Motivation et idéologie

Dans la Richesse des nations, Adam Smith reprend l'idée de Mandeville dans sa Fable des abeilles : « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. » Ceci n'est pour autant qu'une théorie générique et arbitraire, portant sur les motivations (égoïstes) des acteurs sociaux-économiques. Certes, il peut y avoir des individus qui optimisent rationnellement leur intérêt personnel, mais faire de ces cas particuliers un modèle universel relève de l'idéologie.

Rappelons que « L'idéologie, c'est la volonté de plier la catégorie du vrai et du faux à l'idée qu'on se fait du bien et du mal. » (Gérald Bronner)

La thèse d'Adam Smith a bien entendu été réfutée depuis longtemps, en partie à cause du fait que la conception de la rationalité sur laquelle elle repose est naïve, et n'entre que rarement dans la justification (plus d'ailleurs que dans la motivation) des comportements humains (voir Herbert Simon et Daniel Kahneman).

Cette idéologie est particulièrement perverse en ce qu'elle pose que les motivations qui sous-tendent les activités humaines sont indirectes, et se prêtent donc à une rémunération. Pourquoi le boucher n'aimerait-il pas couper la viande, le boulanger faire du bon pain ?

Bien sûr, des avantages indirects peuvent entrer en compte : reconnaissance sociale, pouvoir, prospérité ; mais pour une part importante des acteurs sociaux (non pas seulement les scientifiques et les artistes, mais grand nombre de médecins et infirmiers, d'enseignants, de travailleurs sociaux, d'ingénieurs et de bricoleurs divers), les satisfactions directes priment largement.

La rémunération induit des effets délétères formidables : elle justifie des activités artificielles, en fin de compte inutiles, souvent nuisibles (bullshit jobs, selon David Graeber) ; elle fonde le besoin de la monnaie pour convertir (par le mécanisme du crédit) les valorisations subjectives des projets humains en grandeurs quantitatives, à fins de comparaison, de sélection, d'optimisation.