La cuisine moléculaire

La cuisine moléculaire est elle chimique ou naturelle ?

Je recois un message d'un groupe d'élèves engagés dans un travail personnel encadré qui et libellé ainsi :

De nos jours, une cuisine dite moléculaire, le grand public sous entends "chimique" ;  "mauvaise pour notre santé", à éviter, ou encore occasionnelle. Pourtant, les techniques employées ainsi que les ingrédients n'ont rien de plus mauvais que la cuisine traditionnelle.

Alors, selon vous la cuisine moléculaire est -elle : "chimique" ou "naturelle" ?

Voilà pour le message. Examinons la réponse.

Tout d'abord, la première phrase doit être un peu corrigée, ainsi que  la dernière, qui propose de comparer les ingrédients de la cuisine moléculaire à la cuisne traditionnelle (au lieu de « ceux de la cuisine traditionnelle »), mais ne chipotons pas.

D'autre part, je vois immédiatement que la « cuisine note à note » ne fait pas partie de la question, et je le déplore, car la cuisine moléculaire est quelque chose d'ancien, que je veux absolument remplacer par la cuisine note à note, pour laquelle des questions merveilleuses se posent. Mais passons.

Je veux commencer par discuter la question du « grand public », que mes jeunes amis évoquent, parce que je ne suis pas certain qu'il existe. C'est comme le Français moyen: si j'aime le vin rouge, et qu'un ami aime le vin blanc, il n'y pas de personne « moyenne » qui aime le rosé. Avec les années, j'ai appris à me méfier de ce prétendu grand public.  Je crois plutôt qu'il y a des publics variés, très différents. Par exemple, je croyais naguère que les Français n'aimaient pas la science, mais ce n'est pas vrai : il y en a qui aiment, d'autres qui n'aiment pas, d'autres qui n'ont pas d'opinion, d'autres qui sont indifférents, d'autres qui ne savent pas ce que c'est, d'autres qui…  De même, il y a quelques années, je voulais « réconcilier le public avec la science », mais pourquoi réconcilier des personnes qui n'ont pas à être réconciliées. Tout se rencontre, dans ce fameux  « public », qu'il soit ou non « grand », et bien malin serait celui qui pourrait dire ce que pense ce grand public, voire identifier ce dit grand public.

Et, de ce fait, je me méfie des idées qui sont attribuées au public. Et puis, prononcer  l'expression « grand public, au fond, c'est agiter une notion qui n'existe pas pour faire penser qu'il s'agit de 60 millions  de Français, ce qui n'est pas le cas

Pour autant, il est vrai qu'une certaine proportion de nos concitoyens a des idées variées sur la cuisine moléculaire. Et souvent, comme le public ignore parfaitement ce dont il s'agit, c'est le questionnement de ce public qui fait apparaître des idées qui étaient jusque-là inexistantes, et que  les personnes interrogées inventent pour la circonstance.

Mais revenons à cette cuisine moléculaire : puisqu'une bonne partie du public ignore ce dont il s'agit, je crois nécessaire de commerncer par la définir ici. Je peux le faire, puisque c'est moi qui l'ai introduite en France dès 1980, avec mon vieil ami Nicholas Kurti (qui faisait cela en Angleterre), c'est moi qu'il l'ai définie, et, surtout, c'est moi qui l'ai nommée (en 1999, soit 19 ans après nos premiers travaux) :  la cuisine moléculaire, c'est une cuisine qui fait usage d'ustensiles modernes, venus des laboratoires de chimie. Par exmeple, j'ai proposé d'utiliser l'azote liquide des laboratoires pour faire des glaces ou des sorbets. Par exemple, j'ai proposé d'utiliser des thermocirculateurs pour cuire viande, poissons, œufs à des températures précises, ce qui a notamment engendré, par exemple, cet œuf cuit à basse température et que j'avais naïvement nommé « œuf parfait » (je préfère aujourd'hui l'appeler œuf à 64 degrés quand il est cuit à 64 , œuf à 67 degrés quand il est cuit à 67 degrés, etc.).  

Bref la cuisine moléculaire, c'est surtout une affaire d'ustensiles, de matériels, pas d'ingrédients.

Il est vrai quand même que, dans la foulée de l'introduction des nouveaux matériels, j'avais proposé d'utiliser quelques  nouveaux gélifiants : agar-agar, carraghénanes, alginates, etc., parce que je voyais naguère que les cuisiniers étaient limités à l'usage de gélatine ou bien de protéines animales pour des gels respectivement physiques ou chimiques, alors que bien d'autres polysaccharides permettent de faire des gels biens différents : cassants, qui résistent à la chaleur, souples, opaques, transparents, etc.

Donc effectivement il y a eu quelques ingrédients en plus des matériels, et tout cela a fait la cuisine moléculaire.  

Est-ce « chimique » ?

Là s'impose une discussion sur la nature de la chimie : la chimie est une science, et une science ne produit que de la connaissance, pas des ingrédients, pas des matériels. Autrement dit, l'agar-agar ou les alginates ne sont pas chimiques, puisque ce ne sont pas des résultats de la science ; ce sont des produits. On pourrait dire que ce sont des applications de cette science que j'ai nommée gastronomie moléculaire (attention à la différence entre gastronomie moléculaire et cuisine moléculaire!). On pourrait se demander si les nouveaux gélifiants sont des produits « de synthèse », ce qui est différent de produits « chimiques ». Par produits de synthèse, on entend des produits qui ont été synthétisés. En l'occurrence, pour ces gélifiants, il n'y a pas eu de synthèse, mais seulement une « extraction »,  par le même type de procédés que pour l'extraction du sucre de table (saccharose) à partir de la bettrevave, ou de la gélatine des os des animaux. Dit-on que le sucre est chimique ? Non : le sucre est extrait de produits végétaux, la betterave ou la canne à sucre.

De mêmes, ces gélifiants sont des  extraits de ces produits naturels que sont les algues, par exemple. Il peut aussi y avoir des exsudations d'arbres, pour certaines gommes. Donc il n'y a  pas de chimie, mais  seulement de l'extraction, tout comme pour  la fécule de pomme de terre ou de riz, ou encore que la farine, qui est extraite du blé.

Bref il y a lieu de réfléchir au mot « chimique », que beaucoup emploient de façon plus que vague, et il faut surtout reconnaître qu'une grande partie des Français ignore ce dont il s'agit  et ne fait pas la diférence entre  ce qui est naturel, artificiel ou de synthèse.

Et c'est là qu'il faut revenir aux  définitions du dictionnaire, puisque ce dernier est la base de nos communications  humaines : « est naturel ce qui n'a pas fait l'objet de l'intervention d'un être humain ». Là il y a lieu de s'arrêter un peu, car la cuisine traditionnelle n'est donc pas naturelle, mais parfaitement artificielle. Tous les aliments sont artificiels. Pas synthétiques, mais artificiels : il faut bien  un cuisinier pour cuire un poulet, non ? Enfin, j'ajoute que dans le mot « artificiel », il y a le mot « art », comme dans « artiste ».

Voilà pour l'artificiel.  Mais il est vrai qu'il y a des artificiels de différents types.  Il y a des artificiels extraits (la farine est extraite du blé), et il y a des artificiels qui sont synthétisés. Pas beaucoup quand même, car il est bien plus économique de les extraire. Il y a aussi des cas plus intéressants intellectuellement, comme cette vanilline qui est produite soit par extraction, soit par fermentation d'aiguilles de pin, soit par transformation moléculaire de pâte à papier.

La vanilline est un composé qui est présent dans la vanille, après la fermentation des gousses. Elle a une merveilleuse odeur de vanille, de sorte que, si l'on n'a pas de gousses, on peut très bien utiliser de la vanilline. Ce n'est pas identique, mais très semblable. D'autre part, pour le procédé à partir des aiguilles de pin : ces dernières sont parfaitement naturelles, ainsi que les micro-organismes qui assurent la fermentation. Cette dernière est un procédé tout à fait analogue à celui qui est mis en œuvre pour la fabrication du vin ou de la bière, de sorte que, si l'on finassait, on pourrait dire que la vanilline produite après purification du milieu de fermentation est « naturelle ». En réalité, elle ne l'est pas, puisque quelqu'un a orchestré les opérations. Et pour la production de cette même vanilline à partir de pâte à papier, il suffit presque d'un chauffage sous pression, pas bien différent d'une cuisson dans une cocotte minute ; il y a bien une transformation moléculaire, mais pas différence de la confection d'un caramel en cuisine ! Alors ?  Alors terminons en observant que j'ai pris soin de ne pas nommer « industrie chimique » l'industrie qui effectue cette transformation, parce que je crois que l'expression serait indue : au mieux, on peut parler d'une industrie qui met en œuvre des connaissances de chimie. C'est plus long à dire, mais c'est plus juste.

Je reviens maintenant à la cuisine moléculaire : est-elle mauvaise pour la santé ?  C'est un peu la même question que si l'on s'interrogeait sur le danger des marteaux. Sont-ils dangereux ? Avec un marteau je peux taper sur la tête de quelqu'un et le tuer,  ce qui serait évidemment mauvais pour sa santé,  mais je peux aussi faire attention et me contenter d'enfoncer des clous,  ce qui sera bon pour la fabrication des meubles.

La question n'a donc pas de sens. Bien sûr, ceux qui ne réfléchissent pas assez peuvent tout confondre et dire que la cuisine moléculaire est mauvaise pour la santé, mais l'est-elle vraiment ? La réponse est : cela dépend de l'usage que l'on en fait. Ce n'est donc pas la cuisine moléculaire qui serait bonne ou mauvaise, mais l'usage qu'on en fait qui détermine son utilité ou son danger. D'ailleurs, à propos d'usage, il faut absolument arriver à la personne qui fait usage de la cuisine moléculaire. Cette personne peut très bien utiliser la qu'une moléculaire pour empoisonner quelqu'un ou, au contraire, pour le nourrir mieux qu'il ne se nourrissait par la cuisine traditionnelle. N'évitons jamais de désigner les vrais responsables !

En tout cas, il faut absolument que je signale ici que la cuisine moléculaire avait pour objectif de faciliter le travail culinaire. C'est-à-dire qu'au lieu d'utiliser des ustensiles très anciens, mal adaptés, etc.  j'avais proposé d'utiliser des ustensiles appropriés, plus propres à leurs fonctions.

De même si je veux aller à New York, je peux bien sûr essayer d'y aller à la nage, mais j'irai plus vite en avion. Dans ce débat, il y a lieu de se souvenir qu'aucun d'entre nous n'écrit plus avec une plume et de l'encre :  nous avons des ordinateurs, et d'ailleurs je réponds ici par ordinateur à des questions qui me sont posées par ordinateur.

Les transports ont évolué, les communications ont évolué, tout a évolué, et je ne suis pas à dos d'âne à Paris, pas plus que mes jeunes amis qui m'interroge ne sont à dos de mulet à Nantes. D'ailleurs j'ajoute que je ne voudrais pas avoir vécu il y a un siècle, et que je suis très friand de tous les progrès techniques qui me rendent la vie plus simple. Imagine-t-on d'écrire des journaux à la main comme les copistes du Moyen-Âge ? Enfin, sur ce chapitre, je veux quand même rappeler que nous sommes, grâce aux progrès technique, la première génération de l'histoire de l'humanité à ne pas avoir connu de famine, et encore, pas dans tous les pays. Je rappelle aussi qu'à l'époque où on a introduit les tracteurs, c'est-à-dire des machines qui voulaient faciliter le travail épuisant des agriculteurs, il y a eu des utilisateurs de faucille qui venaient détruire les tracteurs chez ceux qui en possédaient. Ils faisaient suite aux Luddites, en Angleterre… Il y a toujours eu, il y a et il y aura encore tout ce public qui a peur de ce qu'il ne comprend pas.

Arriverons maintenant à la question : la cuisine moléculaire a-t-elle occasionnelle ? Jadis oui, aujourd'hui non. J'ai dit oui, puisqu'il a fallu une vingtaine d'années pour arriver à ce résultat qui est que l'on trouve aujourd'hui des siphons dans les supermarchés les plus populaires,  que des fonctions basse température sont sur tous les fours électriques, que  les supermarchés vendent aujourd'hui l'agar-agar, les carraghénanes, etc.,  à côté des feuilles de gélatine.

Donc l'usage de la cuisine moléculaire  est devenu très populaire. Par ailleurs, oui on peut aller manger occasionnellement chez un cuisinier qui fait de la cuisine moléculaire  au sens du style, et qui va faire des plats tout à fait nouveaux et remarquables grâce à ces nouveaux outils de la cuisine moléculaire, mais la cuisine moléculaire est très démocratisée et c'était la mon objectif :  rendre service à celles et ceux qui cuisinent tous les jours, à la maison.

La cuisine moléculaire n'est pas une cuisine pour les riches. C'est une cuisine pour tous, au contraire. C'est l'utilisation de connaissances pour faire mieux avec ce que l'on a.

Les ingrédients sont-ils plus dangereux que ceux de la cuisine traditionnelle ? Certainement pas ! D'ailleurs, si l'on se limite à une définition de la cuisine moléculaire comme une cuisine qui utilise des ustensiles moderne, il y a pas de raison de penser que la cuisine moléculaire puisse produire des aliments plus mauvais que la cuisine traditionnelle. Mais de toute façon j'y reviens : la cuisine traditionnelle n'est pas saine, comme le prouve la pandémie d'obésité… et il faut que notre cuisine évolue pour que nous ayons une alimentation mieux adaptée à notre vie dans les villes, plutôt qu'à la campagne ! Sans compter que des procédés comme le fumage sont certainement assez malsains, quand ils sont pratiqués comme à l'ancienne.

Enfin, selon moi, la cuisine moléculaire est-elle chimique ou naturelle ? J'ai expliqué au début que toute la cuisine est artificielle, qu'aucune cuisine n'est chimique, de sorte que je crois avoir répondu à toutes les questions !

La question initiale

Bonjour Monsieur This,

Je suis étudiante en première année de licence Biologie-Chimie, et l'année dernière j'ai fais une année de prépa maths que j'ai arrêté car je voulais m'orienter dans la recherche en biologie ou chimie. Il s’avère que depuis mon plus jeune âge, je baigne dans le milieu de la cuisine avec un papa qui a un restaurant étoilé Michelin. Mon goût pour la gastronomie s’intensifie de plus en plus, et la cuisine « moléculaire » me fascine, au point que j’ai réellement envie de développer cette « magie » à travers mes études. Il n’y a malheureusement pas d’école, il y a des personnes comme vous qui peuvent m’aider à comprendre… Et mon ami m’a offert samedi 12 janvier l’opportunité de déguster la cuisine de xxxx et j’avoue que cette expérience, qui m'a rempli d'émotions, a renforcé mon envie de travailler dans la recherche en cuisine moléculaire.

Mon souhait est de travailler en laboratoire de cuisine moléculaire et faire de la recherche sur les techniques culinaires pour par la suite, pouvoir les mettre en application.  

Je me demandais alors tout d'abord s'il y avait besoin d'un diplôme particulier pour pouvoir faire de la recherche en laboratoire. Et ayant connaissance de votre travail, j'aimerai savoir comment avez-vous fait pour y parvenir ? Je me questionne également sur le debut de carrière dans ce milieu, car comme beaucoup de métiers, il est difficile de commencer à son nom, donc y a-t-til des laboratoires de recherche culinaire qui prennent dans un premier temps des stagiaires puis ensuite des employés ? Où on peut mettre en théorie, ce qu'on a appris, tout en étant guidé par une personne qui travaille déjà dans ce milieu ? Et pour finir, j'aimerai savoir en quoi consiste réellement le travail au quotidien pour savoir si l'idée que j'en ai et ce que je pense être, est vrai.

Je vous remercie vivement du temps que vous allez consacrer à ma demande, et vous adresse mes sincères salutations,

Réponses  successives :

Réponse 1.

Merci de votre message.

Il y a beaucoup à dire, parce que je crois que vos hésitations sont révélatrices de confusions que vous faites.

D'abord, il y a la question de la cuisine moléculaire : la définition de cette cuisine, c'est : de la cuisine qui utilise des ustensiles modernes. Autrement dit, on peut très bien faire du cassoulet en cuisine moléculaire, et que le cassoulet soit indiscernable de cassoulet classique.

En revanche, si l'on utilise des ustensiles modernes, alors on peut aussi faire des choses différentes de la cuisine classique.

D'autre part, la cuisine moléculaire, introduite dans les années 1980, est un truc de vieux ! Vous n'étiez sans doute pas née quand l'affaire a commencé.

Aujourd'hui, la nouveauté, c'est la cuisine note à note, qui sera la prochaine grande tendance culinaire. Pour l'instant, quelques chefs seulement en sont capables, et j'en forme de plus en plus.

Ensuite, vous confondez la technique, la technologie, et la science. Les trois métiers sont très différents.

Au laboratoire, où je fais de la "gastronomie moléculaire" (pas de la cuisine moléculaire, ce qui n'est pas de la science), nous faisons de la science, c'est-à-dire une activité de production de connaissance, qui ne s'intéresse absolument pas à la cuisine (en gros) : pour expliquer cela, j'ai fait le livre "Science, technologie, technique : quelles  relations".

La technologie culinaire, une activité que je ne fais pas, évidemment, dans un laboratoire de science, est une activité d'ingénieur, qui s'apprend dans une école d'ingénieur ou un IUT.

Enfin, il y  a la cuisine, qui est une activité technique, parfois doublée d'art. J'ai fait un livre entier, différent, pour bien expliquer cela (La cuisine, c'est de l'amour, de l'art, de la technique).

Pour la cuisine moléculaire, aucun besoin de formation scientifique : il suffit d'avoir un niveau de Terminale S, et de savoir lire et compter.

De toute façon, je le répète, cette cuisine moléculaire est très dépassée... par la cuisine note à note (dont je viens de sortir un livre). Cette fois, pour les débuts, les cuisiniers ont besoin d'aide par des personnes sachant ce que sont les composés.

Pour conclure provisoirement, il faudrait que vous choisissiez entre l'art (la cuisine), la technique (faire la cuisine sans être un artiste), la technologie  et la science.

Si vous n'aimez pas résoudre des équations différentielles toute la journée, la science n'est pas pour vous.

Si vous êtes artistes, soyez cuisinière. Si vous voulez contribuer à l'amélioration des techniques, soyez technologues, et mettant votre travail au service de vos ambitions.

Bon courage, mes salutations à Ludovic Laurenty, si c'est votre père (et dites lui de ne pas prendre de retard, de conserver un oeil sur la cuisine note à note)

Réponse 2.

J'y pense : pour la question de travailler en laboratoire de recherche culinaire, une piste est de travailler dans un société de recherche culinaire (vous voyez que je fais attention au mot laboratoire, qui est plein de fantasmes... mais n'oubliez pas que la pièce où  travaillent les charcutiers s'appelle un laboratoire).

Bref, il y a une personne qui a fait sa thèse (de science) avec moi, et qui a ensuite créé une société qui vend des produits et matériels de cuisine moléculaire. Il s'agit d'Anne Cazor, et sa société est "cuisine innovation" (en ligne).

Quand vous aurez fait le tri dans vos demandes, selon ms indications précédentes, c'est peut être vers elle que vous voudrez vous diriger.

bien à vous

Réponse 3.

J'ai à donner un cours en licence à Paris VI. Sachez que je vais utiliser votre courrier (en le rendant anonyme, évidemment) pour en faire la base du cours !

D'autre part, vous me parlez de Thierry Marx... mais vous verrez un géant si vous avez un jour la chance d'aller chez Pierre Gagnaire : ce n'est pas de la cuisine moléculaire (sauf que la cuisine moléculaire est aujourd'hui partout... puisque tous les cuisiniers utilisent des siphons!) : c'est infiniment mieux !

bien à vous

La cuisine moléculaire que pratiquent des chefs comme Thierry Marx, Ferran Adrià, est une des applications de vos recherches que vous avez activement promue. Quel en était l’objectif ?

Pour la cuisine moléculaire, c'est clair : l’objectif était de rénover des techniques restées moyenâgeuses.

Lorsque vous mettez une poêle sur le feu et que vous gaspillez 80 % de l’énergie que vous utilisez, ce n'est pas rationnel ; cette énergie, vous la payez. Lorsque vous utilisez 10 blancs d’œufs pour faire une mousse au chocolat alors qu’un blanc suffit, ce n'est pas raisonnable du point de vue de l’économie familiale. Si vous pouviez réduire votre facture énergétique par 10 vous le feriez. La cuisine moléculaire a été faite pour le public, pas pour les chefs. L’idée était de ne plus cuisiner comme au Moyen-Âge, de vivre avec notre époque, notre science et notre technologie. Tout a évolué sauf la cuisine. Il y a quelque chose d’irrationnel dans cette affaire. A l’échelle du pays, c'est essentiel : imaginez qu’il suffise d’une centrale nucléaire au lieu de 10 pour faire la cuisine de toute la  France ? Donc, il faut bien se préoccuper du citoyen pour arriver à remonter la chaîne, parce que le citoyen a des demandes. Il n'est pas rationnel de cuisiner comme au Moyen-Âge.

Comprendre et analyser les préccisions culinaires et, plus largement, les phénomènes culinaires, c’était faire de la gastronomie moléculaire. Rationaliser les pratiques à partir de cela, c'était de penser les ustensiles, donc faire de la cuisine moléculaire. Plus tard est venue la deuxième proposition de rationalisation : la cuisine « note à note », beaucoup plus radicale que la cuisine moléculaire.

Nous voudrions également savoir l'évolution du nombre de restaurateurs ayant pratiqué la cuisine moléculaire ces 10 à 20 dernières années, avec les chiffres précis si possible

Aucune idée, mais je dirais des centaines de milliers, puisque la cuisine moléculaire, c'est de la cuisine qui se fait avec des outils modernes : or la plupart des chefs du monde ont aujourd'hui des siphons, et font de la cuisson basse température !

Et puis, ne comptez pas sur moi pour passer du temps à faire de telles recensions, alors que j'ai des choses plus intéressantes à faire : 1. de la science (gastronomie moléculaire) ; 2. promouvoir la "cuisine note à note".

Pourquoi avoir inventé la cuisine moléculaire ?

Parce que, dans les années 1980, j'ai compris que la cuisine traditionnelle se faisait de façon quasi moyen-âgeuse. Savez vous qu'une plaque à gaz gaspille jusqu'à 80 pour cent de l'énergie ? Et il y avait des dizaines de milliers de dictons imbéciles dans les livres de cuisine. Par exemple, on disait que les règles féminines faisaient tourner les mayonnaises !!!!

La question a donc été de faire un peu de ménage, de cesser de cuisiner comme au Moyen-Âge. Comment supporter, en effet, que l'on envoie des sondes vers Mars, et que, dans le même temps, on continue, comme au Moyen-Age, à utiliser des casseroles, des fouets, etc?

La cuisine moléculaire est-elle une cuisine chimique ?

Il se dit beaucoup de bêtises à propos de la cuisine moléculaire. Par exemple, certains disent que toute cuisine est moléculaire, puisque les aliments sont tous faits de molécules. C'est méconnaître ce qui a été nommé « cuisine moléculaire » vers 2001. À l'époque, le monde confondait la science nommée gastronomie moléculaire et ses applications en cuisine. Pour bien distinguer la science, qui produit des connaissances, et la cuisine, qui produit des mets, l'expression "cuisine moléculaire" a été introduite. Elle  ne signifie évidemment pas que l'on cuisine avec des molécules, puisque toute cuisine se fait ainsi. Sa vraie définition est : une cuisine qui utilise de nouveaux ustensiles, de nouveaux ingrédients, de nouvelles méthodes.

Par exemple, le monde culinaire "clarifie" les bouillons, ce qui signifie que l'on cherche à produire des liquides parfaitement limpides à partir de bouillons de viande qui sont troubles. À cette fin, la cuisine classique utilise des blancs d'œufs qu'elle fouette et qu'elle chauffe avec les bouillons. C'est du gâchis, puisque des filtres de laboratoire permettent de clarifier les bouillons mieux que le procédé classique, et sans gâcher de blancs d'œufs. Un exemple d'ingrédients « nouveaux » : la gélatine est utilisée comme gélifiant, par exemple dans les bavarois, depuis longtemps. Toutefois, de nombreuses populations, notamment en Asie, utilisent des gélifiants extraits des algues. D'ailleurs, la Bretagne connaît bien l'utilisation de tels gélifiants. Ces gélifiants sont « nouveaux » en cuisine, mais évidemment pas dans d'autres champs, telles la cosmétique ou l'Asie.

De nouvelles méthodes ? Le « chocolat Chantilly » introduit dès 1995, est une façon d'obtenir des mousses aux chocolat sans blancs d'œufs. On voit sur cet exemple que la question n'est pas de faire de la cuisine pour riches, mais, au contraire, de se préoccuper d'économie domestique. C'est cela, la cuisine moléculaire.

Rien à voir donc avec une « cuisine chimique »... qui d'ailleurs ne peut pas exister, car qu'est-ce qu'un "produit chimique" ? L'eau est-elle un produit chimique ? On l'utilise en cuisine, mais on l'utilise aussi dans les laboratoires de chimie. Pour autant, c'est toujours de l'eau, et ainsi de suite avec de nombreux autres composés : gélatine, acide tartrique, vitamine C, éthanol... A la réflexion, on ne devrait nommer « produits chimiques » que des produits qui sont utilisés par des chimistes. Rien à voir avec les « composés », qui, eux, peuvent être utilisé ou non par les cuisiniers. Il faut dire avec force que la chimie est une science et que, de ce fait, elle ne pourra jamais être en cuisine. En effet, la science produit des connaissances, tandis que la cuisine produit des mets. On ne mettra pas des connaissances dans les assiettes, mais des mets, qui auront été préparé par les cuisiniers.

La confusion résulte sans doute de l’usage souvent inapproprié du mot « naturel ». Est naturel ce qui est présent dans la nature. De ce fait, aucun de nos aliments n'est naturel, et il faut combattre un certain marketing industriel, auquel nous devrions refuser le droit d'utiliser le mot "naturel".

La cuisine moléculaire peut-elle améliorer la cuisine traditionnelle ?

Non. La question est comme « la musique sérielle peut-elle améliorer la musique baroque » : cela n’a pas de sens. La musique baroque est la musique baroque, et la musique sérielle est la musique sérielle.

En revanche, oui, je crois que de nouveaux ustensiles s’imposent, pour mieux filtrer, mieux chauffer, mieux broyer, mieux… Par exemple, l’emploi de l’azote liquide fait des sorbets et des glaces aux cristaux de glace bien plus petits qu’avec une sorbetière. Par exemple, un filtre à verre fritté de laboratoire clarifie mieux qu’une clarification à l’œuf battu.

La cuisine moléculaire doit-elle être considérée comme un art ou comme une réelle avancée scientifique ?

Réponse : je vois que vous confondez cuisine moléculaire (de la cuisine, donc une activité qui donne du bonheur, avec une composante artistique, et une composante technique ; aucune science là-dedans), et la gastronomie moléculaire, qui est une discipline scientifique, et qui n’est donc pas une avancée scientifique, pas plus que la chimie ou l’astronomie ne sont des avancées scientifiques (lisez moi lentement, svp).

Je répète : l’astronomie ou la biologie moléculaire, ou la chimie, ou la physique, ou la gastronomie moléculaire sont des sciences, des disciplines scientifiques. Ce ne sont pas des avancées scientifiques, donc.

En revanche, dans chaque discipline, il y a des découvertes (scientifiques, donc, puisque ce sont des sciences). Par exemple, je crois que le travail que j’avais publié sur la « robustesse » des recettes est un beau travail scientifique, dans le champ de la gastronomie moléculaire.

La cuisine moléculaire, qui est une des applications de la gastronomie moléculaire, n’est donc ni une avancée scientifique, puisque c’est une application de la science, et que, de ce fait, elle sort du champ scientifique, ni une discipline scientifique. C’est de la cuisine. Donc il y aura certains cuisiniers qui la feront dans une direction artistique, et d’autres dans une direction technique. Dans les deux cas, sans volonté de donner du bonheur aux convives, c’est sans intérêt (cette dernière déclaration est un parti pris personnel de quelqu’un qui ne cesse de répéter que « le summum de l’intelligence, c’est la bonté et la droiture »).

La cuisine moléculaire est-elle un effet de mode ?

Oui, il ne se passe pas une journée sans qu'Internet ne nous révèle de nouvelles productions de cuisine moléculaire par un chef chinois, japonais, espagnol, russe... C'est un fait que la cuisine moléculaire est à la mode. C'est un fait aussi que Ferran Adria, en Espagne, est un cuisinier qui travaille dur et intelligemment : il n'est pas donc étonnant que ses productions soient tout à fait remarquables, éblouissantes. Est-ce de la cuisine ? Si l'on nomme cuisine l'activité qui consiste à produire des mets, alors sans hésiter, c'est de la cuisine. Est-ce une mode ? Certainement, mais il faut savoir que les modes passent. Depuis 1994, je ne cesse de me demander quel mode nouvelle succédera à la cuisine moléculaire. Et c'est ainsi que j'ai proposé le constructivisme culinaire, où il s'agit, en élaborant les mets, d'obtenir des sensations sur mesure. J'ai aussi proposé la cuisine « note à note », qui consiste à faire usage de composés pour élaborer les mets. Au-delà des modes, ces chantiers sont merveilleux parce que ce sont des invitations à travailler. En cuisine, il en va comme en littérature : l'écrivain est quelqu'un qui ne trouve pas ses mots,  alors il cherche et il trouve mieux.

Je reçois cette belle question :

Que pensez vous des problemes de Blumenthal (fermeture de son restaurant...400 clients pretendants avoir été intoxiqué ?)

La cuisine 'moléculaire' est elle plus risquée en terme d'hygiène que la cuisine classique ?

Le dosage des produits doit il être aussi regardé en apport des rosques d'intoxication ?

Et voici ma réponse :

Un point, tout d'abord : on ne convainc pas des gens qui ne veulent pas être convaincus.

Donc je ne m'adresse à vous que parce que je suppose que vous êtes bienveillants, et intéressés honnêtement (contrairement à quelques journalistes dont l'a priori est sidérant, vu leur métier qui devrait être d'investigation).

Les faits, d'abord :

Un client a rapporté un virus de voyage, et il l'a transmis à une quarantaine de personnes.

Quand Heston Blumenthal a annoncé qu'il offrirait un repas à toute personne ayant été malade dans son restaurant (une vraie erreur!), alors 400 personnes environ se sont signalées.

Le restaurant  a été fermé (ce qui est courageux), il est aujourd'hui réouvert... et fonctionnera de la même façon qu'avant, parce qu'il n'y a pas lieu de changer.

L'analyse : la cuisine moléculaire, c'est une cuisine qui fait usage de nouveaux ustensiles, ingrédients, méthodes.

Comparons donc l'ancien et le nouveau.

L'usage de chinois, où les micro-organismes vont se loger entre les mailles, le barbecue, qui dépose des benzopyrènes cancérogènes sur les aliments, la noix muscade, dont la myristicine peut tuer, la pomme de terre, dont la peau contient de la solanine toxique, le gaz, avec ses risques d'explosion, les tuyaux en plomb, qui causent du saturnisme, les conserves avec le risque de botulisme, et je m'arrête là tant il y en a.

Il est important que la tradition n'est pas une garantie de sécurité, au contraire :

- d'une part, l'esclavage est traditionnel... et il n'est pas bon

- d'autre part, nombre d'aliments traditionnels confectionnés ne passeraient pas les tests de sécurité s'ils tombaient sous le coup des "novel food".

- la modernité augmente l'espérance de vie d'un trimestre par an tous les ans

La cuisine moléculaire? Aucune raison qu'elle soit plus dangereuse.

Oui, l'azote liquide est à -200°C, et l'on perdrait des yeux si l'on avait des projections dans l'oeil... mais c'est la raison pour laquelle, de la même façon qu'on ne fait pas sortir le gaz pendant des heures avant d'y mettre le feu, on met des lunettes quand on manipule l'azote liquide. Ce n'est pas plus dangereux que de courir avec un couteau pointe en l'air!!!!!!

Les alginates et autres gélifiants? Les populations asiatiques en utilisent depuis des millénaires... et elles ne sont pas moins bien que nous! D'ailleurs, pourquoi la gélatine serait-elle saine, à ce rythme?

Les "additifs"? La catégorie est hétérogène, mais le E460 est de la chlorophylle certainement plus pure que le vert d'épinard préparé dans les cuisines!.

Et puis, au fond, il faut regarder cas par cas. Savez vous, par exemple, que la première opération de la production du sucre (lequel ne fait peur à personne) est nommée "défécation" (quel joli mot!), et consiste à verser de la chaux dans le mélange d'eau et de betterave broyée, afin de faire sédimenter les particules? Pourquoi ne s'inquiète-t-on pas de la chaux utilisée, qui, il faut le dire, n'est pas plus "naturelle" que la carotte ou le navet?

Bref, vous avez raison de vous interroger, et je vous remercie de me donner l'occasion de dire ici que la cuisine moléculaire n'est ni mieux ni moins bien que la cuisine classique.

Bien faites, la cuisine classique et la cuisine moléculaire sont parfaitement acceptables. Mal faites, elles sont toutes deux dangereuses.

C'est pour cette raison qu'il faut DAVANTAGE de chimie, c'est à dire de connaissance (puisque la chimie, ce ne sont pas des produits, mais une science, donc une activité de recherche de connaissances, que l'on peut ensuite distribuer aux praticiens pour qu'ils en fassent bon usage).

Vive la chimie!!!!

 

Qu’est ce que vous pensez du « phénomène » de la cuisine moléculaire sur la planète ?

C’est ce que je me suis efforcé d’obtenir, depuis 1980 !

 

Beaucoup d’amis qui est allé manger dans des restaurants qui faisait une cuisine moléculaire dit « C’était sympa, surtout au niveau de différentes textures, mais pas plus. Je voulais ‘manger’ quelques choses à l’ancienne pour faire plaisir autant mon estomac que la langue. »

Vos amis (beaucoup???) ne sont pas allés dans les bons endroits. J'ai peur de votre fantasme!

 

Pourquoi le terme 'cuisine moléculaire' n'existe pas?

Si, le terme existe. Il désigne une forme de cuisine qui utilise de nouveaux ingrédients, matériels ou méthodes.

 

Pourquoi, d'après vous, la cuisine utilisant la gastronomie moléculaire comme base (F. Adria, H. Blumenthal, T. Marx, P. Gagnaire...) est devenue si célèbre?

Parce que c’est nouveau, et que les possibilités sont bien plus importantes qu’avec les techniques classiques

 

Quel est le futur de cette cuisine?

Comme toute « tendance », ou mode, la cuisine moléculaire sera remplacée. J’espère qu’elle le sera par le constructivisme culinaire ou par la cuisine note à note, que j’ai proposés respectivement en 1995 et 2000.

Ma dernière est plus sur votre point de vue, est-ce que la gastronomie française est toujours la référence en matière de haute gastronomie, et pourquoi?

Ce type de questions ne m’intéresse pas. Ce que je sais, c’est que le critique gastronomique du NYTimes est un menteur, quand il écrit que la créativité culinaire est morte en France : avez-vous déjà vu quelque part au monde un endroit comme le site de Pierrre Gagnaire, où je mets une invention par mois et où Pierre utilise ces inventions pour faire des recettes ?

Pouvez-vous nous donner une idée brève sur la cuisine moléculaire?

La « cuisine moléculaire » est le nom qui a fini par s’imposer pour désigner la cuisine qui était née des travaux de la gastronomie moléculaire, laquelle est la science qui étudie les phénomènes physiques et chimiques qui ont lieu lors des transformations culinaires.

A partir des connaissances obtenues, de nombreuses applications sont possibles.

D’abord des applications pédagogiques : les nouvelles connaissances peuvent remplacer les connaissances fautives, pour un enseignement amélioré (par exemple, l’albumine n’existe pas, de sorte que la cuisson de la viande n’est pas la coagulation de l’albumine ; ou encore, il n’y a pas « une chlorophylle », mais plusieurs, avec des couleurs différentes, de sorte que l’on ne peut pas parler de « fixer la chlorophylle » lors d’une cuisson de légumes verts ; et les « cuissons par concentration » ou « par expansion » ont été renommées, parce qu’il n’y a pas de concentration dans ce qui était appelé cuisson par concentration, tandis qu’il n’y a pas d’expansion dans ce qui était nommé cuisson par expansion.

Ensuite, la gastronomie moléculaire a des applications technologiques : nouveaux ingrédients, nouveaux ustensiles, nouvelles méthodes.

C’est cela qui a été nommé la cuisine moléculaire.

Des exemples : l’usage d’azote liquide pour faire des glaces, des sorbets, des « flocons givrés », des poudres de matière grasse, de viande, de légume, etc.

Quelles sont les dernières découvertes dans ce domaine?

La cuisine moléculaire s’est beaucoup développée, et elle continue, parce que les chefs du monde entier s’y mettent, ou intègrent des résultats dans leur cuisine, sans nécessairement faire « tout moléculaire ».

Cela étant, je cherche à promouvoir surtout, maintenant, la suite de la cuisine moléculaire, que je nomme « cuisine note à note », d’une part, et « constructivisme culinaire », d’autre part. J’explique cela chaque mois sur le site de Pierre Gagnaire, en y publiant une « innovation » par mois.

Beaucoup de chefs ne connaissent pas la cuisine moléculaire, comment peut-elle les aider dans la cuisine traditionnelle ?

Prenez l’exemple du chocolat chantilly : c’est une mousse au chocolat… que l’on obtient sans œufs : gain matière

Prenez l’exemple ds œufs à 65°C : si vous avez un hôtel, c’st un bon moyen de faire des œufs sans se fatiguer (et avec un bien meilleur résultat) pour le petit déjeuner.

 

Pensez-vous que l’œuf est un élément incontournable de la cuisine moléculaire ?

Non, c’est un ingrédient comme les autres.

Vous-vous intéressez à la gastronomie moléculaire depuis des années. Vous expliquez scientifiquement des réactions chimiques que les cuisiniers réalisent quotidiennement de manière empirique. En agissant ainsi, n’avez-vous pas contribué à désacraliser la cuisine ?

D’abord je n’explique pas, j’essaye d’expliquer. Nous avons fait une thèse sur le bouillon de carotte. Nous connaissons les substances qui sortent du légume, mais nous ne savons toujours pas comment ces substances sortent. Ensuite, concernant la désacralisation de la cuisine, j’ai une réponse merveilleuse et « définitive » : « Imaginez que vous soyez acousticien. Vous connaissez tout sur les sons, le fonctionnement des synthétiseurs, etc… Est-ce que cela vous empêche pour autant d’apprécier la musique de Mozart… La connaissance, c’est ce qui nous sépare des bestiaux.

 

Beaucoup de chefs ont été influencés par vos travaux et se réclament de la gastronomie moléculaire. Vous sentez-vous en phase avec ce courant ?

Précisons d’abord une chose : la gastronomie moléculaire, c’est de la science. Les chefs, eux, font de la cuisine moléculaire. Maintenant, je donne souvent aux cuisiniers la recette du chocolat chantilly, une mousse au chocolat sans œuf. C’est intelligent, on ne gâche pas les œufs. Les coûts matière sont réduits, bref, je n’ai pas honte de cette recette. Lorsque les chefs réussissent ce dessert c’est aussi parce qu’ils ont su correctement l’assaisonner. Ils peuvent donc être fiers de leur travail. En revanche, s’ils ratent leur exécution, cela arrive, je n’ai aucune raison d’être honteux… parce que ce n’est pas moi qui ai fait le travail. Il y a une différence entre le principe, dont je suis responsable, et la réalisation culinaire, dont les cuisiniers sont responsables.

Je rappelle qu’à mes débuts, mes travaux n’intéressaient guère les cuisiniers français. C’est seulement lorsque Ferran Adria a commencé à être connu que les chefs français ont commencé à s’intéresser à la gastronomie moléculaire. Lorsque j’ai proposé à des amis chefs d’utiliser des alginates (pour faire des gels, des perles à cœur liquide, etc.), en 1985, ils refusaient catégoriquement de crainte d’empoisonner leurs clients. Ce n’est qu’au moment de la crise de la vache folle, lorsque la gélatine a été condamnée, que  les chefs ont commencé à s’intéresser au produit de substitution que représentaient les alginates.

De toute façon, je considère que la cuisine moléculaire est « morte » aujourd’hui : un garçon de vingt ans qui sort de l’école hôtelière aujourd’hui, n’a aucune raison de marcher sur les traces de Ferran Adria, qui a commencé en 1994. Cela n’aurait aucun sens, il aurait vingt ans de retard. C’est pour cela que, depuis cinq ans déjà, je réfléchis à ce qu’on pourrait faire après la cuisine moléculaire. Dernièrement, j’ai donné un cours pour lequel je pesai chacun de mes mots. Le dernier mot, c’était « Travaillons ». J’adore être en contact avec des gens qui travaillent et qui créent, je ne m’intéresse pas aux jean-foutre prétentieux. Il faut aller de l’avant. Qu’est ce que dirait Auguste Escoffier s’il revenait auprès de nous et qu’il constatait que nous en étions encore à la crêpe suzette ? Il nous dirait :« Mais qu’avez vous fait pendant un siècle ? ».

Vous avez sans doute eu des échos du débat qui a eu lieu à Madrid le mardi 20 janvier dernier autour de la question “La cuisine moléculaire existe-t-elle ?”Manifestement les différents orateurs semblent vouloir ranger dans un placard ou oublier le qualificatif moléculaire.Vous êtes-vous exprimé à ce sujet ?Quel est votre avis sur cette tendance de plus en plus affirmée ?

Mon avis ? Ils causent, je bétonne !

 Ce n’est pas une table ronde dans un congrès de cuisine en Espagne qui dit le vrai. Il s’est dit ce que les intervenants voulaient dire… et dont je ne veux pas entendre parler.

 Parce qu’il faut quand même bien faire la différence entre les faits et les opinions. Je ne veux même pas entendre les opinions, mais je suis passionné par les FAITS !!!!!!

La communication : ne s’agit-il pas toujours de manipuler l’opinion de l’autre, plus ou moins : relisons Platon ou Aristote, par exemple.

 Pour être plus concret, je ne cesse d’une part de dire que j’espère que la cuisine moléculaire (pas la gastronomie moléculaire, qui est de la science, et ne peux que se développer) va « mourir », pour enfin faire place à des choses plus intéressantes. Cette mort surviendra quand les ustensiles, ingrédients ou méthodes de la cuisine auront été rénovés. Et je fais tout depuis 30 ans pour que la rénovation soit rapide… mais elle ne l’est pas : quelques chefs en pointe ont évolué, mais les foyers restent équipés des mêmes casseroles, fouets, etc… qui sont des ustensiles quasi médiévaux.

Pour les ingrédients, grand retard aussi sur ce qu’il est possible de penser… mais le monde n’est pas prêt : il faut aller lentement.

 Je répète en fin de message pour que tout soit bien clair :

-          la cuisine moléculaire, c’est de la cuisine, c’est une « tendance », et on sait bien que toutes les tendances sont remplacées par d’autres tendances

-          la gastronomie moléculaire, c’est de la science, comme la biologie, l’astrophysique, la chimie, la géologie, et comment ne pas comprendre que la discipline, qui est « naissante » (ayant fêté ses 20 ans l’an passé, elle a donc à peine sa majorité électorale), ne peut que se développer ? Ce qu’elle fait, dans de plus en plus d’universités du monde –et pas dans des cuisines, évidemment, puisque ce n’est pas de la cuisine- (voir fichier incomplet joint).

Un point de détail : Harold McGee, qui est un ami, n’est pas scientifique mais « food writer ». Davide Cassi est un bon physicien de formation, un ami aussi, mais j’ai peur qu’il ait fait la confusion entre cuisine moléculaire et gastronomie moléculaire, notamment dans son atelier à l’Université de Parme, où il enseigne la cuisine moléculaire, pas la gastronomie moléculaire. Ce n’est pas inutile, mais il faut s’assurer que la distinction soit bien claire !

 

La cuisine moléculaire s’éloigne de l’essence de l’aliment, du produit, elle le malaxe, le déstructure, le fusionne, ne voyez-vous pas là une évolution de la civilisation qui commence à prendre ses distances avec l’aspect naturel de la nourriture ?

Le naturel est un fantasme, parce que l’humanité ne cesse de se protéger contre la nature.  Nos vêtements n’ont pas été trouvés dans les arbres de la forêt équatorienne, ils ont été fabriqués. Nous sommes contents de posséder des vêtements chauds qui nous protègent du froid. L’homme ne cesse de se prémunir contre la nature. En vérité, l’homme déteste la nature. Nous fabriquons des maisons parce qu’il fait froid et qu’il pleut. Les médicaments nous permettent d’avoir une espérance de vie supérieure à 30 ans.

En ce qui concerne la cuisine,  et c’est assez extraordinaire, on voudrait du naturel, et le monde industriel utilise d’ailleurs ce sentiment assez animal pour vendre ses produits. Pourtant, cuisiner des aliments n’est pas naturel. On agit ainsi pour se prémunir contre les micro-organismes contenus dans nos aliments à l’état cru, pour donner aux produits des goûts qu’ils n’ont pas, pour attendrir des aliments trop durs. A chaque étape, on ne fait qu’aller un peu plus loin.

Par ailleurs tout le monde n’a pas la possibilité économique d’acheter des légumes ou des produits de premier choix. Dans le sud de la France, le vin est en crise. Les producteurs font un vin de qualité qu’ils parviennent à vendre et un vin bas de gamme qui finit souvent au ruisseau. De même, les légumes finissent trop souvent à la poubelle. C’est du gâchis. Dans ce vin, dans ces légumes, il existe des tas de molécules extraordinaires qui pourraient protéger l’homme de nombreuses maladies. Il vaut mieux apprendre à les extraire qu’à les synthétiser : pour faire la synthèse de la vitamine B 12, il a fallu des centaines chimistes, dont quatre lauréats du prix Nobel, qui ont travaillé durant vingt ans. Qu’est-ce qui nous empêche de procéder au « craquage » des légumes, c’est-à-dire récupérer les molécules précieuses pour notre alimentation ? Je propose d’encourager les producteurs à procéder eux-mêmes à ce craquage, afin de ne pas laisser à l’industrie le bénéfice de leur travail. Le produit ainsi obtenu aurait une valeur comparable à celle du safran.

 

En voyant cette évolution de la cuisine, beaucoup craignent la disparition de nos recettes de terroir qui appartiennent à notre patrimoine culinaire. Selon vous la cuisine moléculaire va-t-elle tuer le choux farci ?

 La cuisine moléculaire et la chimie en général ont toujours cristallisé les fantasmes. Vous vous rendez compte : on « transforme » la matière ; c’est grave, non ? En réalité, je rigole en posant cette question. En fait, cuire un steak, c’est aussi transformer la matière. C’est d’ailleurs parce qu’ils « transforment la matière » que des cuisiniers sont compagnons du tour de France. Est-ce que l’apparition de la musique moderne a fait tomber Bach et Mozart dans l’oubli ? Non. Je dirai même plus, nos compositeurs modernes continuent à leur façon de puiser leur inspiration dans le répertoire classique. Le chou farci survivra naturellement à la cuisine moléculaire. Mieux, il cohabitera avec elle. Nous aurons le chou farci classique, d’une part, et le chou farci moléculaire.

 

Peut-on dire « cuire à l’azote liquide » ?

Non, c’est une simple congélation.

L’intérêt de la congélation ?

Regardez le travail des cuisiniers qui font usage de l’azote liquide. Ils ne sont limités que par leur inventivité, et par les particularités du produit.

 

Quel regard portez-vous sur les applications de la cuisine moléculaire qui sont aujourd'hui très larges, principalement dans le domaine de la haute cuisine et où en êtes- vous de vos collaborations avec les grands chefs français et étrangers ?

Je n'ai pas beaucoup de temps pour me pencher sur le phénomène et cela tombe bien car je trouve qu'il y a un peu trop de " bruit " autour de la cuisine moléculaire. Cette transition technologique était toutefois indispensable pour que la cuisine évolue. J'ai volontairement limité mes collaborations et je travaille aujourd'hui uniquement avec Pierre Gagnaire. Ce dernier met chaque jour en ligne le résultat de nos travaux sur son site, c'est très démocratique et c'est ce qui me plaît.Preuve que la créativité culinaire française est bien vivante et que la cuisine moléculaire n'est pas forcément élitiste.

Justement, au-delà de la haute cuisine, quelles peuvent être les applications pratiques et quotidiennes de la cuisine moléculaire?

Outre les applications spectaculaires qui permettent, par exemple, d'obtenir un mètre cube de blanc en neige avec un seul blanc d'œuf, les champs d'investigation sont nombreux. Ils peuvent ainsi concerner l'économie domestique avec, par exemple, la cuisson à basse température qui offre la possibilité avec des viandes bon marché d'obtenir de très bonnes choses dans l'assiette. Autre exemple, avec 300 grammes de viande, ce type de cuisson permet d'avoir au final 290 grammes de produit consommable alors que l'on en obtiendra seulement 200 grammes avec un type de cuisson classique.

Si la cuisine moléculaire concerne, comme vous le dites, des gestes culinaires essentiels, pourquoi n'est-elle pas enseignée en école hôtelière ?

S'il n'y a pas de cursus spécifique, il y a déjà des ateliers moléculaires dans certaines écoles. Les résultats sont d'ailleurs très intéressants car la méthode pédagogique utilisée est tout autre. Dans le cadre d'un enseignement classique, le jeune cuisinier va par exemple apprendre à cuire les haricots verts sans couvercle. Au contraire, dans un atelier moléculaire, il va pouvoir expérimenter la cuisson du produit avec et sans couvercle et ensuite, comparer les résultats. Cela conditionne ainsi deux types différents d'approche de la cuisine, voire deux catégories différentes de cuisiniers, ceux qui appliquent et ceux qui cherchent.

Que faudrait-il faire selon vous, pour faciliter l'entrée de la cuisine moléculaire en restauration collective et pourquoi pas en restauration à domicile ?

C'est déjà un peu le cas. Les grands chefs et les médias ont largement contribué à faire connaître cette cuisine. Le mot " émulsion ", par exemple, fait désormais partie du domaine public. Le mouvement va encore s'accélérer car la cuisine moléculaire se développe dans le monde entier et d'autres tendances commencent à se dessiner. Certains travaillent déjà la cuisine " note à note ", une cuisine qui va plus loin que la cuisine moléculaire et offre des combinaisons encore plus variées.D'autres travaillent uniquement sur les saveurs ou les couleurs, à la façon des grands chefs, mais en formalisant davantage les choses. Bref, la cuisine française continue à s'inventer au jour le jour…

Êtes-vous d’accord avec ceux qui disent que la cuisine moléculaire est une cuisine dénuée de goût ?

Une cuisine moléculaire bien faite a du goût. Tout comme une cuisine médiévale bien faite est bonne… Tout comme n’importe quelle autre cuisine.

Que l’on aboutit à des « trucs » mous ?

Quand c’est mou, c’est parce que le chef a fait du « mou ».

Qu’elle se réfère à la connaissance et non à l’émotion ?

Si un cuisinier ne met pas en oeuvre de l’émotion il ne fera pas une bonne cuisine. Quel que soit son style de cuisine.

Qu’il faut une grande brigade ?

Cuire un oeuf à 65°, ce n’est pas compliqué. Vous enfournez mille oeufs et vous allez dormir.

Un oeuf cuit à 65°, c’est de la cuisine moléculaire ?

La cuisine moléculaire, c’est quelque chose précis. On se fiche de l’interprétation des uns et des autres. Il s’agit d’une cuisine qui met en oeuvre de nouveaux ingrédients, de nouveaux ustensiles, de nouvelles méthodes. Un oeuf cuit à 65° n’est ni un oeuf à la coque, ni un oeuf mollet, ni un oeuf sur le plat. C’est une nouvelle action de cuire l’oeuf qui conduit à un goût nouveau. Et quand c’est bien fait, c’est très bon…

 

Qu’entendez-vous par nouveaux…

L’alginate, l’azote liquide... Bien que… En 1992, je présentais, au Cercle de minuit, l’azote liquide… Un million d’auditeurs ! En 2008, la nouveauté est émoussée… mais c’est un fait que ça commence seulement à arriver en cuisine.

Un chef qui cherche à comprendre les phénomènes de transformation, fait-il de la cuisine moléculaire ?

Non. N’importe quel être intelligent cherche à comprendre ce qu’il fait. Un cuisinier qui prépare un faisan à l’d’Albufera en cherchant à comprendre ce qui se passe dans la casserole ne fera pas pour autant du moléculaire. Il fera un faisan à la d’Albufera, une recette qui date de plusieurs siècles. Non, il faut se rapporter à la définition de la cuisine moléculaire : nouveaux ingrédients, nouveaux ustensiles, nouvelles méthodes.

 

Êtes-vous d’accord avec ceux qui disent que la technique c’est bien, que l’art c’est mieux ?

Offrez un piano à quelqu’un qui connaît ses gammes, mais qui n’a pas de musique à jouer : il n’y aura pas de musique. Donc d’abord il y a la musique, l’art, et ensuite la technique. Alors, pour un artiste (pas pour un artisan), bien sûr que l’art est mieux que la technique… à condition que la technique suive, évidemment. Je l’ai dit à Madrid Fusion il y a des années… et  j’ai vu ensuite apparaître l’expression techno-émotionnelle…

Ce qui veut dire ?

A mon sens, rien. Mais le monde entier dit n’importe quoi. À propos de cuisine moléculaire, chacun apporte sa propre définition... Personne n’a à apporter sa propre. définition. La cuisine moléculaire, je le répète est une cuisine qui utilise les nouveaux ingrédients, les nouveaux ustensiles et les nouvelles méthodes.

La cuisine, ne serait-elle pas, de toute façon moléculaire puisque dans les aliments il y a des molécules...

L’expression « cuisine moléculaire » est une expression consacrée et forgée qui ne doit son nom à aucune molécule. Evidemment que dans les aliments il y a des molécules Il y en a partout.

Si cette expression ne se rapporte pas aux molécules, pourquoi l’avoir choisie ?

Pour couper court à la confusion avec la «gastronomie moléculaire», qui est une discipline scientifique que j’ai créée, en 1988, avec Nicolas Kurti. La gastronomie moléculaire est de la science, qui se fait dans un laboratoire, pas dans une cuisine, et qui ne vise pas la production d’un plat, mais la compréhension des phénomènes qui s’observent en cuisine.  Quand on analyse une mayonnaise, on ne fais pas de la cuisine.

 

Difficile tout de même de ne pas faire la confusion, la gastronomie, n’est-ce pas de la cuisine ?

Non, précisément pas. Brillat Savarin, en 1825 disait : «la gastronomie est la connaissance raisonnée de ce qui se rapporte à l’homme en tant qu’il se nourrit». La gastronomie, c’est une connaissance Raisonnée,un discours… Pas un travail technique. Il y a une cuisine bourgeoise, une cuisine classique, moderne... Mais il n’y a pas de cuisine gastronomique, et il n’y a pas de restaurants gastronomiques.

C’est une espèce de galvaudage du mot qui fait qu’aujourd’hui la gastronomie évoque une cuisine d’apparat.

Pourtant, les dictionnaires eux-mêmes…

Je me fiche des dictionnaires. Tous les dictionnaires vous expliquent que cuire, c’est transformer des aliments en les chauffant. Si vous sortez un poulet du congélateur, vous le verrez se transformer : sera-t-il pour autant cuit ? Non ! Donc la définition est fausse… Le monde de la science n’a cessé de réformer les dictionnaires. C’est comme le mot « gourmet ». La plupart des gens croient que gourmet, c’est mieux que gourmand. C’est oublier qu’il existe bel et bien une profession, celle des gourmets, qui jugent les vins pour les négociants. Par extension, un gourmet aime les vins, un gourmand aime manger. Ce n’est pas la même chose. Un tournevis n’est pas un marteau.

Finalement, tout ça ne sont que des mots.

Les mots aident à comprendre les choses et donc ce que l’on fait. D’où l’importance de connaître leur vraie signification.

Les produits «nature»

Tout le monde vante les bienfaits de la nature, alors que la terre entière ne cesse de s’en prémunir en construisant des maisons pour se protéger de la pluie, du vent… en s’habillant, en se chauffant, en se lavant les cheveux avec des shampoings, les dents avec du dentifrice. John Stuart Mill, un philosophe du siècle dernier, disait justement  qu’il est stupéfiant que nous déclarions aimer la nature, alors qu’elle va vous tuer une fois par vie dans des souffrances parfois atroces »

Oui, mais il existe bien une cuisine naturelle…

Quand j’entends un chef dire « je fais une cuisine naturelle », je me dis « Oh la la la la ! ». On n’a jamais vu des poulets rôtis sur les arbres de la forêt tropicale…

 

Certains produits, pourtant, ont une qualité gustative indéniable…

Bien sûr. Sur les marchés on trouve effectivement de petites tomates affreuses, rabougries, fendues… dont le goût est extraordinaire.

 

Donc il existe bien des tomates naturelles…

Non, des tomates ayant un goût que nous aimons, mais certainement pas des tomates naturelles ! Et puis, attention au goût : bien des molécules ont bon goût. Qu’est ce qui vous prouve, par exemple, que vos tomates ont poussé dans une terre où elles n’ont pas pompé des ions métalliques toxiques ? Nos ancêtres ont versé tant de sulfate de cuivre qu’il y en a à foison dans les sols à vigne !

 

Alors selon vous, qu’est-ce qu’un bon produit ?

Par philosophie je n’aime pas l’idée du bon produit.

 

Pour quelles raisons ?

Parce que je n’ai pas les moyens d’acheter mes légumes chez Joël Thibaut. Alors je vais où ? Je vais chez mon épicier de quartier et j’ai les produits que j’ai. Je n’y peux rien et le monde entier est comme moi, hormis bien sûr quelques milliardaires, mais je ne travaille pas pour eux. Donc je m’intéresse aux carottes de mon épicier.

 

La qualité des produits est souvent remise en cause...

Après la guerre, l’INRA a travaillé afin de permettre au monde agricole de produire en suffisance pour nourrir tous les Français. L’INRA a rempli sa mission puisque ni vous ni moi n’avons pas connu la famine.

Puis, depuis une trentaine d’années, les travaux quantitatifs ont été remplacés par des travaux qualitatifs, et les produits se sont considérablement améliorés ces dernières années.

Les vins n’ont jamais aussi bons, les viandes aussi tendres.

 

Et les poissons ?

Le magazine Cuisine et Vins de France a organisé, dernièrement, une séance de dégustation avec du turbot d’élevage. Il était extraordinaire… Avec un chef connu,j’ai eu également l’occasion de comparer un saumon d’élevage avec un saumon sauvage. Nous étions deux à table, nous n’avons pas vu de différence.

 Alors, c’est quoi, un bon produit ? À propos de produits, nous avons assisté, ces derniers mois à une polémique à propos de la méthylcellulose utilisée par Ferran Adria…

Santi Santamaria sort un livre et il attaque d’une façon exorbitante la cuisine de Ferran Adria. Pour vendre un livre, il n’y a pas de meilleure façon ! Ca, c’est un fait et du coup, cela a bien fonctionné. Mais ce qui est risible, c’est que Santi Santamaria est le pape des grillades, et les grillades, tout le monde le sait, produisent des tas de molécules que l’on sait parfaitement cancérogènes !

 

La méthylcellulose, présente-t-elle des dangers ?

Lorsqu’il y a eu la crise de la vache folle, l’industrie pharmaceutique a cherché à remplacer la gélatine, puisque le public n’en voulait plus. Alors elle a regardé les possibilités et trouvé la méthylcellulose… qui est très sûre. Elle a testé ce produit et quand l’industrie pharmaceutique entreprend une telle démarche, elle ne le fait pas en claquant des doigts. Ce sont des années d’études, des études toxicologiques serrées…Et si aujourd’hui, il existe de nombreux produits qui contiennent de la méthylcellulose, c’est que nous pouvons

 en consommer.

 

Il existe toutefois des nouvelles modes de cuisines qui restent en phase avec la nature comme la cuisine aux fleurs…

Encore une cuisine qui affirme que la nature est bonne. Mais je me méfie très fort de cette cuisine des plantes ! Prenez l’exemple la digitale, une jolie fleur pourpre qui contient notamment de la digitaline. Cette molécule est très dangereuse, mais à doses très contrôlées, elle peut entrer dans la confection de médicaments pour les personnes cardiaques.  Il faut bien connaître les fleurs pour s’autoriser à les livrer sur assiettes. Et se méfier : si une molécule ne tue pas tout de suite, qui nous garantit qu’elle ne nous fera pas un cancer dans vingt ans ?

 

D’autres précautions ?

Je viens de lancer un programme sur l’estragon : on sait que l’estragole est une molécule cancérogène et tératogène « à toute dose ». Or cette molécule fait plus de la moitié de l’huile essentielle de l’estragon ou du basilic. La molécule reste-t-elle dans la feuille d’estragon, quand on cuisine ?

Pour le reste, le thym, le romarin… quand c’est concentré, c’est dangereux… Alors quand je vois la cuisine faire appel à des extraits, des concentrés de plantes, je suis parfois perplexe.

 

Une cuisine sans risque ?

Il n’existe rien sans risque. Si vous consommez trop de méthylcellulose, vous aurez probablement la colique, mais avec des pruneaux vous aurez les mêmes effets. Et si vous mangez une grande quantité de carottes râpées vous serez constipé.

 

Ceux qui réfutent ces nouveaux produits se réfèrent à la tradition…

La tradition ? Il y a le meilleur et le pire. Par exemple, l’esclavage était une tradition… Et puis, la tradition n’est pas figée : chaque nouveauté enrichit le monde. En musique ni Madona, ni les Beatles, ni même Mozart ou Debussy n’ont remplacé Sébastien Bach, mais ils se sont ajoutés. Nous avons plus de choix.

Enfin, il faut quand même dire que la tradition, a bon dos : on ne cesse de lui tordre le bras ; qui fait encore des crèmes anglaises comme Escoffier, à 16 jaunes au litre ? . La cuisine de tradition ne veut rien dire, parlons plutôt de cuisine classique...

 

Pouvez-vous nous donner une idée brève sur la cuisine moléculaire?

La « cuisine moléculaire » est le nom qui a fini par s’imposer pour désigner la cuisine qui était née des travaux de la gastronomie moléculaire, laquelle est la science qui étudie les phénomènes physiques et chimiques qui ont lieu lors des transformations culinaires.

A partir des connaissances obtenues, de nombreuses applications sont possibles.

D’abord des applications pédagogiques : les nouvelles connaissances peuvent remplacer les connaissances fautives, pour un enseignement amélioré (par exemple, l’albumine n’existe pas, de sorte que la cuisson de la viande n’est pas la coagulation de l’albumine ; ou encore, il n’y a pas « une chlorophylle », mais plusieurs, avec des couleurs différentes, de sorte que l’on ne peut pas parler de « fixer la chlorophylle » lors d’une cuisson de légumes verts ; et les « cuissons par concentration » ou « par expansion » ont été renommées, parce qu’il n’y a pas de concentration dans ce qui était appelé cuisson par concentration, tandis qu’il n’y a pas d’expansion dans ce qui était nommé cuisson par expansion.

Ensuite, la gastronomie moléculaire a des applications technologiques : nouveaux ingrédients, nouveaux ustensiles, nouvelles méthodes.

C’est cela qui a été nommé la cuisine moléculaire.

Des exemples : l’usage d’azote liquide pour faire des glaces, des sorbets, des « flocons givrés », des poudres de matière grasse, de viande, de légume, etc.

 

Quelles sont les dernières découvertes dans ce domaine?

La cuisine moléculaire s’est beaucoup développée, et elle continue, parce que les chefs du monde entier s’y mettent, ou intègrent des résultats dans leur cuisine, sans nécessairement faire « tout moléculaire ».

Cela étant, je cherche à promouvoir surtout, maintenant, la suite de la cuisine moléculaire, que je nomme « cuisine note à note », d’une part, et « constructivisme culinaire », d’autre part. J’explique cela chaque mois sur le site de Pierre Gagnaire, en y publiant une « innovation » par mois.

 

Beaucoup de chefs ne connaissent pas la cuisine moléculaire, comment peut-elle les aider dans la cuisine traditionnelle ?

Prenez l’exemple du chocolat chantilly : c’est une mousse au chocolat… que l’on obtient sans œufs : gain matière

Prenez l’exemple ds œufs à 65°C : si vous avez un hôtel, c’st un bon moyen de faire des œufs sans se fatiguer (et avec un bien meilleur résultat) pour le petit déjeuner.

 

Vous êtes aussi concerné par l’aspect émotionnel de la cuisine.  Pouvez-vous élaborer sur ce sujet?

J’ai été jusqu’à publier un livre entier sur le sujet : il s’intitule « La cuisine, c’est de l’amour, de l’art, de la technique ».

Je distingue d’abord les artisans et les artistes.

Et je cherche à comprendre comment, techniquement, on peut dire « je t’aime » au mangeur, par la cuisine. La construction affichée ou gustative des mets est certainement une partie de la réponse.

Mais j’invite surtout à réfléchir pour rénover les pratiques culinaires et de salle : nous devons d’abord donner du bonheur. Comment ?

 

Pensez vous que les chefs de nos jours oublient le concept de la cuisine émotionnelle?

Je ne sais pas : je suis la plupart du temps au laboratoire, et pas dans les cuisine.

 

Comment anticipez-vous l’évolution de la gastronomie moléculaire et celle de la cuisine émotionnelle?

La gastronomie moléculaire se développe dans le monde entier, avec des groupes de scientifiques dans des pays variés, au point que j’organise au début 2009 un congrès à Paris, pour ces scientifiques.

Pour la cuisine, je vois le développement, et je pousse activeemnt dans le sens des cuisines note à note et du constructivisme.

La cuisine moléculaire s’éloigne de l’essence de l’aliment, du produit, elle le malaxe, le déstructure, le fusionne, ne voyez-vous pas là une évolution de la civilisation qui commence à prendre ses distances avec l’aspect naturel de la nourriture ?

Le naturel est un fantasme, parce que l’humanité ne cesse de se protéger contre la nature.  Nos vêtements n’ont pas été trouvés dans les arbres de la forêt équatorienne, ils ont été fabriqués. Nous sommes contents de posséder des vêtements chauds qui nous protègent du froid. L’homme ne cesse de se prémunir contre la nature. En vérité, l’homme déteste la nature. Nous fabriquons des maisons parce qu’il fait froid et qu’il pleut. Les médicaments nous permettent d’avoir une espérance de vie supérieure à 30 ans.

En ce qui concerne la cuisine,  et c’est assez extraordinaire, on voudrait du naturel, et le monde industriel utilise d’ailleurs ce sentiment assez animal pour vendre ses produits. Pourtant, cuisiner des aliments n’est pas naturel. On agit ainsi pour se prémunir contre les micro-organismes contenus dans nos aliments à l’état cru, pour donner aux produits des goûts qu’ils n’ont pas, pour attendrir des aliments trop durs. A chaque étape, on ne fait qu’aller un peu plus loin.

Par ailleurs tout le monde n’a pas la possibilité économique d’acheter des légumes ou des produits de premier choix. Dans le sud de la France, le vin est en crise. Les producteurs font un vin de qualité qu’ils parviennent à vendre et un vin bas de gamme qui finit souvent au ruisseau. De même, les légumes finissent trop souvent à la poubelle. C’est du gâchis. Dans ce vin, dans ces légumes, il existe des tas de molécules extraordinaires qui pourraient protéger l’homme de nombreuses maladies. Il vaut mieux apprendre à les extraire qu’à les synthétiser : pour faire la synthèse de la vitamine B 12, il a fallu des centaines chimistes, dont quatre lauréats du prix Nobel, qui ont travaillé durant vingt ans. Qu’est-ce qui nous empêche de procéder au « craquage » des légumes, c’est-à-dire récupérer les molécules précieuses pour notre alimentation ? Je propose d’encourager les producteurs à procéder eux-mêmes à ce craquage, afin de ne pas laisser à l’industrie le bénéfice de leur travail. Le produit ainsi obtenu aurait une valeur comparable à celle du safran.

En voyant cette évolution de la cuisine, beaucoup craignent la disparition de nos recettes de terroir qui appartiennent à notre patrimoine culinaire. Selon vous la cuisine moléculaire va-t-elle tuer le choux farci ?

La cuisine moléculaire et la chimie en général ont toujours cristallisé les fantasmes. Vous vous rendez compte : on « transforme » la matière ; c’est grave, non ? En réalité, je rigole en posant cette question. En fait, cuire un steak, c’est aussi transformer la matière. C’est d’ailleurs parce qu’ils « transforment la matière » que des cuisiniers sont compagnons du tour de France. Est-ce que l’apparition de la musique moderne a fait tomber Bach et Mozart dans l’oubli ? Non. Je dirai même plus, nos compositeurs modernes continuent à leur façon de puiser leur inspiration dans le répertoire classique. Le chou farci survivra naturellement à la cuisine moléculaire. Mieux, il cohabitera avec elle. Nous aurons le chou farci classique, d’une part, et le chou farci moléculaire.

Pourquoi ne pas faire profiter directement l’industrie agroalimentaire de vos travaux ?

L’industrie est très présente, autour de mon laboratoire, parce qu’elle sait que les connaissances nouvelles ont des applications nouvelles.  Je ne fais toutefois pas de technologie,  parce ce que c’est contraire à ma mission. En tant que scientifique, si je produis des connaissances nouvelles, on peut en faire usage ; si je n’en produis pas, on ne peut pas en faire usage. La question est aussi simple que cela. Il est donc beaucoup plus important que j’en produise. Ainsi, l’industrie, si elle le désire, pourra en faire usage. Cependant mon objectif, c’est de faire changer la cuisine de 60 millions de Français. Quand j’ai  créé la gastronomie moléculaire, avec mon ami Nicholas Kurti, aujourd’hui décédé, c’était notamment parce que nous avions le sentiment que les millions de personnes qui cuisinent chaque jour le font presque comme au Moyen-Age. Ne pouvait-on pas les aider ? Mes réflexions ne s’arrêtent pas seulement à l’alimentation. Par exemple, on sait qu’une plaque coup de feu à gaz gaspille 80 % de l’énergie utilisée. Il y a donc 10 millions de Français qui cuisinent chaque jour et qui gâchent 80 % de l’énergie qu’ils utilisent. Il est évident qu’on gagnerait tous à utiliser une plaque à induction où la déperdition de l’énergie est limitée à 20 %. J’appelle à regarder ce qu’on fait et examiner si on le fait bien.

Cette utilisation de la chimie dans notre cuisine ne nous éloigne-t-elle pas de cette cuisine naturelle et traditionnelle que le Monde nous envie ?

La question est ambiguë : « utilisation de la chimie en cuisine »…En réalité, nous souffrons de croire à la « bonne nature »,  et une mauvaise communication industrielle vend du « naturel ». Ce qui est naturel n'est pas toujours bon pour l’être humain. Par exemple, de nombreux végétaux, naturels, contiennent des poisons. A l'état naturel, les viandes contiennent des micro-organismes qui peuvent être nocifs. Pensons aux parasites du porc !

Ce qui est artificiel, par définition, c’est ce qui résulte du travail humain. Quand on y regarde bien, presque tout est artificiel : les maisons, les vêtements, les cosmétiques, les médicaments… et les mets. Rien de ce qui est cuisiné n’est naturel : le frites, les soufflés, les pot-au-feu… Et je crois que c’est mieux de le reconnaître, parce que, alors, on fait mieux qui si on gobe naïvement la « bonne nature ».

Quant à la cuisine traditionnelle, il y a un autre terme terrible : « traditionnelle ». L’esclavage était traditionnel… et ce n’était pas bon ! En cuisine, les journaux ou livres de cuisine anciens ne cessent d’évoquer des histoires de lait coupé à l'eau, de frelatage, de sophistication... jusqu'au jus de purin utilisé pour colorer le café ! Naguère, on devait apprendre à reconnaître le plâtre dans la farine, etc.

Le design joue-t-il un rôle dans l’art culinaire ? de quelle  manière le fait-il ? et surtout est-il toujours compatible avec le goût ?

Le design est l’application de l’art à la production industrielle. En cuisine, l’art qui s’applique, ce n’est ni la peinture, ni la sculpture, ni la musique… C’est évidemment l’art culinaire, qui ne se résume pas à l’aspect visuel : disposer un mille feuilles debout, c’est simpliste… et hors sujet.

Le design culinaire, de ce fait, ne peut pas être confié à des artistes plasticiens, mais seulement à des cuisiniers, et pas n’importe lesquels : seulement ceux d’entre eux qui s’admettent artistes. A chacun son métier. Oui, il existe un art culinaire pratiqué par des cuisiniers et quand ceux-ci se mettent au service de l’industrie, ils font donc du design culinaire : pensons à Bernard Loiseau, Michel Guérard… Ne nous perdons pas dans des confusions entre genres. D’ailleurs, trouvez-vous vraiment que tous les lapins, œufs, poules en chocolat  produits au moment de Pâques soient véritablement « beaux » ?

Si je vous parle de chocolat, comment rapprocheriez-vous le chocolat de la gastronomie moléculaire ?

C’est incroyable tout ce l’on peut faire comme expérience avec le chocolat, par exemple lorsqu’on fait une ganache ou une émulsion… Voici un magnifique ingrédient à partir duquel on peut créer un nombre infini de préparations : mousses, émulsions, suspensions… et tout le reste, en nombre véritablement infini. C’est peut-être pour l’avoir montré que j’ai été élu  à l’Académie française du chocolat et de la confiserie, alors que je ne suis pas chocolatier ?

Enfin pour nous faire saliver, dites nous quelle est votre recette préférée ?

Je n’aime que ce que j’aime, tout ce qui a le goût de ce que j’aime. On ne peut pas dissocier l’aliment de celui qui vous le donne. Cuisiner pour quelqu’un, c’est lui dire « je t’aime ».

L’environnement détermine le goût des plats. Déguster un sandwich avec des copains, c’est le meilleur moment de la vie, mais partager un repas d’affaires avec des individus malhonnêtes, c’est terrible. D’ailleurs, il y a un proverbe qui dit qu’il ne faut jamais manger avec le diable, même avec une longue cuiller. Oui, mangeons en bonne compagnie, et mangeons ce que des amis nous ont préparés.

Voilà maintenant plus de 20 ans que la gastronomie moléculaire a été créée. La confusion entre gastronomie moléculaire et cuisine moléculaire a longtemps fait débat...

Jugez-vous que cette confusion soit toujours d’actualité ?

Oui, elle l'est, hélas. Le dictionnaire Robert, en octobre, a fait une campagne de publicité où ils mélangeaient tout... et mes conférences dans le monde entier, plus les emails que je reçois quotidiennement, me montrent que la confusion entre la science et ses applications est constante.

Cela étant, je suis un peu fautif, parce que c'est seulement en 1999 que j'ai été capable d'introduire la terminologie « cuisine moléculaire », pour bien distinguer la science et ses applications, culinaires notamment. Il faudra encore facilement une vingtaine d'années d'effort, environ.

Avez-vous le sentiment que le transfert de la gastronomie moléculaire à la cuisine moléculaire ne se fait pas toujours comme il le faudrait ?

Je ne suis pas certain de bien comprendre la question. Les transferts à partir de la science sont de divers types : pédagogiques, technologiques... Par exemple, c'est un succès que le monde culinaire ne doute plus maintenant que les émulsions (même si certains confondent avec les mousses) sont des systèmes colloïdaux. Et nous avons réussi à supprimer quelques idées fausses, comme les « cuisson par concentration » et « cuisson par expansion ».

Cela étant, beaucoup de chefs ont maintenant des siphons, ce qui est un gain de temps et d'énergie considérable, et la plupart cuisent à basse température, souvent sous vide.

Et puis « comment le faudrait-il »?

Pensez-vous que cette tendance s’essouffle ?

Quelle tendance s'essouflerait-elle? La cuisine moléculaire? Certains chefs disent ne plus en faire, et faire de l'art... ce qui est également ma revendication depuis longtemps, d'abord d'admettre que les cuisiniers se partagent entre artisans et artistes.

De toute façon, j'ai toujours dit que je souhaitais la disparition de la cuisine moléculaire... parce que ce serait la preuve qu'elle a été intégrée, et que la révolution technologique et technique nécessaire serait alors faite. Il faut absolument poursuivre la rénovation, parce que trop de Français ont encore des plaques à gaz ou à électricité non induction, lesquelles gaspillent l'énergie. Et il y a encore beaucoup de pratiques à rénover, de ce type.

Cela dit, vu des alertes google, la cuisine moléculaire ne semble pas s'essouffler... puisqu'elle se développe aux USA, en Chine, en Russie...

Peut-on imaginer que la cuisine moléculaire soit appelée à rester ancrée dans le patrimoine culinaire français ?

La cuisine moléculaire restera-t-elle? Certainement. Les acquis ne disparaissent jamais. Prenons les perles d'alginates. Elles sont là, et elles resteront, à côté des coq au vin et autres, parce que les enfants qui les auront mangés les auront dans leur « patrimoine ».

Serait-il possible qu’elle soit reconnue auprès de l’UNESCO si la candidature concernant la «gastronomie française» était acceptée ?

Je ne suis pas certain de bien comprendre la question. Si la gastronomie française est acceptée comme un patrimoine, c'est la gastronomie française qui sera acceptée... mais plus j'y pense, moins je comprends ce que signifie cette demande d'inscription au patrimoine de l'humanité. Et puis, que veut-on inscrire et pourquoi? La cuisine? La gastronomie (je rappelle que la gastronomie, c'est une « connaissance raisonnée »)? Si tout cela est une affaire de communication ou de pouvoir, cela ne m'intéresse pas. Travaillons  vraiment!

On peut s’interroger également sur le devenir de la cuisine moléculaire car nombre de consommateurs se hâtent vers des produits sans conservateurs ni additifs (tendance naturalité).

Oui, il y a une tendance naturalité... mais je maintiens que la « nature » sert à bourrer le mou aux consommateurs. C'est un fantasme déjà dénoncé par John Stuart Mill. Il est illusoire de croire que les produits dans les supermarchés pourront subister longtemps sans conservateurs, et les vignerons même bio souffrent les tonneaux... avec du soufre, qui, en brûlant, fait du SO2, lequel est un conservateur. Impossible (en pratique, pas en théorie, bien sûr) de faire des charcuteries sans sel nitrité! Bref, passons, car je crois de la plus grande malhonnêteté de laisser penser que tout le monde, dans des villes de parfois 10 millions d'habitants, puisse manger les produits de l'agriculture de proximité!

Pis encore, nos études des pigments des haricots verts nous ont bien montré que les haricots achetés sur le marché local étaient, du point de vue de la couleur et des pigments, bien moins bien que des haricots en conserve!

Enfin, je me fiche des « tendances de bobo ». Je rappelle que, agent de l'Etat, je travaille pour l'ensemble du pays, pas pour quelques privilégiés.

La cuisine moléculaire, lorsqu’elle est associée à l’ajout d’additifs souvent incriminés comme trop nombreux ou dangereux, pourrait-elle être menacée dans ce contexte actuel ?

Voir ma page de blog de samedi 21 mars 2010, à propos de cette affaire. Je rigole doucement de voir la grande confusion à propos des additifs : savez vous que le caramel, la gélatine, etc. en sont?

Quoiqu’il en soit, la cuisine moléculaire est arrivée également dans nos cuisines.

Qu’en pensez-vous et que pensez-vous de la vente sur internet pour les particuliers d’azote liquide ?

L'azote liquide est un « outil dangereux », mais les couteaux aussi! De même que l'on apprend à ne pas courir avec un couteau pointu tenu la pointe en haut (ce qui engendre un risque, lequel est différent du danger), on doit apprendre à utiliser de l'azote liquide, sans quoi il y a un risque.

Par exemple, le port des lunettes est absolument indispensable. Mais il y a plein d'autres consignes importantes qu'il serait déplacé de mentionner ici... mais qui s'imposent.

La cuisine moléculaire pourrait s’orienter vers un autre horizon. En effet, on peut tout à fait imaginer que cette cuisine puisse servir des causes comme la lutte contre la dénutrition des personnes âgées ou comme l’aide à la diversification de l’alimentation des jeunes enfants.

Avec des étudiants, nous avons examiné la question de la dénutrition des personnes âgées sans vous attendre, après que j'avais été alerté par la présidente de l'académie d'odontologie. Voir mon article dans la revue La Cuisine Collective.

Il y a aussi la question des allergies, par exemple, qui est importante. Plus généralement, la « tradition culinaire » ne permet pas les adaptations de l'alimentation, et seul un raisonnement qui s'écarte de la tradition le permet. Il y a une dizaine d'années, à Diétécom, j'avais ainsi bien montré que c'est la connaissance des procédés culinaires qui permet, seul, de produire des mets différents des plats classiques.

Avez-vous concrétisé votre souhait de jouer sur les contrastes de goût, de texture et de consistance pour redonner de l’intérêt envers la nourriture de ces publics cibles en terme de prise en charge nutritionnelle ? Des mesures ont été prises en Suisse, et en France qu’en est-il ?

Ce n'est pas à moi de cuisiner... puisque je ne suis ni cuisinier, ni technologue. Je dois, au laboratoire, analyser les transformations culinaires, puisque c'est cela, la gastronomie moléculaire. Ensuite, quand nos résultats sont publiés, c'est à des technologues ou à des techniciens de prendre le relais, d'utiliser les connaissances produites pour en faire usage.

En revanche, je considère de mon devoir d'encourager les développements technologiques et techniques... et je passe de mon temps à cette tâche non scientifique mais importante.

Physico-chimiste passionné, vous avez tout naturellement à coeur qu’on vous rattache au corps scientifique... Il est pourtant difficile de distinguer la frontière entre la paillasse et la marmite vous concernant, notamment lorsque vous êtes à l’origine de concepts culinaires comme la cuisine note à note. Ne craignez-vous pas d’entretenir la confusion ?

Je me fiche des confusions : en général, ce sont les fainéants ou les malhonnêtes qui confondent. Ceux qui cherchent à comprendre ne confondent pas.

D'ailleurs, je n'ai pas à coeur que l'on me rattache au corps scientifique. La science est mon activité, un point c'est tout.

Et puis, un chimiste a le droit de ne pas être un ignorant. Par exemple, mon livre « La cuisine, c'est de l'amour, de l'art, de la technique » (Odile Jacob) est un traité d'esthétique, donc un livre de philosophie... d'ailleurs travesti en roman d'amour. Un livre un peu inclassable, mais quand même, à la base, un traité d'esthétique. Ai je le « droit » de faire un livre de philosophie? Et ai je le droit (sur mon temps de sommeil, pas sur mon temps de laboratoire!) d'écrire un roman d'amour?

D'autre part, la frontière entre la science (la science ne se réduit pas à la paillasse : il y a surtout du calcul!) et la marmite est immense: les innombrables émissions de télévision tournées dans mon laboratoire montrent à l'envi que nous ne cuisinons pas, au laboratoire.

Pour finir sur une note plus ludique... Quels sont vos meilleurs souvenirs en gastronomie moléculaire à votre paillasse et en cuisine moléculaire avec Pierre Gagnaire ?

Mes plus beaux souvenirs au laboratoire  : quand j'ai réussi à décuire un oeuf, afin de comprendre les raisons de la coagulation ; quand j'ai introduit le concept de « robustesse » d'un procédé, en plein séminaire de Jean-Marie Lehn ; quand j'ai trouvé les « matrices de bioactivité » ; quand j'ai composé le formalisme des systèmes colloïdaux CDS/NPOS, quand j'ai trouvé une équation de Clairaut pour calculer le refroidissement d'un liquide dans une tasse ; quand j'ai découvert l'influence du couteau sur la découpe des tissus végétaux ; quand …

En cuisine? Pierre Gagnaire ne fait pas de cuisine moléculaire. Il fait du Pierre Gagnaire. Dans sa cuisine, pas d'azote liquide, et très peu d'objets de cuisine moléculaire. Mais quel bonheur de faire avec lui... le livre que nous sommes en train de faire, et qui restera secret tant qu'il ne sera pas terminé! Cela dit, quelle fierté quand Pierre a fait la première fois un plat fondé sur une de mes inventions. Je me reprends, car  la fierté, c'est un sentiment un peu idiot ; pensons au « sénateur » de Boris Vian qui bave par terre une fois qu'il a son « wapiti ». Je dirais plutôt : quel bonheur, alors!

Quelles sont les techniques "moléculaires ?

Je n'ai pas fait de recensement, mais en vrac :

l'azote liquide

la cuisson au laser

la cuisson au chalumeau

la cuisson basse température

les nouveaux gélifiants (agar, alginate, carraghénanes, méthylcellulose...)

les émulsifiants (voir liste additifs)

les molécules odorantes définies (voir listes de fabricants, ou, dans ce site, la liste des entreprises qui vendent des produits)

les siphons, à la fois pour foisonner, pour dissoudre du gaz, etc.

les méthodes proposées depuis 2000 sur le site de Pierre Gagnaire

les méthodes proposées dans le Cours de gastrnomie moléculaire N°1 : Science, technologie, technique (culinaires)  : quelles relations? (éditions Quae/Belin)

Existe-t-il des ateliers ou écoles où il est possible d'apprendre à cuisiner de façon moléculaire?

Il s'ouvre presque quotidiennement un cours de cuisine moléculaire ! Mieux encore, les IUFM, qui forment les professeurs de cuisine de l'Education nationale, ont maintenant introduit, dans la formation des maîtres, la "gastronomie moléculaire".

Et les manuels sont soit entièrement axés, soit teintés de cuisine moléculaire.

A terme, donc, tous les cuisiniers formés dans les lycées hôteliers sauront cuisiner de façon moderne.

Pour qu'un cuisinier puisse cuisiner de la cuisine moléculaire dans un restaurant, doit-il posséder un diplôme, ou avoir fait des stages d'initiations?

Pourquoi ? Les diplômes ne sont pas des garanties de savoir, mais d'avoir suivi un cursus. Par exemple, je savais plein de mathématiques et de chimie bien avant d'avoir suivi les cours de mon école d'ingénieur... parce que j'avais appris de mon côté. Et je cuisine sans avoir suivi de cours (mais en ayant beaucoup travaillé, à partir des livres de cuisine, du XIVe siècle à aujourd'hui).

Au niveau de l'hygiène de la cuisine et donc du restaurant, y'a t-il des normes qui s'ajoutent à celles déjà existantes pour la cuisine traditionnelle ?

Pourquoi faire ? Il s'agit dans tous les cas de faire sain, non. D'ailleurs, reprenez la définition de la cuisine moléculaire : nouveaux outils, ingrédients, méthodes.

QUand vous utilisez un siphon plutôt qu'un fouet, pour faire une mousse, il faut que l'ustensile soit sain (pas de bactéries pathogènes, pas de métaux toxiques) dans tous les cas, non ?

D'ailleurs, n'oublions pas que la cuisine traditionnelle est sans doute bien moins saine que la cuisine moléculaire bien faite (voir autres parties des pages de mon site)

Les restaurants de cuisine moléculaire, s'approvisionnent-ils dans un fournisseur traditionnel? Ou existe-t-il des fournisseurs spécialisés ?

Aujourd'hui n'importe quel fabricant de matériel culinaire vend des objets de cuisine moléculaire... et le magasins de jouet vendent même des alginates, carraguénanese et autres gélifiants pour faire des perles d'alginate, par exemple.

En consultant le site internet du restaurant Le Crocodile à Strasbourg, nous nous sommes rendu compte que les prix des plats étaient élevés, est ce le cas pour tout les restaurants de ce type ?

Pas un bon raisonnement de votre part ! Si vous allez voir un restaurant cher, il n'est pas étonnant que les prix soient élevés.

N'oubliez pas que la cuisine moléculaire, c'est aussi le "chocolat chantilly" (voir youtube), qui est une mousse au chocolat qui coûte moins cher qu'une mousse au chocolat classique.

Je suis très préoccupé d' "économie domestique" : mon travail ne vise pas les restaurants étoilés... mais tout le monde, même au fond du Bas Rhin (pour le Haut Rhin, les gens sont évidemment bien mieux)

Loin de mettre en doute les connaissances et les compétences de ce valeureux chercheur de l’INRA, Monsieur Hervé This, suite aux deux dernières visites sur Nantes pour expliquer « La Cuisine Moléculaire », nouvelle philosophie culinaire qui va bien au delà de la Nouvelle Cuisine des années 50.

En réalité je ne suis pas venu venu à Nantes pour présenter la cuisine moléculaire, mais plutôt pour présenter la gastronomie moléculaire.

Plus précisément, la conférence à Nantes avait été organisée par l’ENITIAA, école d'ingénieurs. Les ingénieurs doivent apprendre les résultats des sciences, en vue de les appliquer, et de perfectionner les techniques. La gastronomie moléculaire, science qui se préoccupe des transformations culinaires, a évidemment sa place dans une telle école.

Remercions Monsieur This qui a eu pour mérite absolu de faire comprendre à tous les cuisiniers la succession de phénomènes qui s’opère lors de la transformation en cuisson des aliments que nous consommons chaque jour. Où je pense qu’il y a dérive, c’est dans cette nouvelle conception d’envisager la cuisine sous son aspect vraiment scientifique.

Je ne pense pas qu'il y ait dérive à analyser scientifiquement les phénomènes qui se produisent lors des opérations culinaires. La science explore les phénomènes, c'est son objet. De même, la science explore tous les phénomènes du monde, le bleu du ciel, le vert des plantes, la surrection des montagnes... Pourquoi y aurait-il dérive ? Pourquoi la cuisine, ou plutôt si, les phénomènes qui surviennent lors des opérations culinaires, devraient-ils échapper à l'analyse scientifique ?

Plusieurs questions me viennent à l’esprit sur cette dérive, si dérive il y a ?

La première, pleine de bon sens « à quoi cela va servir d’utiliser ces concepts nouveaux » ? (Utilisation de l’azote, burettes et matériel de labo, etc.)

Attention à la différence entre concepts et matériels. Ce qui est listé entre parenthèses, ce sont des matériels. Pourquoi les utiliser ? Parce qu'ils rendent service. Tout comme les couteaux, casserole, four... Pourquoi la crue de la cuisine se priverait-elle de matériel de son époque ? N'oublions pas, en lisant les livres de cuisine anciens, la guerre qui cirage quand le gaz s'introduisit en cuisine. Le combat était perdu : le gaz rendait service. Aujourd'hui, ne perdons pas de temps dans des combats perdus. En revanche, apprenons à utiliser les meilleures des outils modernes pour ceux qui le donnent de mieux, essayons de capter le bon, qui de rejeter le mauvais.

La deuxième, qui dans le monde difficile que nous traversons est capable en terme de moyens de mettre en pratique toutes ces nouvelles techniques ?

Qui peut utiliser ces nouvelles techniques ? Les enfants. Ici les enfants peuvent le faire je crois qu'il ne faut pas faire injure aux cuisiniers : ils peuvent également le faire. Au Futuroscope, de petites boîtes sont vendues : elles contiennent alginates, seringues, tubes en plastique, sel de calcium... Elles sont vendues à des enfants, pour que ceux-ci apprennent à faire des perles à coeur liquide, tel les est les oeufs de saumon et où le liquide intérieur serait du jus d'orange, du sirop... Pourquoi les cuisiniers se priverait-il des mêmes objets ? Oui l'azote liquide présente des dangers, mais un couteau aussi ! Si l'on enseigne l'usage du couteau, pour quelles raisons enseignerait-on pas l'usage de l'azote liquide ? Le siphon ? il évite de battre les blancs en neige, il évite de fouetter la crème, il évite... Pourquoi s'en priver ? D'ailleurs, je me souviens qu'au dernier salon serbe tel, alors qu'un journal professionnel venait de publier un article terrible écrit par un cuisinier traditionnel qu'il revendiquait un CAP cuisine traditionnelle, un collègue de la même association que l'auteur de l'article cuisinait dans le salon : au beau milieu de sa cuisine trônait à siphon ! Quelle hypocrisie !

La troisième, l’intérêt de la cuisine quel qu’elle soit est de faire profiter le maximum de personnes. S’il est vrai qu’au 18ième siècle, ces éducations du goût et des savoir culinaires étaient réservées aux nantis de l’époque. Il n’en est rien aujourd’hui. Combien de personnes auront financièrement parlant accès à ces « Trouvailles » et utiliseront ces concepts nouveaux ?

Les matériels nouveaux, les ingrédients nouveaux, ne sont pas indispensables pour cuisiner de façon nouvelle. Celui ou celle qui achète son four dans une grande surface et paye le premier prix a le choix : il peut prendre un appareil gradué de un à 10, ou un appareil gradué de 5° en 5°. Le prix est le même, mais s'il choisit l'appareil gradué de cinq en cinq, alors il pourra produire des oeufs à la consistance nouvelle. Ce n'est pas une question d'argent, mais de savoir. Or ce savoir est précisément l'objet de débats de l'éducation nationale, l'éducation nationale qui oeuvre tous pour tous et non pas seulement pour les nantis. De même, le chocolat chantilly est une façon plus rationnelle de faire des mousses au chocolat, puisqu'il évite l'usage des blancs d'oeufs, inutile, qui seront donc utilisés pour tout autre préparation : un de poisson, macaron, les meringues... Là encore, tout le monde peut en profiter : il suffit d'ouvrir l'armoire à dessert de n'importe quel restaurant pour se convaincre que l'innovation est pour tous et non pas seulement pour certains. J'arrête ici la liste, mais c'est pour ne pas lasser.

La quatrième, toutes applications de méthodes nouvelles nécessitent une formation.

Ce qui parait évident, surtout dans ce cas présent qui fait appel aux principes de la physique et de la chimie. Seul un nombre restreint pourra se permettre cette éducation et cette formation.

Franchement, je ne crois pas qu'il y ait besoin de plus de formation pour la cuisine plus classique. Faire un roux, aussi, demande une formation ; cuire un poulet, cela s'apprend. Je ne vois pas la difficulté qu'il y aurait à mettre un blanc d'oeuf dans un siphon et à appuyer pour en faire sortir un blanc en neige. En revanche, je vois du temps gagné. Toutefois, ce qui me préoccupe, aujourd'hui, c'est la pénibilité du métier de cuisinier : debout toute la journée, dans une chaleur excessive, au milieu du bruit, manipulant de lourdes charges. Je crois qu'il est de notre devoir de transformer la pratique professionnelle à sa d'asseoir enfin les cuisiniers, d'éviter les chaleurs excessives, le bruit, les efforts physiques. À cette fin, une transformation des pratiques s'impose, en termes de matériel, l'ingrédient et de méthodes.

La cinquième, alors que les médias nous bombardent de slogans vantant les mérites du terroir, du bio, du vrai, dans nos assiettes ces concepts auraient tendances d’être parfaitement à contre courant.

Qui a tort, qui a raison ? Il est évident que nous ne pouvons être contre le progrès de la science en terme de transformation des aliments, mais nous nous écartons largement de cette « Maxime » pleine de sagesse : « Laisser aux choses le goût de ce qu’elles sont »

Une remarque : ne confondons pas science et technologie. La science analyse, étudie, explore. Il n'y aura jamais donc de cuisine scientifique, ce n'est pas possible. Il y a cuisine, d'un côté, et de la science, de l'autre. Ce qui est en jeu, c'est la technologie, qui fait ou ne fait pas entrer en cuisine des applications nouvelles de la science. De toute façon, nous avons notre liberté de choisir : nous pouvons utiliser les nouveaux ingrédients, les

nouveaux ustensiles, une bonne méthode, mais nous pouvons aussi ne pas les utiliser. Personne n'est forcé, chacun peut choisir. N'est-ce pas cela, la liberté 

Je ne crois pas que cette maxime soit pleine de sagesse. La cuisine ne cesse d'assaisonner, de transformer le goût. Par exemple, le tout le goût d'un poulet rôti n'est pas le goût du poulet cru. Le haricot vert prend un goût différent quand il écrit, tout comme la carotte, le poireau. Le goût de bouillon de boeuf ? Ce n'est mieux goût du boeuf, ni le goût de la dernière garniture aromatique, car il s'en est produit des réactions moléculaires au cours de la cuisson ! Non, je crois plutôt que la cuisine construit les goûts. À nous de choisir, à nouveau.