03 L'arrivée

C'était l'heure de la fermeture du bar où Joe était serveur. La soirée avait était rude, et Joe était encore plus énervé que d'habitude, jurant contre la météo pourrie, contre un serveur qui était parti, et contre son sort en général, tout en supervisant rapidement les lieux avant de verrouiller les portes et de sortir dans la rue. Il était plus de minuit mais le trafic était dense. Et Joe n'était pas d'humeur à tolérer les voitures et leurs conducteurs, semblant se moquer d'être renversé tandis qu'il traversait plusieurs carrefours.

Il y a un conducteur en particulier que Joe aurait aimé écarteler de ses mains nues. Et avec ses très puissantes épaules, bras et mains, ç'aurait été vite expédié! Il était aveuglé par la rage et continuait d'invectiver la voiture qui déjà s'éloignait et se perdait dans la circulation. Tandis que Joe regagnait rapidement le trottoir, il vit une voiture qui arrivait sur lui bien trop vite. Il entendit le grincement des freins. Telle une panthère, Joe se projeta vers le trottoir. Le temps lui-même s'arrêta; tout s'immobilisa – tout, sauf ce grincement des freins. Ce bruit sinistre sembla se prolonger à l'infini.

Mais Joe était aussi agile et leste qu'il était puissant, et il réussit à s'écarter de la voiture... pensa-t-il. Une foule de badauds horrifiés s'étaient regroupés autour d'une forme flasque et sans vie. Joe était ce que les gens appellent 'mort'.

Il entendit des commentaires qui allaient dans ce sens mais il les ignora. Il se rappelait clairement la voiture arrivant sur lui; mais il savait pertinemment qu'il s'en était écarté à temps, et donc l'incident était clos et sans importance, en dépit de l'immense colère qu'il ressentait.

Joe rentra chez lui mais il fut totalement pris de court par ce qu'il y trouva. Avec un curieux mélange d'étonnement et de consternation, il découvrit que sans aucune raison logique, sa famille ne pouvait ou ne voulait pas le reconnaître. Et il n'arrivait pas à se faire entendre.

Qui plus est, quelqu'un contacta sa famille et réussit à les persuader qu'il était mort. Leur peine, plus la frustration de ne pouvoir se faire reconnaître ni arriver à les convaincre qu'il était vivant, était trop pour Joe. Le monde entier était donc devenu fou !

Et puis Joe était amer. C'était un homme dur et froid, cruel et brutal avec les gens et avec la vie. Il était obscène et brut de décoffrage, et les années passées à travailler dans un bar l'avaient endurci au-delà de tout espoir de décence et de respectabilité.

Et maintenant tout ce monde pourri, pensait Joe, était en plus devenu cinglé. Pourquoi au nom de Dieu (et il doutait qu'il existât), tout le monde, et sa propre famille, avait refusé de l'écouter ou même de reconnaître sa présence?

Les efforts de Joe pour contacter sa famille et les convaincre qu'il n'était pas mort étaient sans effet. Rempli de colère et de frustration, il commença à errer plus ou moins sans but. Il alla visiter ses vieux repaires, déterminé à trouver quelqu'un qui l'écouterait, quelqu'un qu'il pourrait convaincre que les rumeurs de sa mort étaient infondées. Non mais vraiment, comment pourrait-il leur parler, ou essayer de leur parler, s'il était mort?

Efforts et frustration allaient grandissant. Il commença à rencontrer ça et là des gens qui acceptaient de lui parler; mais curieusement chacune de ces personnes avaient les mêmes problèmes que Joe. Personne ne voulait non plus leur parler. Il traîna ainsi, sans but, avec deux ou trois personnes rencontrées de cette façon.

Puis un de ses nouveaux compagnons 'prit la poudre d'escampette'. C'est du moinsce que Joe pensa. Ensemble, ils maudirent leur sort et cette chose désolante et sordide appelée 'vie'.

'Tu sais', lui dit son compagnon, 'avec tout ce qui vient de m'arriver récemment, je crois que je suis pas clair, sur beaucoup de choses.'

'T'es pt'èt pas clair', répondit Joe, 'mais pas moi! Ce foutu monde de dingues est pas clair, mais pas moi.'

'Bon, de toutes façons', répondit son compagnon, 'je crois que je peux dire que j'aimerais pouvoir parler à quelqu'un qui puisse m'éclairer.'

Joe détourna le regard un moment. À cet instant, de nulle part, un inconnu apparut et commença à parler avec son compagnon. Joe ne pouvait pas dire d'où il était venu, mais il était là, et l'ami de Joe écoutait ce que l'étranger lui disait. Joe ressentit tout d'abord du mépris et du rejet pour le nouveau venu. Joe n'aimait personne et se fichait que ça se sache.

Mais curieusement, après quelques instants, les sentiments de Joe envers l'étranger commencèrent à changer. Il y avait quelque chose d'indescriptible dans les manières de l'étranger. Joe ne voulait pas admettre qu'il l'aimait bien, mais il sentait qu'il pourrait le tolérer plus facilement que d'autres.

Joe comprit que l'étranger invitait son compagnon à l'accompagner. Joe n'avait aucune idée de leur destination mais son compagnon était partant. Et Joe ne le revit plus.

Ce serveur errant et frustré continua sa dérive, faisant d'autres rencontres. Mais c'était toujours pareil : seuls ceux qui avaient entendu des rumeurs de leur mort voulaient lui parler. Il continua à passer du temps à essayer de convaincre les membres de sa famille mais ils l'ignorèrent, firent comme s'il n'existait pas.

Les jours se transformèrent en semaines, et les semaines en mois, mais Joe n'en avait pas conscience. Pour lui, le temps n'était pas une chose qui allait quelque part, telle une roue, faisant un tour chaque jour, ou semaine, ou mois. Il savait que ça existait ; mais sa conscience ne contenait aucune idée de temps qui s'arrête, ou repart en arrière, ou se précipite en avant. Ça ne lui disait rien, et il n'aurait pu l'expliquer.

Selon notre calendrier, quatre mois après l'accident, une nouvelle porte s'ouvrit pour Joe. Il fut tout d'abord extrêmement méfiant devant cette porte, comme l'aurait été n'importe qui avec un tel bagage de misanthropie.

Suite à une épreuve particulièrement pénible où il essayait, sans succès, de se faire reconnaître de ses potes, il sombra dans un état pensif. Dans cette humeur, une chose remarquable lui arriva. Il fut, pour un moment, conscient d'un souhait fugace d'être aidé, un désir de quelque chose ou de quelqu'un qui pourrait l'aider à trouver une réponse à son dilemme.

D'un coup, son état pensif fut interrompu par quelqu'un qui se dirigeait lentement vers lui.

'Je viens en réponse à ton désir d'aide', lui dit l'étranger.

La première réaction de Joe fut de boxer cet intrus pour l'envoyer dinguer. Il avait toujours tiré fierté du fait qu'il n'avait besoin de l'aide de personne. Ses deux poings lui suffisaient. Mais cette réaction céda instantanément la place à une nouvelle vague : la frustration de ne pouvoir parler, d'être ignoré des gens avec lesquels il voulait le plus communiquer. D'autre part, Joe se rendit compte, avec des sentiments mitigés, que quelque chose, chez cet homme, l'aurait empêché d'utiliser ses poings.

'Comment puis-je t'aider?' demanda l'étranger. 'Si ça te regarde,' répliqua Joe avec son insolence habituelle, 'je veux pouvoir parler aux gens, et je veux qu'ils me parlent !'

'Nous pouvons arranger cela', répondit l'étranger, calmement, non affecté par l'attitude agressive de Joe.

'Comment ça, arranger? Depuis quand je dois 'arranger' de parler aux gens? Toute ma vie, j'ai eu du bagout, et personne n'a besoin d'arranger pour que je parle. Maintenant cette chose dingue est arrivée, j'essaye de parler aux gens mais personne ne m'parle – sauf quelques gars çà et là et ils ont le même problème que moi.'

'Et aimerais-tu parler à des gens qui n'ont pas, comme tu dis, le même problème que toi?'

'Qu'est-ce tu crois? Je perdrais mon temps à te parler autrement?'

'Je vais te mettre en relation avec des personnes qui pourront t'aider à trouver ta réponse'.

'Je n'ai pas besoin qu'on m'aide' rétorqua Joe. 'Juste qu'on m'dise ce qui se passe ici.'

'Viens avec moi.'

Le calme tranquille, rassurant et apaisant de cet homme était à l'opposé du caractère de Joe. D'ordinaire, Joe aurait, d'un geste méprisant et d'une réflexion insolente, repoussé une telle personne. Mais il était conscient de deux forces en lui, presque comme s'il était deux personnes au lieu de la seule qu'il avait toujours cru être, comme si une partie de lui – totalement étrangère – lui disait avec calme et autorité : 'Vas avec cet homme. Tu t'y es préparé. Vas et fais ce qu'il te dit.'

Étonnamment, Joe fit confiance à cette voix étrangère. Presque sans hésitation, il suivit l'étranger qui parlait avec la calme assurance dont Joe savait avoir besoin.

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