Résistance - du producteur au consommateur

Directement du fabricant au consommateur !

       Telle fut la devise adoptée, dès les premiers temps de leur captivité, par les prisonniers de guerre.

       Nécessité fait loi, dit-on, mais rien n'est plus vrai lorsque, comme nous, c'est à l'ennemi que l'on fait tort, car bien des scrupules s'effacent au moment du geste indélicat et, l'habitude aidant, tous les systèmes de « récupération » sont mis en avant sans qu'une arrière-pensée vienne vous effleurer. Notre santé en dépendait et un souci constant d'améliorer notre ordinaire nous poussait à la kleptomanie. C'était devenu chronique.

      Au début, on ne songeait qu'à s'approvisionner en nourriture, mais, au cours des années, les nécessités varièrent et les choses les plus invraisemblables prirent le chemin du kommando.

       Certes, cela ne marcha pas toujours seul et on fut l'objet de fouilles sévères de la part de nos gardiens, de la Bahnpolizei, voire même, en certaines circonstances, des types de la Gestapo. Mais ces derniers étaient désarmés par notre sourire ironique et notre tranquillité apparente ; généralement, ils ne trouvaient rien. Le prisonnier était passé maître dans l'art du camouflage et dès qu'une marchandise avait passé le seuil du kommando, elle était acquise tout à son nouveau  propriétaire ou à la communauté.

       Au cours de l'hiver 1940-41, certains travaux ne pouvant se continuer par suite des fortes gelées, on employa les prisonniers au débardage des navires. Les bonnes fortunes étaient nombreuses, on le conçoit, et les autorités du port n' étaient pas sans remarquer les nombreuses fuites, facilement contrôlables par la détérioration de caisses ou de sacs. Ce fut le cas, un jour, alors que l'on déchargeait des caisses d'oranges et de boîtes de sardines. Une heure avant la cessation du travail, un mouvement inaccoutumé de sentinelles et de schupos avertit les prisonniers qu'une fouille était imminente. C’était plus de temps qu'il n'en fallait pour camoufler ce que les prisonniers avalent « confisqué » et, à la sortie du port, la fouille ne donna rien… Les oranges et les boîtes de sardines se balançaient au bout de ficelles sous la planche des cabinets et on n'eut qu'à les reprendre le lendemain, journée calme.

       Une autre fois, un camarade affecté au déchargement de poissons frigorifiés, s'était approprié l'un de ceux-ci, un poisson respectable d'une vingtaine de kilos. A la sortie du port, il y eut fouille. Le camarade se trouvait en queue de colonne. Le poisson fut fixé par les ouïes et suspendu dans le dos du prisonnier au moyen d'une corde et celui-ci passa devant les fouilleurs en ouvrant largement son manteau, leur faisant voir d'un coup que son manteau n'était nullement gonflé par une marchandise prohibée. Le soir, dans la baraque, toute la chambrée se régala de poisson bouilli ; c'était un supplément appréciable.

       Tout au long de cinq années, le prisonnier chercha à s'assurer le complément de nourriture qui lui était nécessaire pour se maintenir en condition de santé relativement satisfaisante. Pillant les wagons de chemin de fer qui attendaient leur départ pour le front russe, mettant en coupe réglée les jardins qui se trouvaient à proximité du lieu de travail et jusqu'à l'escamotage des tartines du contremaître, le vol se pratiquait sur une grande échelle et avec un tel esprit de naturel et d'innocence que nos gardiens préféraient ne rien voir et jouer les innocents, eux aussi, pour s'éviter des ennuis.

       Une autre question très importante restait aussi à l'ordre du jour chez les prisonniers : le chauffage.

       Dans ces contrées du Nord de l'Allemagne, battues continuellement par une bise mordante qui s'infiltrait dans les baraques par les interstices des planchers et des panneaux, il fallait penser à l'approvisionnement en charbon. En plein hiver, nous recevions 2 petits seaux à marmelade de charbon ou de briquettes au cours de la première année et un seul petit seau de coke les années suivantes. Les « stubes » avaient à peine le temps de se réchauffer que le seau était vide.

       Travaillant le long d'une voie ferrée sillonnée journellement par de nombreux convois de charbon, il était tout indiqué que les prisonniers en retirent un profit appréciable. Et, chaque soir, en rentrant du travail, on pouvait les voir déverser le contenu de leurs poches ou de leurs besaces dans la caisse avoisinant le poêle. En été on constituait des réserves sous le plancher, en prévision des difficultés qui pourraient surgir en hiver et empêcher l’approvisionnement journalier.

       A deux reprises, un vol de liqueurs dans un wagon plombé à destination du front russe, attira chez nous les gestapistes, mais ils en furent pour leurs frais, la cachette ne révéla pas son secret.

       En 1944, d'énormes futailles de vin épais étaient chargées en gare de Stettin-Grabow, toujours destinées aux combattants du front de l'Est. Les prisonniers ne pouvaient faire qu'y goûter les premiers. Chaque jour, les fûts étaient mis en perce au moyen d'une petite vrille et les gourdes remplies. La mise en bouteille se faisait, le soir, au kommando où, après avoir essayé le vin, on constituait les stocks de réserve au-dessus du plafond cartonné de la baraque.

       La cuistance personnelle du prisonnier se faisait sur le petit poêle-colonne dont chaque chambrée était pourvue et avait tour de priorité sur les lessives, ce qui, pour celles-ci, constituait un handicap sérieux. En effet, des lessives pouvaient attendre jusqu'à 8 jours avant de passer sur le foyer.

       Plus tard, par la formation de petits groupes mettant en commun le contenu de leurs colis et le produit de leurs rapines, on parvint à gagner du temps, mais c'était encore insuffisant. Aussi fallut-il penser à une autre solution.

       Le problème fut résolu et, après quelques mois, on pouvait voir, adossés à la clôture des barbelés, une quarantaine de foyers de toutes formes et de toutes dimensions. Les uns sont neufs, ils ont été fabriqués par les prisonniers eux-mêmes avec du matériel de la Reichbahn ; les autres sont usagés et, pour la plupart, ont été enlevés dans les cabines et maisonnettes qui s'élèvent le long des voies. Afin de ne pas attirer l'attention du Feldwebel, à la rentrée au Kommando, ces foyers ont été ramenés en pièces détachées et remontés sur place.

       Installés en plein air, cela faisait un joli effet de campement de romanichels affairés autour de la popote. Ce n'était pas du tout déplaisant et cette façon de cuisiner entra dans nos mœurs jusqu'au dernier jour de la captivité, mais bien souvent avec des moyens de fortune, mais très ingénieux, dont il y a lieu de citer plus spécialement « la choubinette ».

       C'était un petit foyer construit avec deux boîtes à conserve emboîtées l'une dans l'autre et dont le principe de fonctionnement était basé sur l'air chaud qui, plus léger, tend à s'élever rapidement au-dessus des couches froides et entraînait avec lui, par aspiration, une très petite flamme.

       Ce petit foyer avait l'immense avantage d'être très économique et un journal, découpé en menus fragments, suffisait pour bouillir un litre d'eau en moins d'un quart d'heure ; un morceau de bois, large et épais comme la main, détaillé en morceaux de la grosseur d'une allumette, cuisait la ration de pommes de terre de trois hommes, aussi rapidement que le feu de nos foyers modernes.

       Toujours prête à fonctionner, la choubinette nous a rendu des services appréciable

       Mais, revenons au sujet !

       Fréquemment, nous nous sommes trouvés dans la zone de bombardement de la ville et, chaque fois, par la chute de bombes dans le kommando ou dans le voisinage, les vitres volaient en éclats. Il s'agissait de les remplacer en employant le système D. car les vitreries de la ville ne pouvaient suffire à remplacer les carreaux brisés aux maisons d'habitation et il y avait pénurie de cette marchandise. A leur baraque, les sentinelles remplaçaient les vitres brisées par des carrés de carton dur ou de bois triplex. Chez le prisonnier, la vitre manquante était remplacée par une autre, dès le lendemain. Mais on pouvait voir le vide fait aux châssis des fenêtres des baraques de la Reichbahn, le long de la voie ferrée.

       Rien n'était devenu impossible. Et lorsqu'un camarade posait la question : « Qui peut me procurer telle chose pour demain ? » il y avait toujours une voix pour répondre : « Deux minutes peur et tu l'auras ». C’était l'application de ce que le prisonnier avait coutume d'appeler : le système de récupération par la voie directe.

       Cependant, le jeu était dangereux, nous en avions la certitude et combien ont payé leur audace d'un séjour à Graudenz. Aussi, avions-nous soin de circonvenir nos sentinelles en les plaçant dans une situation équivoque. Le règlement était formel, les gardiens ne pouvaient rien accepter des prisonniers et une punition redoutée, toujours la même, était infligée à ceux qui se faisaient prendre à transgresser cet ordre et qui pouvait se résumer par ces trois mots : « Nach Sovietische Front ». Ainsi il ne s'agissait pour nous que de leur faire accepter une cigarette de temps en temps et nous les tenions indéfiniment sous notre coupe. Nos gardiens le savaient, mais la tentation était trop forte et ils ne pouvaient se résoudre à refuser l'aubaine d'une cigarette. Ils savaient aussi que nous n'avions pas l'intention de les dénoncer s'ils nous laissaient agir en toute tranquillité et, au moment opportun, on pouvait les voir disparaître, voire même se rendre complices en faisant le guet.

       Notre renommée était bien établie et, pour l'étayer, citons encore un de ces cas naturels...

       Emmenés en corvée, à 8 hommes, dans une caserne de Stargard, par un froid matin de décembre 1942, on nous fait transporter des planches et des madriers dans une cave du mess des officiers. Un rapide coup d'œil nous fait voir qu'il n'y a que des pommes de terre à glaner et aussitôt, les besaces dissimulées sous nos manteaux sont remplies de tubercules. Mais après quelques voyages, l'un de nous décèle deux pots de grès déposés dans l’encoignure d'une petite cave laissée dans l'ombre. Après avoir enlevé la vessie de porc qui recouvre le premier pot, nous constatons qu'il contient des œufs en conserve. Aussitôt, nous procédons à un nettoyage en règle et chacun s'en retourne au camp, avec son quarteron d'œufs.

       Mais je dois dire aussi que la corvée s'acheva péniblement, les œufs enfouis dans nos poches ne nous permettant plus que des gestes mesurés et prudents.

       Les civils nous accueillaient avec méfiance, lorsque le hasard ou les circonstances nous mettaient en contact avec eux ; ils savaient, par ouï dire ou par expérience, que nous avions la main alerte et légère et notre présence les inquiétait.

       Voici une anecdote assez significative à cet égard.

       Dès le début de 1943, les allumettes se faisaient rares et les civils eux-mêmes ne pouvaient en obtenir que trois boîtes à la fois, dans les magasins.

       Un jour, après avoir effectué une corvée en ville, avec quelques camarades, je demandai à la sentinelle qui nous accompagnait, l'autorisation de me rendre dans un magasin d'alimentation pour y faire l'achat de quelques boîtes d'allumettes. Lorsque je pénétrai dans le magasin, une trentaine de ménagères faisaient leurs emplettes ou attendaient leur tour d'être servies ; cinq ou six serveuses s'affairaient le long d'un immense comptoir. A mon entrée, l'une d'elle se détache aussitôt et vint s'enquérir de ce que je désire.

       – Des allumettes, répondis-je.

       Passant la main sous le comptoir, elle en ramena trois boîtes qu'elle me présenta.

       – Ce n'est pas suffisant, dis-je, car la sentinelle m'autorise à faire cet achat pour mes camarades qui stationnent devant la porte et je voudrais aussi en rapporter à d'autres prisonniers qui en sont dépourvus, au stalag.

       – Alors, combien vous en faudrait-il ?

       – Dix paquets ! (100 boîtes).

       – C'est beaucoup, dit la serveuse ; pour cette quantité, je dois en référer au patron.

       Elle sortit par une petite porte qui communiquait avec un couloir. La minute suivante, elle réapparaissait, tenant dans les bras les 10 paquets demandés.

       Pendant que je cherchais mon argent – de bons marks – une petite vieille qui se trouvait à mes côtés, interpella la serveuse et je lui entendis faire ce reproche :

       – Mademoiselle, il y a 20 minutes que j'attends que vous veuillez bien vous occuper de moi et ce prisonnier, dès son entrée, a été servi promptement. C'est inimaginable !

       Et la réplique vint aussitôt, qui me remplit d'aise :

       – Je sais, Madame ; mais ce prisonnier, s'il doit rester ici, comme vous, pendant 20 minutes, pour combien, croyez-vous, m'aura-t-il volé pendant ce temps ?

       C'était net. Et, indirectement, on ne me l'envoyait pas dire !

       Je me contentai d'encaisser le coup en souriant, pendant que je réglais mon achat.

       Ce sont les circonstances qui forcent des hommes à accomplir des actes que l'on juge soi-même hautement répréhensibles en temps normal. Ils sont d'ailleurs disparus de nos mœurs, dès notre libération.