Stoottroep Van Renterghem

LA LIBÉRATION DU PORT D'ANVERS.

un exploit de l'Armée secrète d'Anvers

Au début de l'automne 1944, alors que le débarquement en Normandie,couronné par la manœuvre de Falaise-Argentan, se prolongeait par le refoulement des armées allemandes vers leurs frontières, l'important port maritime d'Anvers restait le seul port de la Manche non encore détruit par les Allemands et se situait à proximité des lignes britanniques et américaines du moment. Sa capture apparaissait d'autant plus importante aux Alliés occidentaux, parvenus à 500 kilomètres des plages de Normandie et de ses ports artificiels, que leurs lignes de communications s'étendaient dangereusement et que le port d'Anvers était capable de recevoir 30.000 tonnes de matériel par jour, à condition cependant de le libérer, installations portuaires intactes. S'en emparer rapidement serait pour eux une nouvelle et précieuse base de ravitaillement, "une véritable transfusion de sang pour les services logistiques" comme devait le préciser quelques jours plus tard le général Dwight D. Eisenhower, commandant en chef sur le théâtre d'opérations d'Europe occidentale, au général George C. Marshall, chef d'état-major de l'armée américaine.

Les Allemands de leur côté, selon la Führerweisung n°81 du 24 août 1944, installèrent leur ligne de défense principale à l'Ouest derrière l'Escaut et le canal Albert, jusqu'à Aix-la-Chapelle, se raccordant ainsi au Westwall. Se rendant parfaitement compte de l'intérêt stratégique du port d'Anvers, ils résolurent de ne laisser échapper les vastes installations qu'à l'état de ruines. En fait, quasi par miracle, le port d'Anvers tomba pratiquement intact entre les mains des Alliés. Sa sauvegarde n'aurait certes pu être réalisée sans le concours de la Résistance.

Cette intervention des patriotes belges n'a pu se faire, d'autre part, qu'à la faveur de certaines circonstances.

Un de ces facteurs fut la largeur du front démesurément étiré sur lequel les Allemands se battaient, les empêchant ainsi de concentrer suffisamment d'hommes pour réduire l'action clandestine dans des régions telles que la Belgique, où les forces de la Résistance rassemblaient un contingent très important de patriotes décidés. Un autre bonheur fut la rapidité fulgurante avec laquelle la IIe Armoured Division du XXXe Corps britannique, suivie de près par la 50e lnfantry Division, atteignit Anvers. Les Allemands, déjà sérieusement retardés par les opérations de la Résistance dans leur préparation de la destruction des installations portuaires, furent totalement incapables d'adapter leur plan à cette rapidité. Ajoutée à la tactique de harcèlement et de retardement des groupements de Résistance, cette vitesse permit la réalisation d'un exploit auquel les plus optimistes n'osaient croire, la libération foudroyante de la ville et du port d'Anvers intacts.

Les Résistants belges, chargés par les autorités de Londres de la préservation des installations portuaires d'Anvers, furent répartis en plusieurs groupes suivant l'objet de leur mission. Ces missions se rapportaient à la surveillance des accès du port, à la protection des quais, à la garde des écluses, des installations de force motrice, du matériel flottant, des installations pétrolières et à l'anti-destruction des tunnels reliant les deux rives de l'Escaut.

L'heureuse entente à Anvers, très rare en Belgique clandestine, entre les divers groupements de Résistants, qui se concrétisa le 4 septembre au soir par un comité de Coordination d'Anvers, réunissant des représentants de la Witte Brigade, du Mouvement national royaliste, de l'Armée secrète, du Front de l'Indépendance et du Groupe G, permit l'organisation synchronisée des efforts, unité d'action indispensable à une opération d'une telle envergure. Ces diverses formations acceptèrent de se mettre aux ordres d'un chef commun, le lieutenant du génie Urbain Reniers, commandant l'Armée secrète de la région d'Anvers.

Dès 1943, le capitaine de marine Eugène Colson, dit "Harry", du Mouvement national royaliste, qui avait une connaissance parfaite du port d'Anvers et du plan de destruction prévu par les Allemands, avait recruté un groupe de marins, pilotes,débardeurs, ... , tous Mannen van de Bassijn, destinés à empêcher la dévastation des installations portuaires. Au mois de février 1944, un agent avait été parachuté spécialement par Londres pour la mise en œuvre de la préservation du port. Sur place, Philippe de Liedekerke avait constaté que, sous l'égide de Reniers, la Résistance locale, encadrée par l'Armée secrète, avait devancé les souhaits des Alliés. De ce fait, la 2e Direction du ministère belge de la Défense nationale avait annoncé le 1 mai que l'Armée secrète était chargée de la réalisation du contre-sabotage à Anvers.

Ce fut le 1 juin 1944 que la B.B.C. diffusa le message d'avertissement: "La frondaison des arbres vous cache le vieux moulin". En conséquence, les détachements prévus pour la protection des écluses et des installations pétrolières, ainsi que les unités chargées de la surveillance des bateaux-bloqueurs, furent placés en état d'alerte. Les Allemands avaient amarré un bateau de 300 tonnes chargé d'explosifs qui devaient être utilisés par eux pour faire sauter tous les navires se trouvant dans le port au moment de l'abandon éventuel. Ce gigantesque bâtiment fut surveillé jour et nuit par les Résistants qui, en cas d'alerte, devaient prévenir le personnel spécialisé afin de faire sauter le navire sur place. Cinq autres bateaux chargés de mille tonnes de sable et de pierrailles furent amenés le long des quais par les Allemands dans la nuit du 6 au 7 juin. Ils furent l'objet de la même surveillance de la part des Résistants. Aux écluses, l'action de la Résistance, dans l'attente de l'arrivée des armées alliées, se borna à la recherche des renseignements concernant la protection des accès et des portes. Ces missions furent surtout effectuées par des femmes qui approchaient des fonctionnaires ou officiers allemands pour leur soutirer de précieuses indications.

Suite au message de la B.B.C.: "Le roi Salomon a mis ses gros sabots", les lignes téléphoniques et télégraphiques de la métropole et de ses environs furent coupées dans la nuit du 6 au 7 août. Le 14 août au matin, les Allemands commencèrent l'aménagement d'une cinquantaine de puits de mine à l'aplomb des murs des quais.

Ces puits devaient recevoir des tubes en béton bourrés d'explosifs. Ayant appris l'endroit précis des chantiers où les tubes étaient construits et où les charges étaient entreposées, les Résistants procédèrent, dans la nuit du 25 au 26 août, à leur destruction dans les deux cimenteries spécialisées. Une propagande clandestine, menée pour inciter les ouvriers à cesser le travail sur ces chantiers, acheva d'anéantir les projets ennemis.

De très nombreuses actions de sabotage du réseau ferroviaire, entamées dès le 6 juin, permirent vers la fin du mois d'août d'immobiliser en partie le trafic autour d'Anvers, gênant ainsi les Allemands dans l'envoi de renforts suffisants et des approvisionnements prévus. Les équipes de résistants ont saboté beaucoup de nœuds ferroviaires. Dans le même temps, des clous à quatre points ont été abondamment répandus sur les routes convergeant vers Anvers, de même que quelques mines antichars, gênant considérablement le trafic du charroi allemand dans la région anversoise. Le 31 août, le dispatching d'Anvers-Central est détruit.

Le 1 septembre, un message radio de Londres déclenche la période de guérilla. À Anvers, on se prépare aux réalisations finales. Le 4 septembre, vers 14 heures, le courant électrique permettant le levage des ponts dans le port est coupé, la pression des conduits d'eau est interrompue; le blocage du dispositif de mise sous eau des tunnels sous l'Escaut a été préparé, mais cette action s'avère inutile, les Allemands faisant sauter des chambres de mine qui rendent inutilisables les tunnels. L'ennemi a également le temps, ce même 4 septembre, de couler les bateaux-bloqueurs. Par contre, il abandonne les grues flottantes et les résistants occupent les quais dans la soirée.

Le lieutenant du génie Robert Vekemans, rentré de captivité au début d'octobre 1940 pour être mis au service des Ponts et Chaussées comme ingénieur, avait pleinement conscience de la nécessité d'une coopération entre les Alliés et la Résistance pour sauver la ville portuaire chère à son cœur. Il craignait que l'occupant ne prenne la décision de s'accrocher à cette position fortifiée. En conséquence, il fallait agir au plus vite afin d'intercepter d'éventuels renforts et d'empêcher les Allemands de faire sauter les bateaux dans les passes de l'Escaut.

lieutenant du génie Robert Vekemans

Le 3 septembre, le commandant Blij, directeur de la Marine, informa Vekemans que les Allemands avaient désigné cinq pilotes anversois en vue du déhalage des navires destinés à bloquer le fleuve. De sa propre initiative, Vekemans essaya alors de déterminer les points faibles qui pouvaient présenter les défenses de la ville et de ses approches. Il remarqua ainsi qu'un poste d'observation et de destruction avait été place à Boom, dix kilomètres avant Anvers, près des ponts sur le canal de Willebroek et le Rupel. Les guetteurs allemands pouvaient distinguer tout mouvement sur les routes environnantes et, dès le premier indice d'approche ennemie, alerter toutes les positions de défense. Mais il se rendit compte que la chaussée de Termonde, par contre, était a l'abri des vues allemandes.

Ayant terminé sa visite sommaire des lieux, le lieutenant Vekemans se rendit le 4 septembre à 8 h 15 au carrefour de l'autoroute Bruxelles-Anvers et de la chaussée de Termonde, près du fort de Breendonk, où il attendit que les chars alliés fassent leur apparition. Les blindés de tête du 3e Bataillon Royal Tank Regiment britannique surgirent vers 9 heures. Debout au milieu du carrefour, il tenta d'arrêter le premier char qui, cependant, continua sa route en direction d'Anvers. Comment, en effet, cet homme en manteau de gabardine, seul au milieu du Carrefour, aurait-il pu arrêter ces blindés fonçant à toute allure vers les ponts du Rupel et dont la mission était d'atteindre Anvers sans perdre de temps? Et pourtant, ce qui nous paraît aujourd'hui invraisemblable, miraculeux même, se produisit. Le major John Dunlop, squadron leader, occupant le quatrième char, arrêta son blindé et, après quelques instants de méfiance au cours desquels, revolver au poing, il tint son interlocuteur en respect, il écouta les déclarations du lieutenant Vekemans en ce qui concerne son identité, ses réflexions et son plan.

Mais avant toute explication détaillée, Vekemans insista auprès du major anglais pour que les premiers tanks soient arrêtés immédiatement avant qu'ils n'atteignent le viaduc. C'était primordial, c'était urgent. Cinq cents mètres de plus et les chars anglais seraient repérés du poste d'observation allemand ; les postes de destruction recevraient l'ordre fatal ... les ponts de Boom sauteraient!

Deux cents mètres avant le viaduc, l'ordre de stopper retentissait dans les écouteurs du premier char. La catastrophe venait ainsi d'être évitée grâce à l'audace et à l'intelligence d'un Belge dont l'existence et la présence n'étaient même pas signalées aux chefs de l'avant-garde alliée. Après avoir reçu, par radiophonie, l'accord de son chef, le lieutenant- colonel David Silvertop, l'officier anglais adopta et exécuta le plan prévu par Vekemans qui suggérait de quitter la route principale, c'est-à-dire l'autoroute Bruxelles-Anvers, pour contourner les positions allemandes et les prendre à revers. Le lieutenant Vekemans comptait pour la réussite de la manœuvre sur deux facteurs essentiels: la rapidité des chars dans l'action, qui devait créer la surprise. Il prit place dans une voiture blindée qui passa le canal à Willebroek par le ponton (pont de Willebroek), non gardé et non miné, et emprunta le chemin de halage jusqu'à Klein Willebroek pour arriver au pont "de bois" (l'ancien pont "à péage"), sur le Rupel, gardé et miné par les Allemands mais dont une rangée de maisons dissimule les approches. Trois chars Sherman et l'auto blindée Humber occupée par Vekemans surgissent à l'improviste devant le pont que la garde allemande venait de quitter et le franchissent. Au milieu du pont, Vekemans fait stopper l'auto blindée et descend du véhicule pour arracher le cordeau de mise à feu. Deux civils de Klein Willebroek, bien que non affiliés à la Résistance, aident le lieutenant Vekemans à couper tous les cordons détonants verts et blancs. Le pont était sauvé, la colonne blindée pouvait passer le Rupel.

Les tanks tombèrent ainsi dans le dos des Allemands postés aux ponts principaux. Ce détachement, démoralisé par cette attaque inattendue, ne put leur offrir qu'une bien faible résistance. Le pont de Boom sur le Rupel conquis, l'emplacement de la mise à feu pour sa destruction fut trouvé et rendu inefficace; les blindés du major Dunlop pouvaient poursuivre leur avance. Par contre, le pont sur le canal maritime, reconstruit en 1940 par la Wehrmacht, ne put être sauvé. Juste avant l'arrivée des Britanniques à Boom, les Allemands, alertés, firent sauter la travée nord de ce pont qui s'écroula sur son prédécesseur. Toute l'affaire conduite par Vekemans n'avait pas pris une heure. Quant au pont détruit, un ouvrage de fortune le remplacera avant la fin du jour, à l'intervention des Royal Engineers; la route directe Bruxelles-Anvers sera ainsi rétablie pour le ravitaillement des unités britanniques.

À partir de Boom, la colonne blindée poursuivit son chemin vers la métropole. En cours de route, elle recueillit un émissaire de la Résistance anversoise de la première heure du Front de l'Indépendance, dont la mission tourna court, étant donné la rapidité de la progression des Britanniques. Ceux-ci ne rencontrèrent plus qu'une faible résistance en trois endroits, avant d'arriver aux portes d'Anvers.

À l'intérieur de la ville, une certaine résistance allemande se manifesta, mais fut rapidement réprimée. De l'enceinte même du port partirent des coups de canons antichars, mais la puissance des forces blindées réduisit assez vite ces canons au silence. La progression se ralentit toutefois car, à hauteur de l'enceinte même, la route était encore minée. Le service de déminage, dissimulé derrière un rideau de fumée, ouvrit la route. Ici encore, la rapidité de l'armée libératrice joua en faveur des Alliés car les Allemands, harcelés par les Résistants belges et surpris par l'arrivée soudaine de la colonne blindée, n'eurent le temps de poser que quatre ou cinq mines seulement, alors qu'une cinquantaine de trous avaient été creusés.

Souffrant d'une pénurie d'hommes et d'armement, la Résistance anversoise dut se borner le 4 septembre à sauvegarder les points vitaux. Aussi, certaines écluses furent détruites par les Allemands avant qu'ils ne se retirent d'Anvers et il fallut plusieurs semaines pour les remettre en état; les installations du Kruisschans ne furent pas totalement épargnées. Les quais furent sauvés sans qu'une intervention spéciale ne se soit imposée à ce moment. Quant aux installations de force motrice, le matériel flottant et les installations pétrolières, les groupements de Résistance s'en chargèrent et parvinrent à s'en emparer alors que tout était encore absolument intact.

Le soir du 4 septembre fut pour tous les Résistants d'Anvers un soir de gloire qui les récompensa de leur courageuse et patriotique activité. Les combats se poursuivront néanmoins jusqu'au 8 septembre; 6.000 Allemands seront capturés à Anvers, parmi lesquels le général von Stolberg-Stolberg, commandant la garnison.

Grâce à cette reconquête d'Anvers intacte, les Alliés de l'Ouest possédèrent cette base logistique indispensable à la poursuite de vastes opérations militaires.

"Ceci raccourcira la guerre de quelques mois" constate le major-général britannique G.W.R. Erskine, haut délégué d'Eisenhower en Belgique, lorsqu'il parcourt les 40 kilomètres de quais intacts.

Cependant, si le port est libéré intact, il n'est pas encore dégagé. De durs combats se poursuivent pour délivrer les abords est et nord-est d'Anvers. La 1re Armée canadienne y parvient le 17 septembre avec l'aide de détachements de la Résistance anversoise renforcée par des contingents d'autres villes, suppléant ainsi au manque de fantassins de l'armée régulière. Au cours de ces opérations, l'escadron "Brumagne" du Quartier général de l'Armée secrète, sous la conduite de Robert Tumelaire et de Jean del Marmol, a combattu à Wilmarsdonk les 20 et 21 septembre, en renfort du Royal Hamilton Light lnfantry Battalion canadien. Au cours des combats suivants, les 1, 2 et 3 octobre, pour la reprise de la ville de Merksem, première opération pour libérer l'Escaut, est mise en ligne une force d'environ 700 Résistants, comprenant l'escadron "Brumagne" (50 hommes), la

Stoottroep Van Renterghem de l'Armée secrète d'Anvers (30 hommes), le groupe Baeten du secteur Ouest de l'Armée secrète de Bruxelles (500 hommes) et un détachement Mouvement national royaliste du port (100 hommes), conduit par le "major Harry" (Eugène Colson).

Encore fallait-il aussi conquérir la Flandre Zélandaise, annihiler les batteries lourdes allemandes installées dans l'île de Walcheren, au milieu du large estuaire de l'Escaut et qui interdisaient de leur feu tout trafic maritime; ce ne fut chose faite qu'au cours de novembre 1944, à la suite d'une opération amphibie et de combats meurtriers dans lesquels s'illustrent la 2e Division canadienne, la 4e Brigade de Commandos (dont les Belges) et la 155e Brigade de la 52e Division britannique.

Du 26 novembre 1944 au 8 mai 1945, c'est-à-dire en 160 jours, un total de 1.240 navires britanniques et américains allaient débarquer à Anvers plus de cinq millions de tonnes de matériel de tout genre. Hitler avait d'ailleurs parfaitement compris, puisqu'il ordonna le bombardement incessant d'Anvers par V1 et V2 puis, au début de décembre 1944, la fameuse offensive des Ardennes, dernier va-tout de la Wehrmacht pour l'annihilation du port d'Anvers. Mais l'activité logistique débordante d'Anvers ne devait pas être paralysée un seul instant.

Par l'exploit inespéré de la libération de son port principal, la Belgique a glorieusement hâté sa totale libération. La Résistance armée belge, et entre autres l'Armée secrète, ont bien mérité l'admiration exprimée par les Alliés pour le résultat magnifique ainsi obtenu.

Récit recueilli par la Baronne Antoine PECHER

Présidente du Comité d’Entente de la Province d’Anvers

et Se battre pour Anvers de Diane Motmans

Le patriotisme est la plus puissante manifestation de l’âme d’une race. Il

représente un instinct de conservation collectif qui, en cas de péril national, se

substitue immédiatement à l’instinct de conservation individuelle.

G. LE BON