Questions de nature politique

Vous êtes scientifique. Quel regard portez-vous sur le débat des OGM ?

Cela dépasse mes compétences. Je suis chimiste, pas biologiste. Si vous cuisez une carotte normale et une carotte OGM, vous aurez les mêmes réactions. Si vous attendez de moi un conseil moral, je vais vous décevoir. Une fois de plus en tant que scientifique, je ne suis pas qualifié pour cela. La question m’est d’ailleurs souvent posée et engendre la plupart du temps des débats stériles.

 

Est-ce-à dire que vous n’avez pas d’avis personnel sur la question ?

D’abord, quand une industrie capitaliste fabrique un OGM pour confisquer un matériel végétal, cela pose des problèmes éthiques. Cependant, la question n’est pas simple, parce que, derrière, il y a celle du brevet, de l’innovation et de la création : les inventeurs ne distribueront pas leurs inventions à la collectivité s’ils n’en tirent pas d’avantages ! Même question que pour la création artistique et Internet. Ensuite, il y a la question de mettre des gènes dans des organismes vivants qui ne les contenaient pas. Mais on peut considérer que les sélectionneurs font cela depuis des milliers d’années. Les pommes que l’on mange aujourd’hui n’ont rien à voir avec les pommes sauvages,  amères et astringentes. Nous ne mangeons pas de produits naturels. Nous mangeons des produits qui ont été sélectionnés, de plus en plus gros, de plus en plus sucrés, depuis des milliers d’années. D’autre part, il y a toutes sortes d’OGM différents avec des risques qu’on ne peut ignorer. Des risques qui dépendent du dosage, qui dépendent des gènes introduits, qui dépendent de la façon dont on a travaillé. C’est comme le radium. Si on en utilise 1 gramme, il n’y a pas de risque. Si on en prend 10 grammes, on peut commencer à faire une bombe. La question se pose aussi dans ces termes là. On peut néanmoins se demander si on a le droit de se passer d’OGM. Il y a par exemple en France une maladie du prunier, la sharka. On a deux solutions : ou bien croiser laborieusement des arbres afin de trouver un hybride résistant à cette maladie, mais ce sera lent, et notre parc de prunier aura quasi disparu, ou  bien de créer rapidement des pruniers transgéniques résistants à la sharka. A vous de choisir… Même chose pour certains riz qui souffrent de la nielle bactérienne : qui osera décider de laisser des gens mourir de faim, alors qu’on peut introduire un gène de la résistance dans des riz, et produire rapidement de quoi nourrir des populations déjà pauvres ?

 

Vous voyez la cuisine à travers les yeux d'un physico-chimiste. D'autres l'abordent de façon très différente. Que pensez-vous des produits bio par exemple ?

Je suis un scientifique payé pour produire de la connaissance. Je suis là pour faire réfléchir, pas pour donner mon avis. Le bio, les OGM, les émulsions… en cuisine tout m'intéresse, j'essaie de comprendre comment ça marche. Le bio c'est bien, mais il ne faut pas que ça devienne un dogme. Vous savez, tout est transformé, tout est artificiel, la cuisine comme le reste. L'autre jour, j'étais en conférence en Suisse, les Suisses sont très écolos et je leur disais : "vous aimez la nature, alors vous aimez les tsunami, les typhons, la grêle, la canicule, la peste, le choléra…" Tout ce qui vient de la nature n'est pas bon. Je pense que nous devons réfléchir à ce que l'on fait, regarder le monde qui nous entoure, et surtout garder notre capacité d'émerveillement.

La chimie n'a pas bonne presse, puisque on cherche à en réduire la présence à peu près partout,  et pourtant vous avez dit récemment qu'on manquait de chimie. Que voulez-vous dire par là ?

D'abord, la chimie n'a pas si mauvaise presse, puisque vous êtes là à vous y intéresser, au nom de votre public. Les gens savent qu'il y a de la chimie dans la cuisine et donc, quand on fait de la cuisine, on met en œuvre des réactions chimiques. Ne vaut-il pas mieux comprendre ce que l’on fait, pour faire bien ?

 

Mais on veut réduire le poids de la chimie…

Ce que je veux surtout dire c'est qu'il faut plus de connaissances en chimie, surtout. Regardez, de l'autre côté de la fenêtre, vous avez des feuilles d'arbre. Dedans, il y a des molécules extrêmement complexes, élaborées par des milliards d'années d’évolution biologique. L'idée, c'est de nous évertuer à en tirer toutes les molécules qui peuvent être utiles : pour faire des médicaments, des cosmétiques…. Autre exemple : on peut évidemment faire la synthèse de la vitamine B12, mais il faut pour cela deux cents chimistes dont quatre prix Nobel travaillant pendant vingt ans. C'est intéressant pour comprendre les mécanismes chimiques, mais c'est coûteux et idiot du point de vue de la production industrielle. Les plantes, elles, font cela très bien. Un des très beaux exemple de la « chimie verte » dont nous avons besoin est le travail qu'a fait Pierre Potier, qui travailla longtemps à l'Institut de la chimie des substances naturelles, à Gif-sur-Yvette : on avait découvert dans  l’écorce des pins une molécule anticancéreuse (pour le cancer du sein), mais il aurait fallu abattre tous les pins de la côte Ouest des Etats-Unis pour soigner les Américaines ; Pierre Potier a eu l’idée géniale d’extraire un précurseur de la molécule dans les aiguilles tombées à terre, pour le modifier chimiquement… et ce travail a conduit au  Taxotère, un grand médicament anticancéreux qui vaut aujourd'hui au CNRS 95 % de ses royalties  !. En chimiste, Pierre Potier a eu l'intelligence d'explorer ce qu’il nommait le « magasin du bon Dieu » et il en a tiré une série de médicaments extraordinaires tant des aiguilles de pin que d'autres produits, la pervenche de Madagascar et bien d'autres.

 

Tout cela c'est de la chimie, ou plutôt de la biochimie, non ?

C'est de la chimie, essentiellement. La biochimie c'est une façon qui se veut moderne de vendre le concept, tout comme la biologie moléculaires.  Il faut oser dire le mot de chimie, sans tourner autour du pot. La chimie, c’est merveilleux, parce que c'est l'exploration moléculaire du monde. Après, il y a ses applications.Et là commencent les difficultés, parce qu’il y a de bonnes applications, et de mauvaises. Les médicaments, ce sont les bonnes applications. Les gaz de combat, ce sont les mauvaires. C'est trop facile d'accuser la chimie en disant ça pue ou ça pollue. Ce n'est pas la chimie qui fait tout cela, ce sont les utilisateurs. Si on juge qu'il y a trop de pesticides dans les terres, c'est que des agriculteurs les y ont mis, pas les chimistes. Personne n’est obligé de faire ce qu’il ou elle fait. Le scientifique a sa responsabilité, c'est l'éthique de la science, mais celui qui applique doit avoir la sienne aussi.

 

Alors, plus de chimie, cela veut dire quoi, en fait ?

Cela veut dire, notamment,faire ce qu'a fait Pierre Potier : apprendre à utiliser tout ce qu'il y a dans la nature ; cela veut dire, aussi, transformer en aliments comestibles ceux qui ne le sont pas, pour les populations qui meurent de faim alors qu'ils ont des végétaux dans leur pays ; cela veut dire aussi lutter contre les ravageurs qui sont responsables de 30 % à 40 % des pertes des récoltes, à l’aide molécules plus spécifiques, qui n’intoxiqueront pas les hommes ou les abeilles. Il y a un travail très important à faire, en chimie. Oui, nous manquons cruellement de chimie.

 

Vos travaux concernent surtout la physico-chimie de la cuisine. En tirez-vous des recommandations à faire en amont, notamment sur la manière dont les produits agricoles sont crées.

Il m'arrive d'intervenir dans des comités et institutions qui traitent des questions de production. Paul Vialle par exemple m'a demandé d'être présent au CTPS. J’y intervient pour les matières où je suis compétent : bien sûr, on peut demander aux semenciers de faire des légumes ou des fruits qui nécessitent moins d’intrants, moins de pesciticides, etc. mais il ne faut pas oublier le goût des produits ! Le goût, mais aussi la cuisabilité des aliments. Un exemple à propos d’élevage : si on veut faire une bonne poule au pot, il ne faut pas n'importe quelle poule. Je m'explique : si on cuit longtemps une viande, et à basse température, ce n'est pas pour rien. C'est que, dans ces conditions, les protéines s'hydrolysent et créent des acides aminés, lesquels donnent beaucoup de saveur  la sauce. Toutefois, pour cuire longtemps une poule sans qu'elle se défasse complètement, il faut une viande appropriée, des poules qui ont couru, et non des poulets de quelques mois.

 

C'est à l'industrie que ce genre de recommandations s'adresse aussi, non ?

Bien sûr, et aussi au public. Voyez la question de la viande bovine. Tout le monde veut de la viande à griller, et personne ne veut les morceaux de l’avant ce qui pose un problème aux éleveurs. Le problème, c’est qu’on ne sait pas cuire aujourd'hui ces morceaux qui sont durs. La seule chose qu'on sache faire c'est prendre un steack et le mettre sur la poêle. Cela coûte très cher aux ménages. Or, la cuisson longue, à basse température, pour les morceaux à braiser, n’est pas compliquée, aujourd’hui, à condition d'avoir quelques connaissances et un four à soixante-quinze degrés ou une marmite norvégienne. Avec les éleveurs, il faut parler au public pour qu'il apprenne à cuire : à utiliser de la viande qui est moins chère, qui a beaucoup de goût, et permette au producteur de valoriser tous les morceaux.

 

Les agriculteurs communiquent-ils assez sur ce plan ?

Pas assez, mais sont-ils assez informés eux-mêmes ? Peut-être cuisent-ils comme les citadins, après tout.

 

Au fond, vous voulez changer la manière dont les Français font de la cuisine ?

Exactement. On peut dire que je suis fou ou vaniteux, mais il reste juste de dire que les Français (et les autres) ne cuisinent pas de façon pas raisonnée ; ils en restent à la tradition, laquelle n’est pas une garantie : après tout, l’esclavage a longtemps été « traditionnel » ! Comment pouvons-nous collectivement évoluer ? Je propose de reprendre la stratégie de Parmentier. Quand il a voulu introduire la pomme de terre dans les habitudes, il en a fait manger au roi et il en a fait planter dans les champs royaux en disant surtout aux gardes :« N'empêchez pas les voleurs de venir en prendre ». Et la pomme de terre est entrée dans les mœurs. Aujourd’hui, nous avons un levier supplémentaire : l'école. Dans les Ateliers expérimentaux du goût, qui ont été introduits dans l’Education nationale en 2001, nous enseignons, par exemple, aux enfants à faire un mètre cube de blanc en neige avec un blanc d'œuf ; surtout, nous leur apprenons pourquoi le blanc en neige est blanc et ferme ! Ou, encore, nous leur apprenons à faire du pain, du vin, du beurre, du fromage ou de la crème. Je puis vous assurer que, devenus adultes, ces  enfants ne cuisineront pas comme leurs parents.

Pour les adultes, la stratégie est différente : si l’on donne à de grands cuisiniers des nouveautés, qui leur permettent de faire mieux que ce qu’ils font, alors, les autres cuisiniers, puis le public suivront. Ainsi, je donne à Pierre Gagnaire une « invention » par moi : il doit la mettre sur son site, et l’assortir de une à quatre recettes qui utilisent l’invention. Bilan : les cuisiniers vont sur son site… et les premiers livres de « cuisine moléculaire » apparaissent progressivement. Dans une génération tout le monde s'y sera mis.

 

Gastronomie et culture

Voici des réponses. Pardon d’être parfois un peu abrupt, mais quand je ne comprends pas, je cherche à comprend les mots qui sont écrits. Et quand ces mots ont des acceptions différentes de celles du dictionnaire, ou quand les expressions ont des sens abscons, je dis que je ne comprends pas, ce qui est la vérité.

En réalité, je propage l’idée que tout mot de plus de trois syllabes ment a priori, sauf exception. D’autre part, comme les bons auteurs, je préfère dire : « mettez vous à genoux », plutôt que « posez vous sur la binarité de vos rotules ». L’abstraction n’est utile que quand elle est utile (en quelque sorte).

D’autre part, attention à la confusion entre cuisine et gastronomie. La gastronomie ce n’est pas de la cuisine d’apparat, et il y a une faute de langue à parler de « restaurants gastronomiques », par exemple… mais il est vrai que je fais sans doute partie de ces dinosaures pour qui les mots n’ont pas de synonymes, pour qui la langue exprime les idées, ceux qui sont heureux d’être compris (la clarté est la politesse de ceux qui s’expriment en public, disait François Arago) et qui n’hésitent pas à dire « il pleut », quand… il pleut.

1. Selon vous, quelle est la nature des liens qui unissent la gastronomie à la culture ?

La gastronomie, selon la définition, est la connaissance raisonnée de tout ce qui se rapporte à l’être humain qui se nourrit. Connaissance : n’est-ce pas, donc, de la culture, avant tout ?

2. Quelles sont les manifestations concrètes de ces liens ?

Je crois que la question n’a plus de sens, vu la réponse donnée en 1.

3. Comment expliqueriez-vous et de quand dateriez-vous la naissance de la gastronomie moléculaire ? Comment le définiriez-vous ?

Voir les « questions et réponses », sur le site http://sites.google.com/site/travauxdehervethis/

Je ne comprends pas, d’autre part, la seconde question : « le définiriez-vous » ; qui est « le » ?

4. La gastronomie moléculaire est une science. Pensez-vous qu’elle puisse également être considérée comme un art, notamment dans son application à la cuisine, comme Pierre Gagnaire peut le faire ?

Certainement pas :  une science est une science (recherche des mécanismes des phénomènes, par la méthode hypothético-déductive), et un art et un art (pour faire très simple – voir mon livre La cuisine, c’est de l’amour, de l’art, de la technique-, une production qui suscite de l’émotion) ; donc une science n’est pas un art ; leurs objectifs sont différents, et leurs méthodes aussi. Pierre Gagnaire fait de l’art, pas de la science. Personnellement, je fais de la science, pas de l’art.

Cela dit, la dernière partie de la phrase n’a pas de sens : « un art, notamment dans son application à la cuisine ». L’application de la science, c’est le travail de la technologie. Et l’acte de produire, c’est la technique.

5. J’ai vu que vous aviez participé au Festival Food Culture l’année dernière. Pouvez-vous faire un bilan personnel de ce festival ?

Je n’ai pas assisté au festival ; je suis juste allé faire une conférence, et je suis rentré très vite au laboratoire, où des travaux m’attendaient. Je suis donc bien incapable de faire un bilan.

6. Trouvez-vous que la gastronomie était mise à l’honneur à la fois dans la dimension intellectuelle et dans l’aspect festif ? Trouvez-vous que ces deux aspects étaient bien mêlés ?

incapable de répondre, voir 5.

7. Diriez-vous que la gastronomie est une discipline culturelle / artistique à part entière, au même titre que le cinéma, la peinture, etc ? Pourquoi ?

« La » gastronomie est un champ immense, qui comprend des études historiques, géographiques, littéraires, culinaires, économiques, scientifiques… Oui, la gastronomie est un champ culturel. Non, ce n’est pas une discipline artistique (et ce n’est pas à moi de le dire ; c’est la définition !). La cuisine, elle, peut être un art au même titre que la peinture, la musique, etc. Je crains que vous ne confondiez cuisine et gastronomie : voir mon site.

8. Que pensez-vous de la proposition de Nicolas Sarkozy de faire entrer la gastronomie française au patrimoine mondial immatériel de l’Unesco ?

Je crois que ce n’est pas la gastronomie  qui peut entrer au patrimoine, mais la cuisine. Si la cuisine est un art, elle peut être considérée comme un patrimoine, tout comme la peinture baroque, ou l’architecture gothique.

9. Les liens unissant la gastronomie et la culture sont nombreux et existent depuis longtemps.

Alors pourquoi me posiez vous la question plus haut ?

10. Aujourd’hui, l’événementiel s’est emparé de ce lien et est devenu l’une des principales concrétisations du rapprochement arts-gastronomie.

Ca veut dire quoi, cette phrase ?

11. Des cinémas créent des soirées spéciales autour de la gastronomie, des entreprises créent des événements mêlant musique et dégustation, les institutions revendiquent le caractère culturel de la gastronomie par le biais d’un festival, etc. Que pensez-vous de ce phénomène ?

La gastronomie est de la culture. Donc tant mieux, non ?

12. Depuis quand existe-t-il selon vous ? Que révèle t-il pour vous ?

Je ne peux pas répondre de ce qui sort de ma compétence.

13. Y a t-il un événement mêlant la gastronomie à la culture que vous rêveriez de construire ?

Je ne rêve pas de construire. Je construis. Voir le site.

14. Ce mélange de la gastronomie avec différentes pratiques culturelles, n’est-ce pas une façon venir faire reconnaître les pratiques culinaires et gastronomiques comme de véritables actes culturels ?

A nouveau, votre formulation est fautive, mais j’interprète. La gastronomie doit vivre. Donc plus on la fait vivre, mieux c’est.

15. Pensez-vous qu’il puisse s’agir d’une nouvelle pluridisciplinarité ?

Encore un mot de plus de 3 syllabes ? Que voulez-vous dire au juste, avec des mots simples que je (et vous) puisse comprendre ?

16. Pensez-vous que les disciplines culturelles sont utilisées au service de la gastronomie ou l’inverse ? Pensez-vous que l’un peut desservir l’autre ?

Ce type de question dépasse mes compétences : n’oubliez pas que je ne suis que chimiste !

Interview d’Hervé This, chimiste et chercheur à l’Inra

Vous-vous intéressez à la gastronomie moléculaire depuis des  années. Vous expliquez scientifiquement des réactions chimiques que les cuisiniers réalisent quotidiennement de manière empirique. En agissant ainsi, n’avez-vous pas contribué à désacraliser la cuisine ?

D’abord je n’explique pas, j’essaye d’expliquer. Nous avons fait une thèse sur le bouillon de carotte. Nous connaissons les substances qui sortent du légume, mais nous ne savons toujours pas comment ces substances sortent. Ensuite, concernant la désacralisation de la cuisine, j’ai une réponse merveilleuse et « définitive » : « Imaginez que vous soyez acousticien. Vous connaissez tout sur les sons, le fonctionnement des synthétiseurs, etc… Est-ce que cela vous empêche pour autant d’apprécier la musique de Mozart… La connaissance, c’est ce qui nous sépare des bestiaux.

Beaucoup de chefs ont été influencés par vos travaux et se réclament de la gastronomie moléculaire. Vous sentez-vous en phase avec ce courant ?

Précisons d’abord une chose : la gastronomie moléculaire, c’est de la science. Les chefs, eux, font de la cuisine moléculaire. Maintenant, je donne souvent aux cuisiniers la recette du chocolat chantilly, une mousse au chocolat sans œuf. C’est intelligent, on ne gâche pas les œufs. Les coûts matière sont réduits, bref, je n’ai pas honte de cette recette. Lorsque les chefs réussissent ce dessert c’est aussi parce qu’ils ont su correctement l’assaisonner. Ils peuvent donc être fiers de leur travail. En revanche, s’ils ratent leur exécution, cela arrive, je n’ai aucune raison d’être honteux… parce que ce n’est pas moi qui ai fait le travail. Il y a une différence entre le principe, dont je suis responsable, et la réalisation culinaire, dont les cuisiniers sont responsables.

Je rappelle qu’à mes débuts, mes travaux n’intéressaient guère les cuisiniers français. C’est seulement lorsque Ferran Adria a commencé à être connu que les chefs français ont commencé à s’intéresser à la gastronomie moléculaire. Lorsque j’ai proposé à des amis chefs d’utiliser des alginates (pour faire des gels, des perles à cœur liquide, etc.), en 1985, ils refusaient catégoriquement de crainte d’empoisonner leurs clients. Ce n’est qu’au moment de la crise de la vache folle, lorsque la gélatine a été condamnée, que  les chefs ont commencé à s’intéresser au produit de substitution que représentaient les alginates.

De toute façon, je considère que la cuisine moléculaire est « morte » aujourd’hui : un garçon de vingt ans qui sort de l’école hôtelière aujourd’hui, n’a aucune raison de marcher sur les traces de Ferran Adria, qui a commencé en 1994. Cela n’aurait aucun sens, il aurait vingt ans de retard. C’est pour cela que, depuis cinq ans déjà, je réfléchis à ce qu’on pourrait faire après la cuisine moléculaire. Dernièrement, j’ai donné un cours pour lequel je pesai chacun de mes mots. Le dernier mot, c’était « Travaillons ». J’adore être en contact avec des gens qui travaillent et qui créent, je ne m’intéresse pas aux jean-foutre prétentieux. Il faut aller de l’avant. Qu’est ce que dirait Auguste Escoffier s’il revenait auprès de nous et qu’il constatait que nous en étions encore à la crêpe suzette ? Il nous dirait :« Mais qu’avez vous fait pendant un siècle ? ».

Vous avez déjà des réponses pour aller de l’avant ?

J’en ai plusieurs. J’ai baptisé l’une d’entre elles le « constructivisme culinaire ». Durant un été, sur France-Inter, avec Pierre Gagnaire, nous avons proposé aux auditeurs d’oublier le pot-au-feu ou la choucroute pour construire des plats qui auraient des goûts spéciaux, inédits. Une autre piste serait la cuisine  « note à note » : on utiliserait des molécules pour réaliser des plats de synthèse, de la viande de synthèse, des sauces de synthèse. Tout serait   « construit », synthétisé. Pour l’instant je pense qu’il est encore trop tôt. Le public n’est pas prêt, mais cela viendra. Il y a déjà un restaurant à deux pas d’ici qui réalise des sauces Wöhler, c’est-à-dire de synthèse.

Ce qui m’intéresse, c’est de réaliser des choses qui n’ont jamais été faites. A quoi cela avance-t-il de photocopier la Joconde ? C’est pour cela qu’il n’y a pas à choisir entre la cuisine traditionnelle et la cuisine moléculaire, puisqu’on fait des choses nouvelles. Il n’y a pas de recettes de mayonnaise qui apparaît dans les livres de cuisine avant 1777. On peut donc considérer que la mayonnaise a donc été inventée vers 1750. Les sauces Wöhler apparaissent au début du XXIe siècle, c’est aussi une invention. Je tiens à dire que je n’ai pas beaucoup de mérite à créer des recettes comme celle que je publie tous les mois sur le site de Pierre Gagnaire : le cuisinier est un peu comme un voyageur au milieu de la jungle à la recherche d’une clairière, se frayant le chemin au coupe-coupe. Or en raisonnant sur la cuisine de manière scientifique, c’est un peu comme si je volais au-dessus de la jungle. De cette façon, les clairières, je les repère tout de suite, sans difficulté.

Pour autant, les cuisiniers ne doivent sans doute pas devenir scientifiques. J’ai dissuadé mon ami Pierre Gagnaire d’apprendre la chimie. C’est un artiste, comme un peintre à qui on donne des tubes de peinture et qui est capable de créer une toile. Regardez le Don Quichotte de Picasso, réalisé avec un morceau de charbon. On l’admire en se moquant pas mal des molécules et des pigments qui le composent. Pierre Gagnaire n’a pas besoin de moi une seule seconde pour réussir son travail.

Quelques critiques gastronomiques réputés pour leur conservatisme ont dressé à votre encontre de très violents réquisitoires. Comment réagissez-vous devant ce torrent de haine ?

Je ne comprends pas très bien ces reproches. Je suis ce qu’on appelle un « bon petit gars » : je ne trompe pas ma femme, j’élève mes enfants dans l’idée du travail et de l’honnêteté, je travaille 105 heures par semaine avec un salaire de fonctionnaire, bien inférieur à celui que j’aurais dans l’industrie, je n’ai pas de voiture de fonction, je travaille dans des locaux vétustes et je n’ai pas pris une heure de vacances depuis 1988. Que me reproche-t-on, au juste ? D’assassiner la cuisine ? Comment assassinerait-on une activité ? On assassine seulement des êtres humains… et je ne suis pas armé. D’autre part,  je souligne que je n’ai pas de pouvoir pour changer la cuisine.  Je ne fais qu’une chose : explorer le monde culinaire en essayant de partager mon enthousiasme (oui, la cuisine est belle !) et en distribuant (gratuitement) des connaissances.

Ce que je comprends, toutefois, c’est que la science se développe interminablement,  et que personne ne peut l’arrêter. Il y a surtout de grandes confusions sur le rôle des scientifiques, les applications de la science, la question de la « responsabilité ». Il faut dire que Pierre et Marie Curie, qui ont exploré scientifiquement la structure de l’atome, ne sont pas responsable de la bombe atomique et d’Hiroshima. Ce sont ceux qui ont créé la bombe, et ceux qui l’ont lâchée, qui ont tué des gens. D’ailleurs, il faut distinguer le nucléaire civil et le nucléaire militaire : l’un veut tuer, l’autre nous donne de l’électricité. Même type de réflexion pour les gaz de combat, lors de la Première Guerre mondiale : la chimie n’est pas responsable, ce serait trop facile. Ceux qui sont responsables, ce sont ceux qui ont fabriqué les gaz et qui les ont utilisés.

Vous êtes scientifique. Quel regard portez-vous sur le débat des OGM ?

Cela dépasse mes compétences. Je suis chimiste, pas biologiste. Si vous cuisez une carotte normale et une carotte OGM, vous aurez les mêmes réactions. Si vous attendez de moi un conseil moral, je vais vous décevoir. Une fois de plus en tant que scientifique, je ne suis pas qualifié pour cela. La question m’est d’ailleurs souvent posée et engendre la plupart du temps des débats stériles.

Est-ce-à dire que vous n’avez pas d’avis personnel sur la question ?

D’abord, quand une industrie capitaliste fabrique un OGM pour confisquer un matériel végétal, cela pose des problèmes éthiques. Cependant, la question n’est pas simple, parce que, derrière, il y a celle du brevet, de l’innovation et de la création : les inventeurs ne distribueront pas leurs inventions à la collectivité s’ils n’en tirent pas d’avantages ! Même question que pour la création artistique et Internet. Ensuite, il y a la question de mettre des gènes dans des organismes vivants qui ne les contenaient pas. Mais on peut considérer que les sélectionneurs font cela depuis des milliers d’années. Les pommes que l’on mange aujourd’hui n’ont rien à voir avec les pommes sauvages,  amères et astringentes. Nous ne mangeons pas de produits naturels. Nous mangeons des produits qui ont été sélectionnés, de plus en plus gros, de plus en plus sucrés, depuis des milliers d’années. D’autre part, il y a toutes sortes d’OGM différents avec des risques qu’on ne peut ignorer. Des risques qui dépendent du dosage, qui dépendent des gènes introduits, qui dépendent de la façon dont on a travaillé. C’est comme le radium. Si on en utilise 1 gramme, il n’y a pas de risque. Si on en prend 10 grammes, on peut commencer à faire une bombe. La question se pose aussi dans ces termes là. On peut néanmoins se demander si on a le droit de se passer d’OGM. Il y a par exemple en France une maladie du prunier, la sharka. On a deux solutions : ou bien croiser laborieusement des arbres afin de trouver un hybride résistant à cette maladie, mais ce sera lent, et notre parc de prunier aura quasi disparu, ou  bien de créer rapidement des pruniers transgéniques résistants à la sharka. A vous de choisir… Même chose pour certains riz qui souffrent de la nielle bactérienne : qui osera décider de laisser des gens mourir de faim, alors qu’on peut introduire un gène de la résistance dans des riz, et produire rapidement de quoi nourrir des populations déjà pauvres ?

Vous considérez que les gens ont tort d'être parfois inquiets de ce qu'ils mangent?

De nombreux services de l'Etat œuvrent pour la sécurité et la qualité alimentaire. Les Douanes vérifient que les aliments importés sont sains et sûrs ; la Direction Générale de la Consommation, la Concurrence et de la Répression des Fraudes vérifie que les aliments sont loyaux, marchands, francs et correctement étiquetés. L’INRA apporte en permanence des connaissances nouvelles. Evidemment, il y a des failles, mais il faut quand même reconnaître que jamais notre alimentation n’a été aussi encadrée qu’aujourd’hui.