visite d'un maquis - Orchimont

Visite d'un Maquis

extrait du livre du capitaine Freddy.

Je voudrais vous promener rétrospectivement dans un des plus célèbres maquis de nos Ardennes comme au temps héroïque des rafles et des expéditions romanesques.

On débarquait à Monthermé, sur la route de Vresse à Dinant, chez le père Leboc, un bistro-frontière célèbre à l'époque de la contrebande, et devenu plus célèbre encore avec le maquis.

Une crème d'homme, ce père Leboc, et un patriote d'une trempe peu commune. A 60 ans, il s'est engagé comme volontaire dans le bataillon de l'A. S. dirigé par le commandant Benoît, après lui avoir donné son fils. La vieille maman, toujours accorte et souriante, farouchement patriote elle aussi, court du matin au soir comme une diligente belette et assure à elle seule la meilleure garde qui soit. Et avec cela un flair extraordinaire pour dénicher dans les visiteurs, les suspects et les autres. Je crois bien que le flair de la mère Leboc a sauvé plus d'une fois le maquis du commandant Benoît.

Le père Leboc décroche calmement sa mitraillette comme il faisait probablement de son fusil de chasse avant-guerre et nous accompagne à travers bois dont il connaît la moindre sente. Le maquis du Commandant Benoît s'étend sur plusieurs kilomètres carrés entre Alle- sur-Semois et Gedinne et se divise en de nombreux camps aux noms exotiques. Il y avait, à ma portée, les compagnies des Lieutenants Dinan, Ballot et de l'adjudant Mathieu, un africain, qui avait baptisé son camp « Bombondana » tandis que le Lieutenant Ballot parlait de ses « Termites ».

Brusquement, du fourré, une voix cria « Halte » et il fallut donner le mot de passe. En avançant alors, on croisa un fier maquisard barbu à souhait, mitraillette pointée, qui se serait laissé passer sur le corps plutôt que de céder à qui que ce soit.

Ils avaient vraiment belle allure ces gars de tous les coins de Belgique. Il y avait là des jeunes réfractaires du pays flamand, des déserteurs des cantons rédimés, des parias ardennais unis fraternellement et prêts à tout contre le Boche exécré. Ils avaient déjà reçu des battle-dress pour la plupart quand je les ai vus, mais au lieu du calot, ils coiffaient le béret vert des Chasseurs Ardennais avec la hure dorée.

Après un long parcours sous bois, nous arrivons aux premières huttes. Des huttes toutes simples, comme les charbonniers en dressaient autrefois, des huttes en rondins, des couches de paille et fougère, l'autel rustique, la cuisine avec le chaudron monstre sur les bûches, la tente verte du Lieutenant Ballot : tout cela dans un ensemble parfaitement ordonné dont les chemins sont gardés par des mains-courantes comme pour un jardin d'agrément.

Au centre du camp, un espace vide avec, au milieu, un mât isolé où flottent lentement nos trois couleurs.

Dans la hutte, le cuisinier et ses aides s'activent. Le pain est cuit dans les fermes amies, la farine est fournie par le Service « Othello » ; les pommes de terre proviennent du village ; la viande a été empruntée à un bovidé non déclaré ou plus rarement au gibier, et le reste à l'avenant.

On mange très bien dans le maquis. Dans une autre hutte, l'armurier graisse les mitraillettes et les fusils mitrailleurs. Sous la tente, le Lieutenant Ballot et l'aumônier Evely blaguent à leur habitude entre deux entretiens philosophiques. J'écoute les nouvelles au récepteur lilliputien qui transmet également les ordres du Secteur, puis nous décidâmes d'aller dîner à Bombondana qui est, paraît-il, le meilleur restaurant du maquis.

L'adjudant Mathieu nous y reçoit avec l'élégante courtoisie qui est son apanage et nous faisons le tour du propriétaire car les mets ne sont pas prêts. Ici, les dispositions sont légèrement différentes, le chef ayant fait profiter ses hommes des expériences africaines. Les huttes sont assez profondément enterrées et, seul, le toit affleure. Elles sont largement séparées, probablement pour éviter un encerclement éventuel et pouvoir fractionner la défense.

La cuisine est totalement isolée et le foyer est construit à hauteur d'homme sur des gazons couvrant de gros rondins. Tout près, une large table, entourée de bancs rustiques, attend avec son double jeu d'assiettes comme dans le meilleur restaurant de la capitale.

Il y a sel, poivre et tous les ustensiles désirables et si je n'étais pas tellement curieux de voir le parachutage de la veille, je me laisserais immédiatement tenter par le bouillon gras qui fume entre les plats dressés.

La veille, les Libérators ont laissé choir une riche cargaison dans le champ proche. La radio avait donné d'abord le message convenu, vous savez un de ces fameux message" ésotériques comme « Alfred peut marcher » ou « L'oiseau a mangé le café ». Les gars avaient organisé la garde sur un grand rayon, d'autres avaient attelé le cheval du Père Leboc et à travers champs on avait attendu sur la plaine, tous feux de position prêts. Les lourds bombardiers ont vrombi dans le lointain puis leur bruit a crû jusqu'à devenir assourdissant : ils sont descendus légèrement et, lentement dans la nuit, les grands parachutes ont amené leurs containers au sol.

Immédiatement, le tout est chargé et la caravane s'en va vers Bombondana où je trouve la moisson : uniformes, explosifs, munitions, armes de tous genres depuis le fusil d'infanterie jusqu'à l'arme anti-char en passant par le fusil-mitrailleur, la mitraillette, le gros pistolet 11,45 et la carabine semi-automatique à 15 coups. Le tout va être soigneusement inventorié et réparti entre les différents camps. Et maintenant, à table ! Après le bouillon, vient le plat de résistance : pommes de terre, petits pois et viande, le tout en plein air et à volonté. C'est merveilleux et je dévore comme je n'ai plus pu le faire depuis longtemps. Après le repas, le Lieutenant Ballot, mon vieux Jef du Service « Athos » qui, arrêté par la Gestapo, a pu s'enfuir du sinistre bâtiment de l'Avenue Louise et commande au maquis, mon vieux Jef, tourne quelques mètres de pellicule montrant ses visiteurs en tournée.

Nous ne sommes pas venus uniquement pour manger ; après le film, grande réunion avec discussion des dernières mesures prises par la Gestapo et des contre-mesures à prendre. Je promets d'envoyer deux équipes de quatre spécialistes du contre-espionnage qui se chargeront de détecter les faux touristes des environs et de les mettre hors d'état de nuire. Justement, au bord de la Semois, un avocat bruxellois, signalé comme suspect, a planté sa tente et vient trop souvent rôder autour de la maison du Père Leboc. Nous allons, Ballot et moi, retourner complètement sa tente et emportons quelques papiers à vérifier. A la nuit, une patrouille viendra capturer notre gaillard qui sera soumis à une enquête sévère et minutieuse.

Dans les derniers temps, les camps du commandant Benoît ont été attaqués trop souvent, il y a eu des morts et des prisonniers et les Boches ont incendié la moitié du village de Houdremont en représailles. Ces troubles et ces déménagements continuels nuisent aux missions normales qui se sont multipliées au fur et à mesure que la libération approche : il faut éviter le retour de pareils mécomptes.

L'après-midi avance et, lentement, l'ombre s'insinue sous les arbres. Un étrange remue-ménage se remarque cependant qui fait présager une action prochaine. Des villageois, volontaires occasionnels, ont été appelés pour être ajoutés au contingent du maquis. On fait l'appel ; on distribue des mitraillettes, des munitions et des grenades.

Et voici le commandant Benoît, très grand, très racé aussi car ce pseudonyme cache un nom célèbre de la noblesse flamande et un patriote enthousiaste qui, père de sept enfants, n'a pas craint d'assumer cette mission dangereuse par essence. Il est calme, toujours calme comme à l'habitude ; le Remington 11,45 suspendu en collier par une ficelle, le court brûle-gueule à la bouche.

D'une voix brève, un peu basse et lente, mais tellement sympathique, il explique sobrement et clairement l'action à réaliser. Il s'agit de couper en deux endroits le câble téléphonique souterrain Paris-Berlin qui passe à quelques kilomètres. Chaque équipe reçoit ses directives, les gardes sont prévues en amont et en aval. Tout est paré et les maquisards, commandant en tête, s'estompent dans le soir.

En queue de colonne, marchant gaillardement, valise chapelle au dos et Colt au côté, l'aumônier Evely dont le rire nasillard révèle que le docteur est encore en train de lui raconter une bien bonne.

Avec le Lieutenant Ballot et Pol, nous rentrons au camp des Termites où, en présence des gardes restantes, le drapeau est abaissé en une cérémonie aussi courte que poignante dans sa simplicité.

Le lendemain, nous croiserons sur la route du retour les camions boches en patrouille qui cherchent l'endroit du sabotage. Le maquis se paiera encore le luxe d'attaquer l'un des camions dont il ne restera que des morts et des prisonniers.