BILLETER ET ZHUANGZI
JEAN-FRANÇOIS BILLETER
ET
ZHUANGZI
Avant de commencer j’avertis le lecteur que dans ce qui suit, quand je parle du Zhuangzi, c’est toujours le Zhuangzi de Billeter dont je parle, le Zhuangzi dans l’interpretation et dans la traduction de Billeter (ou plus précisement c’est le Zhuangzi interprété par Billeter interprété par moi).
1. Traduction et interprétation
Billeter commence toujours par la traduction, « car aucune méthode, aucune autre discipline intellectuelle ne contraint à tenir si rigoureusement et si complètement compte de toutes les propriétés d’un texte, y compris sa composition, son rythme, son ton – propriétés qui concourent toutes à lui donner son sens et que rien ne vaut l’aller et retour critique entre l’original et les versions successives de la traduction”.[1] Et c’est autant plus vrai que la distance entre le deux langues est plus grande, comme c’est justement le cas du chinois et du français, parce que l’espace de l’interpretation est plus ample, la longueur du voyage d’ „aller et retour” est plus grande.
En traduisant Zhuangzi, Billeter part du principe que Zhuangzi est l’œuvre d’un philosophe: „par „philosophe” j’entendais un homme qui pense par lui-même, en prenant pour objet de sa pensée l’expérience qu’il a de lui-même, des autres et du monde”[2]. Ceci établit une égalité de principe entre Zhuangzi et Billeter: „s’il pensait par lui-même, en prenant pour objet son expérience, je pouvais le rejoindre en faisant de même pour mon compte – car son expérience et la mienne devaient se recouper au moins en partie.”[3] „Quand j’aborde un texte du Tchouang-tseu, je me demande d’abord, non quelles idees l’auteur développe, mais de quelle expérience particulière ou de quel aspect de l’expérience commune il parle.
Billeter décrit minutieusement le processus de la traduction, en y distinguant cinq étapes.[4] Il souligne l’importance de vraiment imaginer la situation et de vraiement penser le sens des phrases à traduire – quand on l’aura fait, tout simplement on décrit la même situation dans une autre langue, en essayant de touver les moyens le plus proches à l’original. Ainsi il ne traduit pas des mots ou des phrases, mais décrit ou recrée des situations. Cela a des très grandes avantages, parce que les traductions, surtout des langues orientales en des langues occidentales, sont trop souvent très abstraites et parfois impossibles à imaginer. Etant un traducteur moi-même avec une certaine expérience, je peux dire que la description de Billeter de la traduction est très adequate et tous peuvent noter que ses traductions sont faciles à lire et comprendre.
Voyons donc quelles expériences sont décrites dans le Zhuangzi. Prenons d’abord l’exemple du cuisinier Ding.
2. Aprentissage
Le cuisinier Ting[5] dépeçait un bœuf pour le prince Wen-houei. On entendait des houa quand il empoignait de la main l’animal, qu’il retenait sa masse de l’épaule et que, la jambe arqueboutée, du genou l’immobilisait un instant. On entendait des houo quand son couteau frappait en cadence, comme s’il eût exécuté l’antique danse du Bosquet ou le vieux rythme de la Tête de lynx.
- C’est admirable ! s’exclama le prince, je n’aurais jamais imaginé pareille technique !
Le cuisinier posa son couteau et répondit : Ce qui intéresse votre serviteur, c’est le fonctionnement des choses, non la simple technique. Quand j’ai commencé à pratiquer mon métier, je voyais tout le bœuf devant moi. Trois ans plus tard, je n’en voyais plus que des parties. Aujourd’hui, je le trouve par l’esprit sans plus le voir de mes yeux. Mes sens n’interviennent plus, mon esprit agit comme il l’entend et suit de lui-même les linéaments du bœuf. Lorsque ma lame tranche et disjoint, elle suit les failles et les fentes qui s’offrent à elle. Elle ne touche ni aux veines, ni aux tendons, ni à l’enveloppe des os, ni bien sûr à l’os même. (...) Quand je rencontre une articulation, je repère le point difficile, je le fixe du regard et, agissant avec une prudence extrême, lentement je découpe. Sous l’action délicate de la lame, les parties se séparent avec un houo léger comme celui d’un peu de terre que l’on pose sur le sol. Mon couteau à la main, je me redresse, je regarde autour de moi, amusé et satisfait, et après avoir nettoyé la lame, je le remets dans le fourreau. (...)[6]
Ici le cuisinier décrit les stades de son apprentissage.
1) D’abord il voyait tout le bœuf devant lui. C’était un objet qui opposait son résistance au cuisinier avec toute sa masse.
2) Après trois ans d’exercice il ne voyait plus que certaines parties du bœuf, des endroits difficiles. C’est le moment de l’analyse, le cuisinier commence à vaincre la résistance de l’objet.
3) A la fin il a atteint la maîtrise, „le bœuf ne lui offre plus aucune résistance et n’existe donc plus pour lui en tant qu’objet. Cette abolition de l’objet va de pair avec celle du sujet.”[7] Il est donc survenu une synthèse, où le dualisme initial du cuisinier et du bœuf s’est annulé. Le cuisinier a parfaitement intégré son activité et repond avec souplesse et fermeté aux particularités de la situation, aux linéaments du bœuf concret.
Ces trois étapes-là sont générales et décrivent tout processus d’apprentissage, soit en apprenant à manier des objets ou à coordonner nos mouvements. Après des tâtonnements et difficultés initiaux nous atteignons à la fin une facilité supérieure. Pour signifier ce stade de mouvements intégrés, Zhuangzi utilise souvent le mot 游, que l’on pourrait traduire comme „voyager”, „se promener”, „glisser” ou, avec une signification plus concrète, comme „nager”.[8] En voici un autre exemple que Billeter tire du Zhuangzi, et qui traîte justement d’un nageur:
Confucius admirait les chutes de Lü-leang. L’eau tombait d’une hauteur de trois cents pieds et dévalait ensuite en écumant sur quarante lieues. Ni tortues ni crocodiles ne pouvaient se maintenir à cet entroit, mais Confucius aperçut un homme qui nageait là. Il crut que c’était un malheureux qui cherchait la mort et dit à ses disciples de longer la rive pour se porter à son secours. Mais quelques centaines de pas plus loin, l’homme sortit de l’eau et, les cheveux épars, se mit à se promener sur la berge en chantant.
Confucius le rattrapa et l’interrogea : « Je vous ai pris pour un revenant mais, de près, vous m’aves l’air d’un vivant. Dites-moi : avez-vous une méthode pour surnager ainsi ? – Non, répondit l’homme, je n’en ai pas. Je suis parti du donné, j’ai développé un naturel et j’ai atteint la nécessité. Je me laisse happer par les tourbillons et remonter par le courant ascendant, je suis les mouvements de l’eau sans agir pour mon propre compte. – Que voulez-vous dire par : partir du donné, développer un naturel, atteindre la nécessité ? » demanda Confucius. L’homme répondit : « Je suis né dans ces collines et je m’y suis senti chez moi : voilà le donné. J’ai grandi dans l’eau et je m’y suis peu à peu senti à l’aise : voilà le naturel. J’ignore pourqui j’agis comme je le fais : voilà la nécessité.[9]
Ici aussi le nageur décrit un processus d’apprentissage : il part du donné (故), developpe un naturel (性) et atteint la nécessité (命). Ici lea première étape n’est pas une opposition d’un sujet avec son objet à cause d’une résistance que celui-ci offre, mais plutôt un environnement qui est dejà là, une synthèse primordiale: quand nous naissons, nous nous trouvons dejà dans une contexte historique, géographique, sociologique. Le nageur parle de son paysage natal avec les collines et chutes d’eau. Et c’est dans ce cadre-là qu’il commence à faire des découpages, à „analyser”, à apprendre quelque chose, à savoir nager: c’est le développement du „naturel”, qui est similaire au deuxième stade du cuisinier. Et ici aussi le nageur atteint une nouvelle syntèse où il est « en accord complet avec les courants et les tourbillons de l’eau, et en même temps de façon complètement spontanée, autrement dit de façon nécessaire, car les mouvements à faire s’imposent à lui de façon immédiate et naturelle. »[10] La nécessité et la liberté se touchent donc dans le troisième stade: la liberté n’est pas conçu ici comme un pouvoir souverain d’imposer un ordre au monde (dans une situation dualiste), mais elle est la capacité de repondre avec facilité à tous les aléas de la situation, de les utiliser à son profit (p.ex. utiliser les tourbillons pour nager, dans une situation où l’eau et le nageur ne font qu’un système).
3. Le Ciel et l’Humain
Zhuangzi parle donc ici de choses extrêmement simples et même très banales : de l’apprentissage et de son aboutissement, de la maîtrise d’une action. Il évoque des exemples avec des gens qui ont atteint un grand niveau dans leur art (cuisinier, nageur), mais la même description de base vaut pour toutes les habitudes que nous avons contractées. Aujourd’hui très souvent nous ne nous souvenons plus des difficultés que nous avons rencontrées dans ce processus: par exemple, en apprenant notre langue maternelle, en apprenant à marcher, à utiliser les baguettes ou la fourchette et le couteau etc. D’habitude nous prêtons une importance énorme au processus d’apprentissage, nous inventons des techniques et des méthodes pour le faire avec plus d’efficacité etc., mais une fois l’action maîtrisée, nous ne lui prêtons presque plus aucune attention. La maîtrise d’une action signifie justement que notre conscience se libère pour de nouvelles tâches; nous ne devons plus penser tout le temps à comment coordonner nos mouvements et nous pouvons maintenant apprendre quelque chose de nouveau, en nous appuyant sur cette base recemment acquise.
Mais dans la description de Zhuangzi, les valeurs sont opposées: l’important c’est la facilité de l’action, tandis que les efforts pour y arriver sont inférieurs.[11] Pour décrire cette dualité, Billeter utilise deux mots que Zhuangzi emploie souvent, le Ciel et l’Humain, le 天 et le 人. Ceux-çis sont selon Billeter deux régimes différents d’activité, comme on parle des régimes d’un moteur, « c’est-à-dire des différents réglages auxquels on peut le soumettre, produisant différents rapports et différents effets de puissance. »[12]
Le Ciel est un régime où l’activité est efficace, spontanée, nécessaire (rappelons-nous du nageur), complète et entière, « en ce sens qu’elle résulte de la conjonction de toutes les facultés et de toutes les ressources qui sont en nous. »[13] L’Humain, en revanche, implique l’intention, le contrôle de la conscience qui cherche tant bien que mal à mettre ensemble et unir des mouvements disparates. Bien sûr il serait vain de vouloir nous débarasser de notre activité intentionnelle et consciente. « Ce qui importe, c’est d’établir une juste rapport entre elle et l’activité nécessaire. »[14] Ou pour le dire avec les mots de Zhuangzi dans la traduction de Billeter : « veille à ce que l’humain ne détruise pas le céleste en toi, veille à ce que l’intentionnel (故) ne détruise pas le nécessaire (命).”[15] Il faut remarquer que l’on ne peut pas réduire la distinction du Ciel et de l’Humain à une simple opposition du naturel et de l’artificiel ou de la nature et de la culture,[16] car il traverse les deux domaines à la fois: un louveteau appartient à la nature, mais quand il est encore en train d’apprendre la technique de la chasse par exemple, il est dans le régime „humain” ; tandis qu’un artisan qui a parfaitement intégré son activitése meut dans le régime „céleste”.
4. Oublier
Zhuangzi s’intéresse surtout du passage d’un régime d’activité à l’autre, et surtout du régime inferieur au régime supérieur, de l’Humain au Céleste.[17] Il le désigne avec le mot « oubli », « oublier »[18]. Il y a là une discontinuité, une rupture. Nous pouvons affiner nos mouvements jusqu’à l’infini, mais tout cela reste toujours humain, trop humain, c’est á dire une mosaique d’éléments qui n’ont pas de cohésion intérieure. Jusqu’au point où tout d’un coup, nous réalisons le mouvement comme un tout entier et parfaitement intégré. Par exemple, je cherche à comprendre une phrase chinoise (ou pour certains de vous, une phrase française) qui m’est obscure. Je commence par chercher dans le dictionnaire le sens des différents mots dans la phrase ; ensuite je procède par vérifier le lien grammatical entre les mots. Je répète ce proccesus et j’enrichis de plus en plus mes connaissances sur la phrase, mais le sens de la phrase me reste toujours vague jusqu’au point où tout d’un coup je la comprends comme un entier. Alors la phrase ne sera plus pour moi un conglomérat des elements, mais un tout intégré qui survole toutes ses parties. Bien sûr, le travail précedent prépare la compréhension finale, mais il ne l’explique pas. Dans la compréhension du tout j’aurai « oublié » tout le travail dépensé et j’évolue dans la facilité du sens intégral survenu ; je me suis élevé sur un autre niveau, dans le régime du Ciel.
D’habitude cet oubli est véritablement un oubli : quand j’aurai intégré un processus physique ou mental dans un tout unique, je l’oublie, le processus se déploie tout seul et automatiquement et ma conscience se libère pour d’autres tâches. Et si occasionnellement je prête attention à un tel processus intégré, à une habitude, très souvent cela ne fait qu’empêcher le déroulement de l’action. Par exemple, nous savons très bien marcher ou verser de l’eau, mais si nous devons le faire sur une scène de théatre, alors nous découvrons que nous ne savons plus comment faire et c’est très facile de trébucher en marchant ou de renverser la verre d’eau. Ce qui distingue l’art d’un simple habitude, c’est justement le fait que dans l’art l’intégration de l’action est tellement forte et l’action se déroule avec une telle facilité que le fait d’en devenir conscients ne la dérange pas. Normalement il y a un va-et-vient entre l’action non-intégrée consciente et l’action intégrée inconsciente. Mais l’art du cuisinier et du nageur consistent dans le fait qu’ils deviennent conscients de leur action, tout en continuant à effectuer l’action même. La conscience ne tourne pas ailleurs pour trouver un nouveau objet, mais revient sur l’activité en cours et l’observe.[19] Le résultat en est qu’on découvre de nouvelles nuances dans l’activité qui permettent de la perfectionner encore et de l’elever jusqu’à l’art, comme c’est le cas du cuisinier et du nageur. Donc, au trois étapes de l’apprentissage (le donné, l’exercise et la maîtrise) s’ajoute un quatrième qui est justement le retour à l’action. C’est juste cet aspect que Zhuangzi signifie par le 游 qui est « le régime d’activité dans lequel notre conscience, dégagée de tout souci pratique, se fait spectatrice de se qui se passe en nous. »[20] Donc le游 ne serait autre que le régime du Ciel observé. Si l’on observe l’activité du régime du Ciel, c’est à dire, une activité facile et integrée, alors c’est le游. Cela implique que l’on a poussé la maîtrise « jusqu’au point où la conscience a le loisir de se faire la spectatrice détachée de l’activité et devient visionnaire. Elle perçoit alors l’activité du corps et, sans solution de continuité, dans une même vision, la réalité extérieure sur laquelle cette activité est en prise. »[21] Et, répétons-le, ce n’est pas une conscience qui empêche l’action, mais au contraire, elle l’enrichit.
5. Arrêter et observer
Mais est-ce que la possibilité de redevenir conscients d’une activité du régime du Ciel, c’est-à-dire, est-ce que la possibilité de « nager » (游) est limitée à un champ d’activité où nous aurons atteint la maîtrise accompli, un art comparable à celui du cuisinier et du nageur ? Sur ce thème Billeter donne une troisième extrait du Zhuangzi.
- J’ai fait des progrès, dit Yen Houei.
- Comment cela ? demanda Confucius.
- J’oublie la bonté et la justice, répondit Yen Houei.
- C’est bien, remarqua Confucius, mais cela ne suffit pas.
Lorsqu’ils se revirent, Yen Houei dit :
- J’ai fait des progrès.
- Comment cela ? s’enquit Confucius.
- J’oublie les rites et la musique, expliqua Yen Houei.
- C’est bien, observa Confucius, mais cela ne suffit pas.
Lorsqu’ils se revirent, Yen Houei dit encore :
- J’ai fait des progrès.
- Comment cela ? demanda Confucius.
- Je puis rester assis dans l’oubli, répondit Yen Houei.
- Que veux-tu dire par là ? demanda Confucius intrigué.
- Je laisse aller mes membres, je congédie la vue et l’ouïe, je perds conscience de moi-même et des choses, je suis complètement désentravé : voilà ce que j’appelle être assis dans l’oubli.
Confucius déclara : Si tu es sans entrave, tu n’as plus de préjugés favorables [ou défavorables]. Si tu épouses les métamorphoses de la réalité, tu n’es plus soumis à aucune contrainte. Te voilà devenu un sage. Souffre que moi, Ts’ieou, je devienne ton disciple.[22]
Ici Yan Hui a oublié la bonté et la justice, les rites et la musique, qui veut dire qu’il les a intériorisés et maîtrisés. Mais ceux-ci ne sont pas les niveaux les plus hauts. Il a maîtrisé certains actions (régime du Ciel) et il les observe (游), mais ceux sont encore des modes particuliers d’action qui sont, justement, classificables sous des concepts (« bonté », « justice », « rites », « musique »). Le plus haut niveaux c’est quand on maîtrise toute la vie, tout le processus vital comme un entier, si on intègre toute l’existence. Pour cela, nous enseigne Zhuangzi, il faut d’abord s’arrêter, s’immobiliser – sans pourtant s’endormir ! C’est cela que veut dire le mot zuo, « s’assoir », « être assis » qui est une position d’immobilité d’un côté et de veille de l’autre côté. En nous refrainant des actions particulières nous retournons au vide (虚) et au chaos (混沌) primordiaux. Il est facile de méconnaître le sens de ces deux mots : ils ne veulent pas dire un vide comme une negation abstraite (que l’on suppose comme réelle) et le chaos comme le manque de l’ordre, mais c’est une condition qui contient toutes les virtualités d’existence, qui n’a pas encore « réalisé » ou « effectué » des actions particulières. Ce n’est donc pas un Néant, mais au contraire, l’épitôme d’Etre, d’où découlent tous les actions et tous les étants, une pure puissance créative, « un vide fécond »[23].
Voyons de plus près ce qui se passe dans une telle immobilité attentive.[24] (1) D’abord il y a l’arrêt. On supprime « les infinies tentations de l’appetit du changement »[25] physique et mentale : « Confucius alla rendre visite à Lao Tan (i. e. Lao-tseu). Lao Tan venait de se laver les cheveux et les faisait sécher, étalé sur les épaules. Il se tenait immobile, il n’avait pas l’air d’être un homme » ; ensuite Confucius dit à Laozi : « Toute à l’heure, vous étiez comme un arbre mort, comme si vous eussiez oublié les choses et quitté le monde humain, vous maintenant dans une absolue solitude »[26]. Ou encore : « Abandonne ton corps et tes membres, écarte ton ouïe et ta vue, laisse-toi sombrer en oubliant tout, fonds-toi dans l’indistinct [大同 – M.O.], détache-toi de toute intention [心], laisse aller ton esprit (神), reste là tout effaré et toutes les choses retourneront à leur fond, elles le feront sans que tu t’en aperçoives. Reste dans cet état de confusion…”[27]
(2) Ensuite il y a la vision, l’on observe ce qui se passe. « Unifie ton attention », dit Confucius dans une autre dialogue[28], sers de ton esprit comme du miroir[29].
Dans une telle veille on ne supprime pas tellement le corps et la pensée, on ne les abolit pas (est-ce que c’est possible, pendant la vie ?), mais plutôt on découvre des nuances beaucoup plus fins du corps et de la pensée, on les intègre mieux – tous les aspects de notre personnalité seront plus nuancés et plus intégrés à la fois. D’habitude on donne aux situations extérieures des réponses plus ou moins stéréotypées – cela semble la définition de l’habitude même : une réponse, une action acquise et stéréotypée. Avec le zuowang on arrête cettes réponses déjà formées et l’on observe la situation de plus près. Ainsi le zuowang est une méthode pour se libérer du fardeau des habitudes contractées (ou au moins il permet de l’allégérer). Tout cela crée une disponibilité pour des réponses nouvelles et plus adéqates à des situations toujours changeantes.
En rétrospective nous pouvons dire que l’analogie de l’arrêt était déjà en œuvre dans les cas précédents, ceux du cuisinier et du nageur : au lieu de se servir de la maîtrise de leur art pour faire autre chose (par exemple, à rêver pendant que le cuisinier découpe la viande ou le nageur nage), ils prêtent attention à ce qu’ils font, c’est-à-dire, retournent à une suite d’actions (couper) ou à une modalité de se mouvoir (nager). Ils arrêtent le glissement perpetuel en avant de la conscience et retournent à ce qui leur est sous les yeux, il rentrent dans l’action alors même que la maîtrise obtenue leur autoriserait á penser à autre chose. Donc la seule différence entre ces exemples et le zuowang est que dans les premiers cas il est question d’un « trait » et dans le dernier d’un « point » ; les premiers cas sont déjà simples (répétition d’une même action) et le dernier cas n’en est qu’un prolongement, une simplification extrème. Et l’on remarque que c’est juste cette répétition attentive qui nous libère d’une répétition mécanique et inconsciente, caractéristique à la plupart de nos habitudes.
6. Métamorphose
Dans le 坐忘 il y a donc un délai de l’effectuation et un retour aux virtualités qui précèdent toutes les effectuations, un retour au « chaos » et au « vide », au 混沌 et au虚. Et ce n’est que là que l’on prend contact avec le changement fondamental des choses, que l’on épouse « les métamorphoses (化) de la réalité »[30], que l’on évolue « à proximité du début des phénomènes »[31].
C’est ici que nous touchons un point capital de Zhuangzi qui selon Billeter a été méconnu dès l’époque des Han par tous les commentateurs. On a représenté Zhuangzi comme quelqu’un qui fuit le monde, voire le méprise, et qui vit dans une séclusion solitaire, indifférent aux affaires de ce monde-ci.[32] A bien y refléchir il y a un paralogisme très évident : s’il fut réellement ainsi, nous n’aurions pas de Zhuangzi ! parce qu’en premier lieu cette œuvre a été transmise socialement par Zhuangzi et ses co-penseurs à des autres hommes, et en deuxième lieu parce qu’une grande partie de Zhuangzi est dans la forme dialoguée (et il y aurait un pourcentage encore plus grand des dialogues dans les écrits authéntiques de Zhuangzi lui-même, et ainsi la forme dialoguée peut déjà être une des arguments en faveur de l’attribution d’un fragment à Zhuangzi lui-même, en différence des parties posterieures qui sont très souvent des monologues[33]). Donc, Zhuangzi est profondement en contact avec le monde humain ; son existence et sa forme même en sont des preuves.
Mais il y a des raisons encore plus profondes pour douter de l’interprétation établie. C’est bien vrai que Zhuangzi préconise la retraite du monde, qu’il se méfie de la société et du pouvoir, qu’il nous propose d’arrêter physiquement et mentalement. Mais tout cela n’est pas un but en soi-même, mais plutôt une phase intérmediaire ou une thérapie, si je puis ainsi dire. Et le zuowang qui est un éloignement du monde (arrêt physique) et même de notre « moi » (arrêt mental) est plutôt un outil pour quelque chose d’autre, sa vérité ultime ne se borne pas avec le mouvement négatif d’arrêt et de séparation des choses et des hommes, du monde et de la société. Ce que le zuowang permet, c’est justement de prendre contact avec le changement général de l’univers ; on ne s’eloigne des perceptions, des mouvements, des pensées et des relations sociales, et on ne les arrête que pour épouser un changement encore plus grand, la metamorphose incessée de l’univers tout entier, dont le monde perceptible et les relations sociales ne sont qu’une partie.
7. Miroir
Ce que le Zhuangzi de Billeter nous propose est donc quelque chose de très simple et en même temps d’une richesse inépuisable : de prendre contact avec notre expérience elle-même, au delà (ou plutôt en deçà) des préjugés acquis et des habitudes contractés. D’observer exactement ce qui se passe en ce moment concret de notre vie, sans rien altérer, en étant comme le miroir. « L’homme accompli se sert de son esprit (心) comme d’un miroir – qui ne raccompagne pas ce qui s’en va, qui ne se porte pas au devant de ce qui vient, qui accueille tout et ne conserve rien, et qui de ce fait embrasse les êtres sans jamais subir de dommage ».[34] C’est à dire, ne se preoccupant pas trop de ce qui viendra dans le futur et de ne regretter pas ce qui a été dans le passé, bref, ne s’attachant pas ni au futur ni au passé, mais en restant ferme dans le présent, dans cet instant même où nous sommes, sans se perdre trop dans des projets et des souvenirs.
Les exemples du cuisinier et du nageur nous ont appris que nous pouvons survoler notre action dès qu’il a été parfaitement intégré et maîtrisé, en approfondissant de ce fait même cette maîtrise. L’example du disciple de Confucius, Yan Hui, qui a découvert le zuowang, l’arrêt-vision, nous apprend que ce survol peut être élargi même au stade intermédiaire d’apprentissage, au régime de l’Humain et que l’Humain peut ainsi être incorporé dans le Ciel ; que nous pouvons nous sentir à l’aise même dans nos tâtonnements et échecs pendant le processus de l’apprentissage. Cela se fait à travers la pratique de l’immobilité et de l’oubli, en nous arrêtant et en observant ce qui se passe – qui nous met en contact avec la métamorphose (化) universelle. Après ce mis en contact le même état d’esprit peut être élargi à toutes les situations, l’esprit devenant un miroir qui reflète ce qui se passe, quoique ce soit, sans juger. Nous devenons de ce fait plus mobiles, plus souples et plus adequats dans nos reponses aux évenements de la vie.
Une telle vie ne connaît pas de limites et ne doit nullement pas se dérouler dans une solitude perpetuelle. Elle peut même influencer la politique, comme Billeter le montre sur le cas de Yan Hui qui veut partir à changer le prince de Wei.[35] Donc même la sphère de la politique n’est pas exclu à Zhuangzi, quoiqu’il y ait quand même une différence capitale entre le Zhuangzi et le Laozi (et une grande majorité de la pensée chinoise) dans le fait que Zhuangzi (au moins le Zhuangzi authentique) ne veut pas instruire le souverain, ne veut pas trouver de précepts pour un bon gouvernement, mais se base toujours sur des liens concrets entre les hommes, c’est à dire, la parole et les actions de quelqu’un qui a épousé la métamorphose générale, ont un effet à son alentours, y compris un prince, s’il y trouve. Mais une telle personne ne se ferait jamais un roi ou prince et l’effet des paroles dirigées aux princes dans les dialogues de Zhuangzi ont pour la plupart comme effet que le souverain donne sa demission.
8. Conclusion
En conclusion je dirais que le Zhuangzi de Billeter parle d expériences humaines qui ne sont pas limitées à une époque ou à une culture, mais sont universelles. Il enseigne à nuancer et à élargir cette expérience, ce qui a comme effet qu’elle devient plus efficace, spontanée, libre et adéquate à chaque situation et à chaque inattendu de la vie. Pour le faire, il nous fournit des mots-appuis qui nous dirigent dans ce processus : « nager », Ciel, Humain, arrêter et observer, chaos et vide, métamorphoser, miroir ou le 游, 天, 人, 坐忘, 混沌, 虚, 化, 镜 – autant des mots-clés que Billeter a recupéré de Zhuangzi et qui pourront nous aider plus de deux mille ans après, sans qu’ils eussent en rien perdu de leur actualité.
[1] Leçons, 11.
[2] L 12.
[3] L 12.
[4] Etudes sur Tchouang-tseu, p. 213-234.
[5] Billeter utilise dans ses livres la transcription française.
[6] L 15-16 (Zhuangzi, chapitre 3).
[7] L 17.
[8] Voir p. 68. Ce mot figure dans le titre du premier livre de Zhuangzi. Nous revenons ci-dessous à ce mot.
[9] L 28-29 (Zhuangzi, chapitre 19).
[10] L 31.
[11] Voir p. 52.
[12] L 43.
[13] L 46.
[14] L 49.
[15] L 48 (Zhuangzi, chapitre 17).
[16] Voir L 48.
[17] L 43-44, 55-57.
[18] L 59-60, 66-67, 78.
[19] L 67.
[20] L 68-69.
[21] L 72.
[22] L 80-81 (Zhuangzi, chapitre 6).
[23] L 100.
[24] Voir L 113 (Zhuangzi, chapitre 11).
[25] L 89, citation de Henri Michaux.
[26] L 91-92 (Zhuangzi, chapitre 21).
[27] L 113 (Zhuangzi, chapitre 11).
[28] L 96 (Zhuangzi, chapitre 4).
[29] L 100 (Zhuangzi, chapitre 7).
[30] L 81 (Zhuangzi, chapitre 6), la même citation avec Yan Hui.
[31] L 92 (Zhuangzi, chapitre 21).
[32] Voir E 267-277.
[33] E 259-261.
[34] L 100 (Zhuangzi, chapitre 7).
[35] H 71-115 (« La mission de Yen Houei », cf. Zhuangzi, chapitre 4). Notons qu’ici encore il est question de Yan Hui, le disciple favori de Confucius que dans l’autre exemple avait découvert le zuowang.