le 21 octobre 2010

- Comment avez-vous eu l'inspiration de développer une cuisine moléculaire ?

Après un épisode raconté sur mon site (à propos de la réalisation d'un soufflé au fromage, le 16 mars 1980), j'avais compris qu'il fallait explorer les tours de mains, dictons, proverbes culinaires (ce que je nomme les "précisions culinaires"... et qui font l'objet de mon livre qui vient de sortir chez Belin/Quae), je me suis rendu compte que la cuisine était dans un état technologique très en retard, puisque le même individu,  chimiste et cuisinier amateur, faisait les mêmes opérations (couper, broyer, émulsionner, chauffer, distiller) de façons très différentes dans un laboratoire et dans une cuisine.

Dans la cuisine, le matériel culinaire n'avait pas changé depuis des siècles, alors que les chimistes, eux, oublieux de la tradition pour ne penser qu'à l'efficacité de leurs opérations (les mêmes qu'en cuisine pour la partie de préparation des échantillons, je le répète) avaient mis progressivement au point des appareillages perfectionnés.

D'où l'idée évidente de rénover la pratique culinaire, dans sa composante technique. Et d'où l'idée de faire une "cuisine moléculaire", qui se définit par : nouveaux ustensiles, nouveaux ingrédients, nouvelles méthodes.

Je rappelle que, même à cette époque où la conscience écologique n'était pas bien développée, il me paraissait quand même ahurissant que les plaques à gaz ou électrique gaspillent jusqu'à 80 pour cent de l'énergie consommée !

Du coup, en 1984, j'ai proposé (notamment) de considérer chaque page d'un catalogue de fournisseur de matériel de laboratoire et de chercher l'emploi en cuisine.

- Pourriez vous résumer en quelques mots ce qui distingue cette cuisine de celles que nous connaissons habituellement ?

La cuisine moléculaire, c'est seulement de nouveaux outils (avec lesquels ont fait soit les mêmes productions qu'avant, soit des productions nouvelles), de nouveaux ingrédients (idem : on fait comme avant ou on fait du nouveau), de nouvelles méthodes (idem).

Par exemple, avec de l'azote liquide, on peut soit faire des sorbets et des glaces (plats anciens), soit des "flocons givrés" (blanc en neige battu, aromatisé, et mis dans de l'azote liquide pour faire une coque glacée autour d'un coeur tendre), poudre d'huile, poudres de feuilles, etc.

Par exemple, avec un siphon, on fait soit du blanc en neige, soit des tas de mousses nouvelles, incluant les foie gras chantilly, chocolat chantilly, fromage chantilly

Par exemple, avec de l'agar-agar, on fait soit des bavarois, soit des gels bien différents

Amusant, d'ailleurs : quand j'ai proposé les "nouveaux" gélifiants, dans les années 1980, à mes amis cuisiniers, ils me disaient qu'on allait empoisonner tout le monde ! Et, à l'époque, certains ne faisaient encore de bavarois ou d'aspics qu'avec des pieds de veau dont ils extrayaient la gélatine.

- Les débuts des recherches autour de la cuisine moléculaire ont environ 20 ans, quelles avancées en 20 ans ?

Regardez sur les tables des restaurants modernes ! Les siphons sont partout (la semaine passée, j'en ai même vu un dans une petite pizzeria anonyme du XXe arrondissement, à Paris, et il y a quelques mois, un chef d'Angers me disait qu'il ne faisait pas de cuisine moléculaire... mais il avait un siphon devant lui!), et l'on vendait dans les librairies, à Noel dernier, des montagnes de "kits de cuisine moléculaire".

Après une première étape où l'azote liquide a été très en vogue, les nouveaux gélifiants se sont introduits, et, tout récemment, les grands chefs du monde jouaient avec les évaporateurs rotatifs.

Mes échecs : l'ampoule à décanter ou le filtre à fritté ne sont pas encore utilisés beaucoup, par exemple.

 - Quels rapports avez-vous entretenu avec Nicolas Kurti ?

Nicholas était un personnage merveilleux, plus vieux que moi de quelque 50 ans... mais qui est devenu, en un coup de téléphone, mon "ami d'enfance". Nous jouions, passionnément, à ce jeu de la gastronomie moléculaire, même quand elle n'avait pas encore été "définie". Quand il faisait une expérience à Oxford, je la répétais à Paris, et vice versa.

En réalité, c'est le contenu (la recherche scientifique) qui nous a conduit à l'habillage  (la formalisation de cette discipline scientifique qu'est la gastronomie moléculaire).

Tous les deux, nous avions ce sentiment que la technologie tirée de la science pouvait rénover la pratique culinaire, la rationaliser (je ne parle évidemment que de la composante technique de la cuisine, pas de l'art ou du lien social).

Comment s'est formalisé entre vous deux le concept des expériences physiques et chimiques en cuisine ?

En réalité, il n'y a pas d'expériences de physique et de chimie en cuisine. Il y a seulement des pratiques de laboratoire, rationnelle, qui s'imposent en cuisine, pour les mêmes opérations qu'en laboratoire. Depuis longtemps (au moins 1969), Nicholas s'intéressait à l'usage du froid, du vide... De mon côté, je vous ai dit que les matériels de laboratoire... et les composés me semblaient intéressants, depuis 1984.

Ensemble nous développions donc deux travaux : scientifiques, d'un côté (la gastronomie moléculaire) et technologiques de l'autre (la cuisine moléculaire). Les noms sont venus après : en 1988 pour la GM, en 1999 pour la cuisine moléculaire qu'il fallait bien distinguer de la gm.

- A partir de quel moment les techniques traditionnelles de cuisines passent-elles à des techniques dites moléculaires, en théorie et en pratique ?

Il y a cuisine moléculaire quand il y a de nouveaux ustensiles, de nouveaux ingrédients, et de nouvelles méthodes. Evidemment le mot "nouveau" est épineux, parce que : (1) certains ustensiles ou ingrédients sont nouveaux en cuisine, mais très anciens ailleurs (par exemple, l'azote liquide a été proposé dès 1907, et certains gélifiants sont utilisés dans des pays d'Asie depuis des siècles) ; (2) ce qui était nouveau en 1980 ne l'est plus en 2010!

Du coup, il faut préciser que l'on entend par "nouveau" : "ce qui ne figure pas dans le livre classique de Paul Bocuse intitulé "La cuisine du marché" (par exemple), 1976.

- Qui dit moléculaire laisse entendre des expériences en laboratoire ? Que "subissent" en réalité les aliments ?

Oui, c'est vraiment dommage que le mot "moléculaire" laisse entendre des choses. Mais on ne peut pas le séparer de "cuisine moléculaire", dont je vous ai donné la définition plus haut.

Les ingrédients alimentaires, eux, quelque soit le type de cuisine, subissent toujours des transformations moléculaires, que ce soit le steak qui brunit ( diverses réactions, ce que je propose de nommer non pas des "réactions chimiques", mais plutôt des  transformations moléculaires, ou des réarrangements d'atomes, voir mon livre La Sagesse du chimiste, ed Oeil Neuf) ou la congélation d'un flocon givré dans de l'azote liquide (ici, pas de transformation moléculaire, seulement de la congélation)

Ce qui me conduit d'ailleurs à rappeler que nous ne mangeons rien de "naturel", sauf peut-être des huîtres. Tous les aliments sont des produits (souvent sélectionnés par l'être humain, donc artificiels : les carottes, les boeufs, les poulets, les lapins, les fruits...) qui ont été cuisinés, donc transformés par l'être humain, de sorte qu'ils sont "artificiels", au sens littéral du terme. D'ailleurs, quand on voit le mot "naturel" sur des produits alimentaires, on peut être sûr que quelqu'un veut nous vendre quelque chose (assez malhonnêtement, donc) : soit des produits, soit de l'idéologie (mauvaise).

- Quels types de traitements chimiques sont appliqués aux aliments ?

La chimie est une science. Elle est donc l'exploration des transformations moléculaires, la recherche des mécanismes des réarrangements d'atomes. Il n'y a donc pas de "traitements chimiques" appliqués aux aliments.

En revanche, n'importe quel acte culinaire s'accompagne de myriades de modifications moléculaires, qui vont de la coagulation aux réactions de Maillard, en passant par toute la gamme des hydrolyses, oxydations, etc. Et cela n'est pas de la chimie, mais seulement de la cuisine.

J'ajoute d'ailleurs que même couper des carottes en julienne s'accompagne de réarrangements d'atomes, notamment parce que l'on libère des enzymes (polyphénoloxydases, cathécolases, tyrosinases...) qui réagissent avec les composés phénoliques de la carotte pour former des composés nouveaux.

En réalité, votre question est IMMENSE : impossible d'y répondre correctement.

- Selon vous, qu'est ce qui permet de dire que la cuisine moléculaire est une cuisine naturelle ?

La cuisine moléculaire n'est pas une cuisine naturelle, puisqu'aucune cuisine n'est naturelle. La cuisine moléculaire, c'est de la cuisine, comme les autres cuisines, puisque son but est de produire des mets.

- Est ce que la cuisine moléculaire révèle des goûts inattendus propre à un aliment donné mais insoupçonnés ?

Oui, absolument. Dans la définition, je vous disais que l'on pouvait utiliser des produits et des ingrédients, des méthodes nouveaux. Du coup, on produit des tas de mets nouveaux, donc des goûts nouveaux.

- Comment abordez-vous votre travail pédagogique autour de la cuisine moléculaire expérimentale dans un pays comme la France où le rapport avec la cuisine est presque de l'ordre du sacré ?

Pédagogique ? Pour les écoles, les Ateliers expérimentaux du goût, introduits dans l'Education nationale depuis 2000, visent à explorer la cuisine. On ne cherche pas à faire de la cuisine moléculaire, mais seulement à comprendre les phénomènes qui ont lieu quand on cuisine. Et, en passant, on enseigne à des enfants de maternelle à faire un mètre cube de blanc en neige à partir d'un blanc d'oeuf.

On enseigne à faire des mousses au chocolat où l'on ne gaspille pas les oeufs (inutiles : voir par exemple cette vidéo, à laquelle je n'ai pas participé : http://www.youtube.com/watch?v=Yu6dSd7wH1s). Et mille autres choses!

Pour les collèges et lycées, il y a les Ateliers Science & CUisine, qui viennent d'entrer dans les nouveaux programmes.

Pour les lycées hôteliers, il y a des dispositifs particuliers, mais la gastronomie moléculaire s'introduit dans la formation des enseignants, après une réforme du CAP il y a quelques  années.

En réalité, quand on cherche à comprendre, tout va bien. Donc la gastronomie moléculaire trouve une place sans difficulté... la preuve, vous me parlez!

- La cuisine moléculaire se développe-t-elle aussi à l'étranger et dans quelles proportions ? Et en France ailleurs qu'au Cristal du Futuroscope ?

Partout dans le monde depuis 1994, et les plus grands chefs sont tous "moléculaires", depuis au moins 1992!

- Qu'est-ce que vous enseignez aux enfants autour de la cuisine et éventuellement de la cuisine moléculaire ?

La cuisine moléculaire m'intéresse assez peu, surtout depuis qu'elle est en route. Je me préoccupe depuis 1994 de la suite : la "cuisine note à note".

Mais, surtout, la cuisine est peu mon sujet. Moi, je cherche à introduire la gastronomie moléculaire dans les systèmes éducatifs du monde entier, de l'école à l'universtié... et ça marche : par exemple, en septembre prochain, nous accueillons la première promotion d'un programme Erasmus mundus de master ; les candidats se bousculent alors que les inscriptions ne sont pas encore ouvertes !

- La cuisine moléculaire est-elle condamnée à rester un sujet d'étude pour les spécialistes, et une curiosité ou une attraction pour le public profane ou a-t-elle une chance de devenir un véritable outil pour toutes les cuisines, familiales et professionnelles ?

Depuis plusieurs années, je sais que la cuisine moléculaire s'est imposée. Il faut se préoccuper de la suite, la cuisine note à note.

Mais des recettes comme le chocolat chantilly répond aussi à la question. En réalité, c'est une stratégie de communication que de travailler avec les grands chefs. Pour moi, agent de l'Etat, seuls comptent les citoyens, tous les citoyens, et l' "économie domestique", c'est-à-dire la façon de gérer des ressources financières limitées en vue d'optimiser le confort (alimentaire). Mon plus grand succès est d'avoir vu mes Ateliers expérimentaux du goût introduits dans les favellas de Rio de Janeiro!

- Vers quoi voyez-vous la cuisine ou la gastronomie moléculaire évoluer dans l'avenir ? Quels nouveaux moyens pour quelles nouvelles applications ?

La cuisine moléculaire est "morte", du point de vue des vrais créateurs. Vive la cuisine note à note (voir description sur mon blog et dans mon livre "Construisons un repas, O. Jacob).

Pour la gastronomie moléculaire, c'est très enthousiasmant de voir de plus en plus d'universités à l'étranger introduire des groupes de recherche, des enseignements universitaires de gastronomie moléculaire. La science (la gm) n'a pas de fin, elle ne peut que se développer.

- Avez-vous des "disciples" qui prolongent votre travail ? Si oui, dans quelles directions ?

Des "disciples"? Laissons cela à Jésus. Je sais qu'il y a beaucoup de gens intéressés, beaucoup d'étudiants (environ 130) qui sont venus faire des stages de divers pays du monde dans mon laboratoire, et à qui j'ai donné le plus que je pouvais. D'ailleurs, souvent, je les orientés plutôt vers l'industrie que vers la science.

A côté de cela, je passe trois ou quatre semaines par an à faire des missions à l'étranger pour créer des groupes de gastronomie moléculaire, présenter cette discipline scientifique à tous les publics, créer des séminaires... et c'est amusant que le 3e jeudi de chaque mois, il y ait maintenant des séminaires de gm à New York, Nantes, Sao Paulo, en Argentine, etc.