05. Du déclin des Lê au règne des Tây Sơn

Rétablis sur le trône, les souverains Lê sont désormais privés de tout pouvoir réel: en 1599, Trịnh Tung, fils de Trịnh Kiểm, fait reconnaître par le roi son titre de «généralissime, administrateur suprême de l'État». La famille Trinh, dont la charge se transmet de père en fils, gouverne désormais le pays tandis que la dynastie Lê ne règne plus que symboliquement. Mais entretemps, la famille Nguyễn s'est brouillée avec les Trinh: en 1558, Nguyễn Hoàng - fils cadet de Nguyễn Kim mort en 1545 - se réfugie au Sud du pays pour échapper à la jalousie de son beau-frère Trịnh Kiểm, et obtient le gouvernement de deux provinces. Le pays connaît dès lors une partition de fait, les Trinh tenant le Nord et les Nguyễn le Sud, chacune des deux familles affirmant gouverner au nom des Lê. Les visiteurs étrangers tendent à appeler le Nord du Viêt Nam, gouverné par les Trinh, Tonkin, ce nom étant dérivé de Dong Kinh («capitale de l'Est»), soit l'actuelle Hanoï. Le territoire des Nguyễn est par contre appelé par les étrangers Cochinchine, d'après un terme inventé au XVIe siècle par les navigateurs portugais pour désigner le pays dans son ensemble. La division entre Nord et Sud, dont le XVIIIe siècle apparaît comme le point culminant mais qui se reproduit par la suite, constitue l'un des éléments moteurs de l'histoire vietnamienne. Au gré des divisions politiques que connaît le pays au cours de son histoire se développent de multiples divergences et culturelles, chaque partie du pays étant amené à se forger son identité spécifique: le contraste nord-sud constitue l'un éléments les plus souvent cités de l'identité nationale vietnamienne et de ses variations. Il ne s'agit cependant que l'un des maillons de la culture vietnamienne, où l'identité régionale, territoriale, voire locale, occupe une part importante, le rapport entre Nord et Sud n'étant que l'un des éléments d'une vaste mosaïque culturelle.

Empêchés par les Trinh d'étendre leur domaine vers le Nord, les Nguyễn poursuivent la «marche vers le Sud», annexant des territoires aux dépens du Champā et du Cambodge alors en plein déclin. À partir de la première moitié du XVIIe siècle, les Viêt s'emparent du Kampuchéa Krom (plus tard appelé Cochinchine, et correspondant au Sud du Viêt Nam actuel), jusque-là terrekhmère, où s'installent dès 1622 des colons Viêt.

Bien que politiquement divisé en deux, le Đại Việt atteint, au milieu du XVIIIe siècle, la configuration de l'actuel Viêt Nam. La sécession de fait du pays dure deux siècles durant lesquels le pays évolue beaucoup sur les plans agricole, artisanal, industriel ou commercial. Le Nord dominé par les Trinh connaît un déclin de son agriculture, tandis que le Sud bénéficie d'une pression démographique moins forte et d'une plus grande superficie cultivable. Le Đại Việt bénéficie par ailleurs d'un essor de son commerce extérieur. La région est une étape pour les navires occidentaux qui voguent vers la Chine ou le Japon. Néerlandais, Britanniques et Français ouvrent des comptoirs commerciaux, réalisant des affaires avec plus ou moins de bonheur. Le christianisme prend par ailleurs pied dans le pays à partir de 1615, date à laquelle Italiens et Portugais fondent la première mission d'évangélisation. En 1627, le jésuite Alexandre de Rhodes ouvre une mission à la cour des Trinh. Inquiets du nombre de conversions au catholicisme, les Trinh l'expulsent cependant trois ans plus tard. Au Sud, les missionnaires sont également chassés et le christianisme est réprimé dans l'ensemble du pays. Alexandre de Rhodes laisse cependant une trace profonde dans l'histoire vietnamienne, notamment en développant l'alphabet quốc ngữ, méthode deromanisation du vietnamien, qui finira par supplanter l'écriture chữ nôm en sinogrammes.

Le début du XVIIIe siècle coïncide avec le déclin du pouvoir des Trinh: l'économie du Nord se dégrade, du fait d'une mauvaise gestion et de catastrophes naturelles qui, provoquées en partie par le manque d'entretien des digues, dévastent l'agriculture. Plusieurs révoltes éclatent. Au Sud, les Nguyễn sont confrontés à des révoltes provoquées par le coût de la vie. Les soulèvements successifs sont matés tant par les Trinh que par les Nguyễn jusqu'en 1771, date à laquelle éclate la révolte menée par les trois frères Tây Sơn.

Le plus jeune des Tây Sơn est âgé de dix-huit ans en 1771, quand il lance la révolte contre les princes Nguyễn. La rébellion se développe sur les plateaux, avant de gagner les citadelles du Sud. Les Trinh descendent alors eux aussi vers le Sud et passent le Col des Nuages pour attaquer les Tây Sơn; confrontés à deux ennemis simultanés, ces derniers font alors allégeance aux Trinh pour mieux combattre les Nguyễn. Les princes Nguyễn sont capturés et massacrés, sauf un, Nguyễn Anh, qui réussit à reconstituer une armée. Il parvient à se faire reconnaître comme souverain légitime par leSiam et le Cambodge mais, plusieurs fois battu, doit se réfugier à Bangkok en 1785. Entretemps, la déliquescence la cour des Trinh encourage les Tây Sơn à reprendre le combat contre leurs anciens alliés. La capitale des Trinh, Thăng Long (Hanoï) est prise le 21 juillet 1786, et la seigneurie Trinh prend fin avec le suicide des princes en fuite. Nguyễn Huệ, l'un des frères Tây Sơn, vient alors faire allégeance au monarque Lê, Hiển Tông. Mais ce dernier meurt peu après, laissant le trône à son petit-fils Chiêu Thống. Le nouveau roi réclame alors la province de Nghệ An aux frères Tây Sơn qui s'étaient partagé le pays; Nguyễn Huệ, à qui est revenu la province, marche alors sur la capitale avec ses troupes. La famille Lê est contrainte à la fuite. Lê Chiêu Thống, décidé à reconquérir son trône, décide de s'allier avec la Chine: l'armée des Qing pénètre sur le territoire du pays, mais se livre à de nombreuses exactions, retournant la population contre les Lê. Nguyễn Huệ fait alors appel au sens patriotique des Viêt pour obtenir le soutien du peuple: il se proclame roi le 22 décembre 1788, sous le nom de règne de Quang Trung, et lance une attaque surprise à la veille du nouvel an, infligeant aux Chinois une défaite totale. Lê Chiêu Thống se réfugie en Chine et, le 30 janvier 1789, Nguyễn Huệ rentre à nouveau dans Thăng Long, mettant un terme à la dynastie Lê. Il se garde d'humilier les Chinois et leur propose la paix, en leur demandant de le reconnaître comme roi. Les Tây Sơn règnent désormais sur le Đại Việt, Nguyễn Huệ régnant de la frontière chinoise jusqu'au Col des Nuages, tandis que ses frères se partagent l'ancienne seigneurie des Nguyễn. La révolte des Tây Sơn a un effet unificateur sur la nation viêt, tant par sa vocation propre que par la réaction qu'elle suscite. La victoire des frères Tây Sơn induit en effet un remise en cause violente des élites urbaines du Sud: les Chinois associés au pouvoir des Nguyễn font notamment l'objet de massacres. La guerre civile provoque le regroupement géographique de la communauté chinoise, qui perd son statut d'extraterritorialité. L'influence khmère sur le delta est également mise à mal. Le pouvoir des Tây Sơn ne se traduit, après leur victoire militaire, par aucune réforme structurelle; Nguyễn Huệ meurt prématurément en 1792, laissant le trône à son fils de dix ans, et le gouvernement du pays à un régent que ses exactions rendent rapidement impopulaire.