire vietnamienne et le Việt Cộng réorganisent leur logistique en prévision de l'assaut final. En janvier 1975, l'affaiblissement militaire du Sud Viêt Nam étant considéré comme suffisant, les préparatifs de la dernière offensive s'accélèrent. Dans le courant de mars, les forces communistes réussissent une percée foudroyante tandis que l'Armée de la République du Viêt Nam s'effondre. A la fin du mois d'avril Nguyễn Văn Thiệu démissionne avant de prendre la fuite pour Taïwan. Dương Văn Minh, qui avait déjà été président durant quelques mois après la chute de Diệm, lui succède mais le délitement du Sud Viêt Nam est total et, le 30 avril 1975, Saïgon tombe tandis qu'une partie de la population fuit ou tente de fuire au milieu de scènes de panique. La guerre du Viêt Nam, qui a pour conséquences un recul de l'influence américaine en Asie et le basculement dans le camp communiste des trois anciens pays de l'Indochine française, se solde par plusieurs millions de morts vietnamiens (les estimations pouvant aller de deux millions - soit 4% de la population - à près de quatre millions), 2,5 millions de blessés et de mutilés et un pays à l'environnement dévasté.