Rapports science, technologie, technique
J'aime beaucoup cuisiner et innover dans la création de mes plats. J'entame un bilan de compétences dans le but de changer de métier. Je ne sais pas exactement vers quel métier me tourner mais je souhaiterais pouvoir allier ce que je sais faire (de la chimie) et ce que j'aime (cuisiner). La gastronomie moléculaire me paraît être un excellent compromis et après plusieurs ateliers effectués, je puis vous affirmer que cela m'intéresse énormément.
Cependant, je cherche à recueillir un maximum d'informations sur les métiers de la gastronomie moléculaire. Et en tant que créateur de la gastronomie moléculaire, auriez-vous la gentillesse de répondre à quelques unes de mes interrogations?
Tout d'abord, pouvez-vous me dire ce qui vous y a conduit et comment?
Quels sont les métiers et activités autour de la cuisine moléculaire?
Quelles sont les principales qualités et compétences utiles pour les exercer?
Merci pour votre message. La gastronomie moléculaire, c'est de la science. Autrement dit, le métier est celui de chercheur scientifique, et il s'exerce au CNRS, à l'INRA, etc.
A ne pas confondre avec la "cuisine moléculaire", qui est de la cuisine, et qui s'exerce... dans une cuisine.
Entre les deux, il y a la technologie culinaire : une de mes anciennes étudiantes a ainsi créé une société de transfert technologique.
Les compétences pour la GM : celles pour la recherche scientifique
Les compétences pour la cuisine : capacités techniques pour de la cuisine artisanale, capacités artistiques pour la cuisine artistique.
Les compétences pour la technologie culinaire : celles de l'ingénieur.
Vive la chimie et ses applications !
Travaillez-vous avec de grands chefs ?
Pierre Gagnaire est mon ami. Chaque mois, je produis « pour lui » une invention, une innovation, que je lui donne, et qu'il doit mettre sur son site Internet à la disposition de tous, gratuitement, accompagnée de recettes qui mettent en œuvre l'invention.
Autrement dit, c'est pour le monde entier de la cuisine que je travaille, et non pas seulement pour Pierre Gagnaire ou pour quelques chefs choisis. En réalité, depuis le 23 mars 1980, je ne cesse de travailler pour tout ceux qui cuisinent, à la maison, dans les restaurants, et pourquoi pas aussi dans l'industrie alimentaire. Aujourd'hui, agent de l'État (puisque je suis payé par l'INRA), je dois mon travail à la population française qui paye mon salaire et fait fonctionner mon laboratoire. Évidemment, je cherche de toutes mes forces à contribuer au développement du tourisme, au bon fonctionnement de l'industrie alimentaire, mais surtout, à l'économie domestique, pour chacun d'entre nous. Le chocolat Chantilly déjà évoqué est une façon de ne pas gaspiller inutilement des blancs d'œufs pour faire des mousses chocolat. Ce n'est qu'un exemple ; j'espère qu'il permet de comprendre que toute personne qui cuisine est mon souci essentiel.
Quelles sont les plus grandes erreurs que les gens font à cause de mauvais connaissance scientifique? Donnez-moi quelques exemples, s’il vous plaît.
Par exemple, il s pensent que les œufs et l’huile doivent être à la même température, quand on fait une mayonnaise ; ce qui est faux.
Ou bien, ils pensent qu’une pincée de sel ou de citron permet de mieux faire monter les blancs en neige.
Ils pensent qu’il faut plusieurs blancs d’œufs pour faire une mousse au chocolat alors que c’est inutile (voir mon « chocolat Chantilly »)
Et ainsi de suite
Concernant les exemples donnés en reponse de question 3 pourriez-vous expliquer pour deux exemples (p. e. œuf sur le plat) comment il faut le préparer correctement avec la connaissance des processus moléculaires?
Je préfère la réponse « chocolat chantilly » : pour comprendre comment cela marche, voir le fichier joint. Avec plein d’autres inventions
Quelles sont les nouvelles découvertes que vous avez fait dans la gastronomie moleculaire récemment?
Vous voulez dire : en gastronomie moléculaire (science), ou bien des applications ? Pour les applications, le mieux, c’est de vous reporter à la partie Art et Science du site de Pierre Gagnaire.
Pour la partie science, donc gastronomie moléculaire, je vous joins un article qui paraît dans quelques jours.
Pourquoi ne pas faire profiter directement l’industrie agroalimentaire de vos travaux ?
L’industrie est très présente, autour de mon laboratoire, parce qu’elle sait que les connaissances nouvelles ont des applications nouvelles. Je ne fais toutefois pas de technologie, parce ce que c’est contraire à ma mission. En tant que scientifique, si je produis des connaissances nouvelles, on peut en faire usage ; si je n’en produis pas, on ne peut pas en faire usage. La question est aussi simple que cela. Il est donc beaucoup plus important que j’en produise. Ainsi, l’industrie, si elle le désire, pourra en faire usage. Cependant mon objectif, c’est de faire changer la cuisine de 60 millions de Français. Quand j’ai créé la gastronomie moléculaire, avec mon ami Nicholas Kurti, aujourd’hui décédé, c’était notamment parce que nous avions le sentiment que les millions de personnes qui cuisinent chaque jour le font presque comme au Moyen-Age. Ne pouvait-on pas les aider ? Mes réflexions ne s’arrêtent pas seulement à l’alimentation. Par exemple, on sait qu’une plaque coup de feu à gaz gaspille 80 % de l’énergie utilisée. Il y a donc 10 millions de Français qui cuisinent chaque jour et qui gâchent 80 % de l’énergie qu’ils utilisent. Il est évident qu’on gagnerait tous à utiliser une plaque à induction où la déperdition de l’énergie est limitée à 20 %. J’appelle à regarder ce qu’on fait et examiner si on le fait bien.
Pouvez-vous nous donner un exemple concret d'une de vos découvertes ?
Oui, par exemple il n'est pas nécessaire d'avoir des œufs pour faire de la mousse au chocolat. Pour faire une émulsion, il suffit d'avoir de l'eau, de l'air et du gras. Ainsi, il suffit de faire fondre du chocolat avec de l'eau dans une casserole (comptez 220 g de chocolat pour 20 cl d'eau), puis de mettre cette casserole dans des glaçons et de fouetter. On obtient ce que j'ai appelé du "chocolat chantilly". Et on peut appliquer ce procédé à bien d'autres ingrédients.
Vous élaborez des recettes avec Pierre Gagnaire. Comment se passe votre collaboration ?
Pierre Gagnaire est un artiste culinaire et il y en a peu ! Mon travail avec Pierre… c'est un peu comme si Rembrandt utilisait mes pinceaux pour créer. Je lui fais part de nos dernières découvertes scientifiques, et cela lui donne des idées pour créer de nouvelles recettes. Par exemple, on a observé qu'avec un blanc d'œuf on pouvait obtenir un mètre cube de blancs en neige. Celui-ci est très délicat. En y ajoutant du sucre et en le faisant cuire 40 minutes à 120°C, puis 2 heures à 100°C, on obtient une sorte de meringue que j'ai appelé "cristaux de vent". A partir de là, Pierre a imaginé une recette avec des spaghettis grillés et des olives qu'il a appelé "Vent de sable aux olives de Lucques". en mettant gratuitement en ligne les résultats de mes recherches et les recettes de Pierre, nous voulons faire connaître la gastronomie moléculaire au grand public.
Tous ces travaux nous permettront de mieux manger demain ?
« Mieux » : de quoi s’agit-il ? Santé ? Plaisir sensoriel ? Plaisir social ? Il ne faut pas demander à la science des applications mais des connaissances, et celles-ci ne sont pas des fioritures, puisqu’elles nous distinguent des animaux ! La connaissance, c’est la liberté, la possibilité de choisir, contrairement à la tradition, qui est une sorte de joug. Faut-il des connaissances nouvelles ? Je crois surtout que l’être humain est « codé » pour les chercher. En revanche, je milite pour une belle coopération entre la science et la technologie, l’industrie : je propose que chacun fasse son métier, mais que les deux champs se parlent. Des connaissances produites qu’on laisserait dans un tiroir sont inutiles : il faut les diffuser (enseignement !) et les utiliser (industrie).