essai d'ontologie phénoménologique
Jean-Paul Sartre (1943)
Gallimard, TEL, 1980
p. 11
La pensée moderne a réalisé un progrès considérable en réduisant l'existant à la série des apparitions qui le manifestent. On visait par là à supprimer un certain nombre de dualismes qui embarrassaient la philosophie et à les remplacer par le monisme du phénomène.
p. 13
Ainsi l'être phénoménal se manifeste, il manifeste son essence aussi bien que son existence et il n'est rien que la série bien liée de ces manifestations.
Est-ce à dire que nous ayons réussi à supprimer tous les dualismes en réduisant l'être à ses manifestations ? Il semble plutôt que nous les ayons tous convertis en un dualisme nouveau : celui du fini et de l'infini. [...]
Concevons bien, en effet, que notre théorie du phénomène a remplacé la réalité de la chose par l'objectivité du phénomène et qu'elle a fondé celle-ci sur un recours à l'infini.
p. 14
À remplacer ainsi une diversité d'oppositions par un dualisme unique qui les fonde toutes, avons-nous gagné ou perdu ?
p. 15
Husserl a montré comment une réduction eidétique est toujours possible, c'est-à-dire comment on peut toujours dépasser le phénomène concret vers son essence et, pour Heidegger, la « réalité humaine » est ontico-ontologique, c'est-à-dire qu'elle peut toujours dépasser le phénomène vers son être.
p. 14
L'apparition n'est soutenue par aucun existant différent d'elle : elle a son être propre.
p. 18
[...] la condition nécessaire et suffisante pour qu'une conscience connaissante soit connaissance de son objet, c'est qu'elle soit connaissance d'elle-même comme étant cette connaissance. [...] Cela ne suffit certes pas pour me permettre d'affirmer que cette table existe en soi — mais bien qu'elle existe pour moi.
p. 29
[...] la conscience est un être pour lequel il est dans son être question de son être en tant que cet être implique un être autre que lui.
Il est bien entendu que cet être n'est autre que l'être transphénoménal des phénomènes et non un être nouménal qui se cacherait derrière eux. C'est l'être de cette table, de ce paquet de tabac, de cette lampe, plus généralement l'être du monde qui est impliqué par la conscience. Elle exige simplement que l'être de ce qui apparait n'existe pas seulement en tant qu'il apparaît. L'être transphénoménal de ce qui est pour la conscience est lui-même en soi.
p. 30
[...] la conscience peut toujours dépasser l'existant, non point vers son être, mais vers le sens de cet être. C'est ce qui fait qu'on peut l'appeler ontico-ontologique, puisqu'une caractéristique fondamentale de sa transcendance, c'est de transcender l'ontique vers l'ontologique.
[...] bien que le concept d'être ait ainsi cette particularité d'être scindé en deux régions incommunicables, [...]
p. 32
Mais si l'être est en soi cela signifie qu'il ne renvoie pas à soi, comme la conscience (de) soi : ce soi, il l'est. Il l'est au point que la réflexion perpétuelle qui constitue le soi se fond en une identité. C'est pourquoi l'être est, au fond, par delà le soi et notre première formule ne peut être qu'une approximation due aux nécessités du langage.
II Les conduites de mauvaise foi
p. 91-92
Voici, par exemple, une femme qui s'est rendue à un premier rendez-vous. Elle sait fort bien les intentions que l'homme qui lui parle nourrit à son égard. Elle sait aussi qu'il lui faudra prendre tôt ou tard une décision. Mais elle n'en veut pas sentir l'urgence : elle s'attache seulement à ce qu'offre de respectueux et de discret l'attitude de son partenaire.
Mais voici qu'on lui prend la main. Cet acte de son interlocuteur risque de changer la situation en appelant une décision immédiate : abandonner cette main, c'est consentir de soi-même au flirt, c'est s'engager. La retirer, c'est rompre cette harmonie trouble et instable qui fait le charme de l'heure. Il s'agit de reculer le plus loin possible l'instant de la décision. On sait ce qui se produit alors : la jeune femme abandonne sa main, mais ne s'aperçoit pas qu'elle l'abandonne. Elle ne s'en aperçoit pas parce qu'il se trouve par hasard qu'elle est, à ce moment, tout esprit.
Et pendant ce temps, le divorce du corps et de l'âme est accompli ; la main repose inerte entre les mains chaudes de son partenaire : ni consentante ni résistante — une chose.
Nous dirons que cette femme est de mauvaise foi.
I La présence à soi
p. 112
L'en-soi est plein de lui-même et on ne saurait imaginer plénitude plus totale, adéquation plus parfaite du contenu au contenant : il n'y a pas le moindre vide dans l'être, la moindre fissure par où se pourrait glisser le néant.
p. 117
Ainsi, le néant est ce trou d'être, cette chute de l'en-soi vers le soi par quoi se constitue le pour-soi.
La réalité humaine, c'est l'être en tant qu'il est dans son être et pour son être fondement unique du néant au sein de l'être.
I La connaissance comme type de relation entre le pour-soi et l'en-soi
p. 219
Il se trouve en effet, à l'ordinaire, qu'une négation porte sur un « quelque chose » qui préexiste à la négation et en constitue la matière : si je dis, par exemple, que l'encrier n'est pas la table, table et encrier sont des objets déjà constitués dont l'être en soi sera le support du jugement de négatif.
p. 220
Connaître, c'est réaliser aux deux sens du terme. C'est faire qu'il y ait de l'être en ayant à être la négation reflétée de cet être : le réel est réalisation. Nous appellerons transcendance cette négation interne et réalisante qui dévoile l'en-soi en déterminant le pour-soi dans son être.
III De la qualité comme révélatrice de l'être
p. 677
Toute réalité humaine est une passion, en ce qu'elle projette de se perdre pour fonder l'être et pour constituer du même coup l'En-soi qui échappe à la contingence en étant son propre fondement, l'Ens causa sui que les religions nomment Dieu. Ainsi la passion de l'homme est-elle inverse de celle du Christ, car l'homme se perd en tant qu'homme pour que Dieu naisse. Mais l'idée de Dieu est contradictoire et nous nous perdons en vain ; l'homme est une passion inutile.