Le chien est noir

Il semble bien sûr naturel de partir d'exemples simples. Mais la simplicité peut être trompeuse, accidentelle, et rendre artificiellement plus difficile la mise en évidence de phénomènes généraux et profonds.

« Le chien est noir » est un stéréotype de simplicité, tant syntaxique que sémantique. Le français et l'anglais sont des langues proches, en particulier sur cet exemple, dans lequel les mots peuvent, semble-t-il, se correspondre un à un.

Une dimension pour échapper à cette apparence de simplicité est de choisir d'autres langues. Par exemple, en finnois, nous pourrions avoir : « koira on musta » ([chien] [est] [noir]). Il est intéressant de voir que l'article, et donc la détermination, saute, posant la question de savoir de quel chien exactement nous parlions, c'est-à-dire renvoyant à un contexte absent, structurellement, parce que le véritable contexte est celui d'un exemple, dans lequel l'absence de contexte est une qualité constitutive parce que simplificatrice.

Passons maintenant au russe (cocasse, n'est-ce pas, que le finnois puisse fonctionner comme un intermédiaire entre l'anglais et le russe ?), avec pourquoi pas : « собака чёрная » ([chien] [noir]). Nous avons maintenant perdu la copule et changé de genre (par rapport au français), ce qui révèle en fait une différence qui nous avait échappé entre le français et l'anglais : dans la phrase française, le chien a une probabilité plus grande d'être un mâle que dans la phrase anglaise.

Nous touchons là à un aspect intéressant de la langue, et qui a été étudié par George Lakoff par exemple (Women, Fire, and Dangerous Things). Le sens, dans la théorie des ICM (pour idealised cognitive model : modèle cognitif idéalisé) qu'il développe, se distribue autour de stéréotypes culturels. Quand je dis «chien », j'ai a priori l'image d'un stéréotype de chien qui m'est propre, peut-être le Milou de Tintin. Mes collègues irlandais avec qui j'étais il y a une semaine aux dog races, penseront peut-être à un lévrier. Ces différences n'apparaissent que si le contexte se précise, et que les présupposés dont nous n'étions pas conscients entrent en collision avec des contraintes nouvelles.

Gilles Fauconnier et Mark Turner, les auteurs de The Way We Think, vont d'ailleurs plus loin encore que Lakoff, en généralisant le concept de conceptual blending. Ils nous disent que : « we see [...] the falsity of the general view that conceptual structure is "encoded" by the speaker into a linguistic structure ». Ils développent cette argumentation sur des exemples dans lesquels l'adjectif black (justement) fonctionne comme une détermination en contexte, caractérisant une tache distinctive, ou désignant une équipe, ou la couleur cachée sous une couche de peinture.

Les phrases que nous proférons se réfèrent-elles donc à « la même réalité » ? Rien n'est moins sûr, si par là nous voulons dire que nous les transcendons vers le même être. Mais cela a-t-il seulement un sens ? N'y a-t-il pas là un parallèle avec la localité du temps dans la théorie relativiste, dans laquelle la notion de simultanéité a perdu toute signification, dès lors qu'on veut l'appliquer à des phénomènes situés en des points différents ?