RESUME
La thèse de maîtrise « Transformation » se divise en 7 chapitres : (1) Transformation en entier (devenir complètement autre), (2) Le corps, (3) Le moi, (4) La langue, (5) Le complètement autre, (6) L’esprit, (7) La pensée.
Tout d’abord, nous traçons les grandes lignes de la transformation en distinguant trois moments : le transformant, le fondement de la transformation et la transformation dans un sens étroit. Le transformant, c’est le côté de l’actuel ; le fondement, c’est le virtuel ; la transformation dans le sens étroit, c’est l’actualisation. Le premier, c’est le corps ; le second, la mémoire ; le troisième, l’esprit. Le corps n’est que le plan le plus contracté de la mémoire, mais la mémoire en elle-même n’est rien, elle n’existe que dans l’actualisation. Le corps actuel est fait selon la mémoire virtuelle, mais l’actualisation transforme la mémoire-même. L’articulation du corps et de la mémoire s’appelle l’esprit ou – a-t-on envie de dire – resprit, pour accentuer le rapport avec la respiration en tant qu’articulation interne du corps (et le mot ‘esprit’, spiritus, est dérivé de spirare, ‘souffler’, ‘respirer’).
Chaque être a deux « côtés » : d’un côté il est tourné vers l’extérieur, vers son entourage ; de l’autre côté il est tourné vers soi-même. Le premier est le corps-pour-l’autre, et c’est de ce côté que les êtres se présentent normalement les uns aux autres. C’est le côté tourné vers l’action, et d’habitude ce moment « pratique » accapare tout l’attention – c’est ‘l’attention à la vie’ (une notion bergsonienne). Le deuxième est le corps-en-soi ; il est mnémique et constitue l’unité de l’étant. Ainsi, il sert de base au corps-pour-l’autre, puisque pour agir et pour posséder autre chose, tout étant a d’abord besoin de se posséder soi-même. Chaque étant « se survole », pour se réunir en un étant qui existe, qui dure dans le temps. C’est cette dimension temporelle, virtuelle ou « trans-spatiale » (expression de Raymond Ruyer) qui rend raison des relations spatiales actuelles. Un système actuel n’est que la dernière phase d’une actualisation, et l’actualisation n’est explicable que sur la base d’une autre dimension, virtuelle et trans-spatiale. Mais cette autre dimension n’existe pas séparément de l’actualité ; la virtualité n’est pas un « autre monde » à côté de « notre monde », mais elle est essentiellement temporelle, son essence est l’actualisation, la création de l’actualité. Ce dernier moment est l’esprit (ou resprit) qui unit et sépare, qui articule les deux corps, le corps-chair et le corps-mémoire. Les deux corps sont la même chose, vue de deux côtés opposés, du dedans et du dehors ; l’esprit (fortement lié à la respiration) est ce qui les unit ; et l’attention à l’esprit est ce qui permet de « voyager » de l’un à l’autre.
Une place importante est tenue dans la thèse par la structure de l’évolution, qui est décrite comme une diversification horizontale d’un rapport caractéristique des étants (p.ex. du rapport physique, chimique, sensible ou linguistique) et une stratification des rapports eux-mêmes (p. ex. du rapport sensible au rapport linguistique). Avec le rapport linguistique, les étants acquièrent une complexité telle qu’ils peuvent se rapporter au Rapport lui-même (au pur rapport). Cela devient possible de la façon suivante : le rapport linguistique soumet le rapport sensible – quand nous parlons ou gesticulons, nous ne pouvons et nous ne devons pas voir les mots ou les gestes sensibles, mais seulement les idées transmises par eux ; autrement la langue se réduirait à un bruit, à un son simplement sensible. Mais d’une certaine façon, nous pouvons aussi exhiber le « corps » de la langue, avec des procédés que l’on pourrait qualifier poétiques : alors je remarque bien, également, la forme sensible de la langue, sans être pour cela réduit à une animalité simplement sensible : au contraire, je remarque la signification et la forme sensible, je prête attention à la langue et à la sensibilité. Il en résulte que, si l’étant linguistique se meut d’habitude dans l’horizon des éléments linguistiques (significations, dans un sens large), il peut tenir en vue quelque chose de complètement autre. Il est caractérisé par un rapport particulier (linguistique), mais il peut se rapporter, à la différence des autres étants, à ce rapport même, et le rapport au rapport n’est plus quelque chose de particulier mais il est universel, absolu.
Un rapport particulier est un rapport entre l’un et l’autre, mais le rapport avec le rapport est un rapport avec le complètement autre, avec l’inconnu. Cet inconnu n’est rien d’autre que la dimension de la virtualité même. Cette dimension apparaît à l’étant linguistique quand il prête attention à la sensibilité. Il faut distinguer entre une attention empirique sensible, qui vise certains objets, et l’attention transcendentale, qui vise la sensibilité elle-même, le tout de la sensibilité (cf. la distinction bergsonienne entre les reconnaissances automatique et attentive). Ce sont des choses très differentes : l’attention transcendentale nécessite plutôt d’abord une réduction de l’attention empirique, c’est à dire de ne pas aller sans cesse d’une chose à autre, comme fait l’attention empirique, mais d’arrêter l’attention sur une seule chose. Alors l’attention se libère de cette chose (et de tous les choses en général) et se retourne vers soi-même : on prête attention à l’attention (à l’ « attendre »). C’est une attention à l’esprit qui est la dimension même de cet « attendre », une dimension temporelle. Cette existence temporelle devient dans une certaine mesure autonome par rapport à l’existence spatiale (je dis « dans une certaine mesure », parce que le sens de l’espace sera changé). C’est « l’attention à la mort » en tant qu’attention à sa propre limite, à ce qui est complètement autre.
Le temps de cette attention spirituelle est la présence vraie et l’éternité vraie. Ce que nous désignons d’habitude comme « présence » n’est que le passé immédiat. Les excitations auront pris un certain temps pour nous arriver et pour devenir des perceptions. Nous ne percevons la lumière que quand une quantité énorme de vibrations lumineuses se sont accumulées sur la surface sensible. Nous venons toujours en retard par rapport à ce qui nous entoure. Mais le moment de l’actualisation est unique pour tous, et si nous nous plaçons dans l’actualisation, dans l’attention croissante, nous sommes strictement contemporains à tous les étants. C’est la présence absolue. Et si nous imaginons l’éternité comme quelque chose d’immuable, alors ce n’est qu’une image de l’éternité, qui sera vieillie par rapport au nouveau moment qui vient. La seule éternité éternelle est celle de la transformation globale, de la transformation qui regarde le tout, à chaque instant.
Le tout de l’univers est une actualisation, une création de l’actualité sur la base d’un tout virtuel. Il est clair que tout ce qui est actuel périra, tandis que le virtuel et l’actualisation ne peuvent pas périr. Alors l’attention transcendentale, l’attention à l’esprit, qui est un événement ontologique (cette attention explicite change la constitution ontologique de l’étant), acquiert aussi une signification éthique et sélective : plus un étant prête attention à l’actuel (s’identifie avec le monde spatial), plus il est mortel ; et plus il prête attention au virtuel (s’identifie avec l’actualisation, avec son propre type d’actualisation), plus il est éternel.
L’évolution continue et de nouveaux rapports se créeront (il sont déjà maintenant en train de se créer, les rapports futurs sont déjà en œuvre), mais tous les sauts évolutifs sont accompagnés par une quantité considérable de cruauté. On peut apercevoir déjà des sources potentielles de cruauté et de terreur liées aux progrès de la technologie. Mais ce qui precède donne un peu d’espoir pour le futur, parce que reste seulement l’actualisation créative ; toutes les choses actualisées en elle-mêmes, séparées de leur côté virtuel, ne sont que des illusions. Tous les contretemps ne regardent que l’actualité et ne peuvent être que temporaires, parce qu’ils vont justement contre le cours du temps (en voulant perpétuer des corps, des actualités). La transformation universelle détruira, tôt ou tard, toutes les fixations et toutes les manipulations. Seul l’esprit est éternel.