Le retour des prisonniers de guerre et des rapatriés
Les prisonniers de guerre et les rapatriés civils connurent un sort particulièrement difficile, après avoir enduré déjà de terribles épreuves en captivité ou au travail forcé chez l’ennemi. Après l’Holocauste, le traitement inhumain des prisonniers de guerre soviétiques constitue sans doute la page la plus criminelle de la barbarie nazie.
Sur les quelques 5 400 000 combattants capturés, au cours de la guerre, par la Wehrmacht, à peine 1 600 000 (soit moins de 30%) survécurent et revinrent en URSS… Pavel Polian, « La violence contre les prisonniers de guerre….
De leur côté, les plus hautes autorités politiques et militaires soviétiques édictèrent des directives d’une dureté sans précédent vis-à-vis des combattants soviétiques faits prisonniers par l’ennemi ou lui opposant une résistance jugée insuffisante.
Ainsi, le célèbre ordre n°270 du 16 août 1941, signé par Staline, Molotov et les cinq plus hauts commandants de l’Armée soviétique, stipulait que tout officier ou responsable politique fait prisonnier serait considéré comme un déserteur passible d’exécution immédiate. Les membres de la famille de ces « déserteurs » devaient être immédiatement arrêtés ; quant aux membres de la famille des simples soldats capturés par l’ennemi, ils seraient rayés de toutes les listes d’ayants droit à une aide de l’Etat .
En décembre 1941, le Comité d’Etat à la Défense mit en place un système de camps spéciaux dits de « filtration et de contrôle » pour les « ex-militaires de l’Armée rouge échappés de captivité ou ayant rompu l’encerclement de l’ennemi ».
Ces camps étaient gérés par le même service qui s’occupait des prisonniers des Etats en guerre avec l’URSS.
En octobre 1944, le gouvernement soviétique mit en place une Commission du rapatriement, dont la direction fut confiée au général Golikov. Celui-ci donna à l’agence TASS, le 11 novembre, une interview très largement diffusée y compris par les Alliés, dans laquelle il affirmait notamment : « Tous les citoyens soviétiques tombés dans l’esclavage fasciste seront accueillis par leur Patrie comme des enfants (…) et leurs fautes effacées à condition qu’ils s’engagent à travailler de tout cœur à la reconstruction de leur pays ».
Les Soviétiques négocièrent, quelques semaines plus tard, un accord de rapatriement ratifié à Yalta, le 11 février 1945, par la Grande-Bretagne et les USA (et quelques mois plus tard, par la France), aux termes duquel les Alliés s’engageaient à livrer à l’URSS tous les ressortissants soviétiques, civils et militaires, présents sur leur territoire ou le territoire d’occupation qu’ils contrôleraient, indépendamment du désir exprimé par ces Soviétiques de retourner ou non dans leur pays.
Cela posera des problèmes au Général De Gaulle au pouvoir en France car nombreux furent les prisonniers qui refusaient de rentrer en URSS. En Belgique, rapidement les Autorités furent conciliantes et seuls les départs volontaires furent autorisés – Voir notre page consacrée à Yvan qui se maria et resta en Belgique.
Fortes de cet accord, les autorités soviétiques renforcèrent considérablement leur réseau de camps de « filtration et de contrôle » par lesquels devaient passer tous les rapatriés militaires et civils. De 57 fin avril 1945, le nombre de ces camps passa à 150 en juin, après que le gouvernement soviétique eut décidé, trois jours après la victoire, de mettre en place une centaine de nouveaux camps d’une capacité de dix mille places chacun. D’avril 1945 à février 1946, plus de cinq millions de Soviétiques, civils et militaires, passèrent par les camps de « filtration et de contrôle » mis en place par le NKVD dans les zones frontalières occidentales de l’URSS. En moyenne, leur passage par ces camps dura un peu plus de deux mois. 70% d’entre eux revenaient d’Allemagne, mais 30% d’une dizaine de pays alliés du Reich ou occupés (Autriche, Roumanie, Bulgarie, Hongrie, Pologne, Tchécoslovaquie, Finlande, France et Belgique). Plus de la moitié des rapatriés civils et militaires, « récupérés » par les troupes britanniques, américaines ou françaises dans une zone d’occupation occidentale, furent remis aux Soviétiques en application des accords de rapatriement du 11 février 1945.
Sur les 4 200 000 rapatriés – 2 600 000 civils et 1 600 000 prisonniers de guerre – pour lesquels on dispose d’informations fiables concernant leur sort ultérieur, 2 428 000 (soit 58% du total ou encore 75% des civils rapatriés, mais seulement 18% des ex-prisonniers de guerre soviétiques) furent autorisés à regagner leurs foyers, après une « vérification positive ». 801 000 (soit 19% du total, ou encore 5% des civils rapatriés, mais 43% des prisonniers de guerre) furent versés dans l’armée et affectés principalement à des tâches de reconstruction pour une durée de trois ans.
Cette durée correspondait à celle du service militaire…. 608 000 (soit 16% du total, ou encore 23% des prisonniers de guerre et 12% des civils contrôlés) furent envoyés pour une durée de cinq ans dans des « bataillons de reconstruction » du ministère de la Défense, au régime particulièrement dur qui ne se distinguait guère du régime de travail forcé auquel étaient soumis les quelque deux millions de prisonniers de guerre allemands, japonais, roumains ou italiens retenus en URSS (certains jusqu’en 1948-1949). Les rapatriés affectés aux « bataillons de reconstruction », convoyés jusqu’à leur lieu d’affectation par convois ferroviaires spéciaux du NKVD, étaient « mis à disposition » des combinats économiques chargés tout particulièrement de la remise en état des mines du Donbass et du Kouzbass, une tâche prioritaire du Plan de reconstruction du pays. Logés à part des autres travailleurs dans des zones jusqu’alors réservées aux « déplacés spéciaux.
A la différence des « déplacés spéciaux », ils n’étaient ni privés de leurs droits civiques, ni obligés de pointer régulièrement à la police. Comme l’immense majorité des travailleurs « ordinaires », ils ne pouvaient pas quitter leur travail sous peine de se retrouver en camp. Mais leur journée de travail était plus longue, leur norme de ravitaillement inférieure, de même que la « surface » qui leur était allouée dans les baraquements.
Enfin, un dernier contingent de 360 000 personnes (dont 250 000 ex-prisonniers de guerre soviétiques et 110 000 civils), soit environ 7% du total des rapatriés furent, à l’issue de leur « filtration », condamnés à une peine de camp ou de relégation. Parmi eux, les deux-tiers environ furent condamnés comme « Vlassoviens » à six ans de relégation avec le statut de « déplacés spéciaux » et assignation à des travaux particulièrement durs dans le Grand Nord (mines de charbon de Vorkouta, de nickel de Norilsk). Le qualificatif infâmant de « Vlassovien » était en réalité appliqué non seulement aux Soviétiques s’étant effectivement engagés dans les unités de « l’armée Vlassov » (qui ne compta jamais plus de 40 à 50 000 combattants), mais à un grand nombre de citoyens soviétiques ayant servi dans l’administration des zones occupées ou comme auxiliaires (Hilfwillige, ou Hiwi en abrégé) dans la Wehrmacht.
Un dernier tiers fut condamné pour « trahison de la Patrie » à de lourdes peines de camp (dix à vingt-cinq ans de travaux forcés). On notera que les officiers soviétiques faits prisonniers furent traités plus durement que les sous-officiers et les simples soldats.
Ce traitement différencié, le plus souvent très arbitraire, des diverses catégories de rapatriés répondait à plusieurs logiques : une logique répressive, qui visait à « extraire » les « éléments douteux » soupçonnés d’avoir, d’une manière ou d’une autre, collaboré avec l’occupant ; mais aussi une logique strictement économique : il s’agissait de disposer de contingents solidement encadrés de main d’œuvre forcée pour mettre en œuvre la reconstruction à un moment où les masses de travailleurs évacués durant la guerre et soumis à des conditions de travail militarisées étaient en passe d’être « démobilisées ».
Selon Pavel Polian, l’un des rares historiens à avoir étudié la question, les rapatriés revenus au village, qu’ils aient été Ostarbeiter ou prisonniers de guerre, furent accueillis, par leurs concitoyens (y compris par l’administration locale) avec sympathie et commisération. Les campagnes avaient tant souffert, depuis le début des années 1930, tant d’hommes et de femmes avaient connu une fin tragique, que le retour, presque miraculeux, de rescapés n’appelait aucune rancœur ou méfiance.
Dans les villes, au contraire, où régnait l’anonymat et où le nouveau venu était souvent ressenti comme un nouvel « ayant droit » (aux petits privilèges, soigneusement normés, dont bénéficiaient les citadins par rapport aux masses rurales), les rapatriés se heurtèrent durablement à diverses discriminations : à l’embauche, à la promotion professionnelle, au logement
Par rapport aux autres pays « en sortie de guerre » au lendemain du second conflit mondial, l’URSS, loin de procéder à une « démobilisation culturelle » se lança, au contraire, dans une très forte « remobilisation idéologique », pointant dans les alliés d’hier les ennemis de demain. Non sans succès, tant la société soviétique avait été profondément traumatisée par la guerre d’une violence inouïe qu’elle venait de subir. Cette hantise de la guerre, à la hauteur du traumatisme qu’avait été la Grande guerre patriotique, allait être durablement instrumentalisée pour « faire passer » des mesures d’austérité, ainsi qu’un certain nombre de grands choix économiques en faveur du développement du « complexe militaro-industriel ». Cette politique présentait un autre avantage de taille : maintenir la population dans des conditions d’existence matérielle si précaires qu’elles épuisent et découragent toutes les aspirations au changement nées dans les épreuves de la guerre. Une guerre rapidement entrée dans une phase de commémoration, d’héroïsation, de reconstruction mythique, avec ses silences et ses occultations, sa geste épique, réécrite « sous l’angle du Parti et de son guide, Staline ».
Quelques références bibliographiques
Entre 1942 et 1945, près de 900 000 personnes furent condamnées Cf. D. Filtzer, Soviet Workers and Late Stalinism, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 163.
Pavel Polian, « La violence contre les prisonniers de guerre soviétiques dans le III e Reich et en URSS », dans Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker et al. (dir.), La violence de guerre, 1914-1945, Paris-Bruxelles, IHTP-Complexe, 2002, p. 117-131.