La cuisine

Vous êtes aussi concerné par l’aspect émotionnel de la cuisine.  Pouvez-vous élaborer sur ce sujet?

J’ai été jusqu’à publier un livre entier sur le sujet : il s’intitule « La cuisine, c’est de l’amour, de l’art, de la technique ».

Je distingue d’abord les artisans et les artistes.

Et je cherche à comprendre comment, techniquement, on peut dire « je t’aime » au mangeur, par la cuisine. La construction affichée ou gustative des mets est certainement une partie de la réponse.

Mais j’invite surtout à réfléchir pour rénover les pratiques culinaires et de salle : nous devons d’abord donner du bonheur. Comment ?

 

Pensez vous que les chefs de nos jours oublient le concept de la cuisine émotionnelle?

Je ne sais pas : je suis la plupart du temps au laboratoire, et pas dans les cuisines.

 

Comment anticipez-vous l’évolution de la gastronomie moléculaire et celle de la cuisine émotionnelle?

La gastronomie moléculaire se développe dans le monde entier, avec des groupes de scientifiques dans des pays variés, au point que j’organise au début 2009 un congrès à Paris, pour ces scientifiques.

Pour la cuisine, je vois le développement, et je pousse activeemnt dans le sens des cuisines note à note et du constructivisme.

 

Vous avez déjà des réponses pour aller de l’avant ?

 J’en ai plusieurs. J’ai baptisé l’une d’entre elles le « constructivisme culinaire ». Durant un été, sur France-Inter, avec Pierre Gagnaire, nous avons proposé aux auditeurs d’oublier le pot-au-feu ou la choucroute pour construire des plats qui auraient des goûts spéciaux, inédits. Une autre piste serait la cuisine  « note à note » : on utiliserait des molécules pour réaliser des plats de synthèse, de la viande de synthèse, des sauces de synthèse. Tout serait   « construit », synthétisé. Pour l’instant je pense qu’il est encore trop tôt. Le public n’est pas prêt, mais cela viendra. Il y a déjà un restaurant à deux pas d’ici qui réalise des sauces Wöhler, c’est-à-dire de synthèse.

Ce qui m’intéresse, c’est de réaliser des choses qui n’ont jamais été faites. A quoi cela avance-t-il de photocopier la Joconde ? C’est pour cela qu’il n’y a pas à choisir entre la cuisine traditionnelle et la cuisine moléculaire, puisqu’on fait des choses nouvelles. Il n’y a pas de recettes de mayonnaise qui apparaît dans les livres de cuisine avant 1777. On peut donc considérer que la mayonnaise a donc été inventée vers 1750. Les sauces Wöhler apparaissent au début du XXIe siècle, c’est aussi une invention. Je tiens à dire que je n’ai pas beaucoup de mérite à créer des recettes comme celle que je publie tous les mois sur le site de Pierre Gagnaire : le cuisinier est un peu comme un voyageur au milieu de la jungle à la recherche d’une clairière, se frayant le chemin au coupe-coupe. Or en raisonnant sur la cuisine de manière scientifique, c’est un peu comme si je volais au-dessus de la jungle. De cette façon, les clairières, je les repère tout de suite, sans difficulté.

Pour autant, les cuisiniers ne doivent sans doute pas devenir scientifiques. J’ai dissuadé mon ami Pierre Gagnaire d’apprendre la chimie. C’est un artiste, comme un peintre à qui on donne des tubes de peinture et qui est capable de créer une toile. Regardez le Don Quichotte de Picasso, réalisé avec un morceau de charbon. On l’admire en se moquant pas mal des molécules et des pigments qui le composent. Pierre Gagnaire n’a pas besoin de moi une seule seconde pour réussir son travail.

 

Un nouveau vocabulaire est apparu…

J’y décèle une grande confusion.

 

Entendez-vous par là cette fameuse confusion qui subsiste entre une émulsion et une mousse ?

La confusion empêtre tout le monde, mais cela fait dix ans que ça dure…

 

Comment l’expliquez-vous ?

J’y vois une forme de snobisme de la part de certains chefs. Ils intitulent leurs recettes «émulsions» parce que le mot leur semble plus élégant… C’est comme le mot «écume». Une écume est une mousse due à des impuretés. Lorsque je lis sur une carte «Une écume…», j’imagine un truc «dégueulasse». Et je ne dois pas être le seul...

 

Qu’est-ce qu’une émulsion ? Qu’est-ce qu’une mousse ?

Une mayonnaise, le lait… sont des émulsions. Il y a du gras dans l’eau. Emulsionner donc, c’est disperser de la matière grasse liquide dans de l’eau. On émulsionne une mayonnaise. Une mousse est faite de bulles d’air, c’est léger, aérien, comme le blanc d’œuf battu. Quand on fouette pour obtenir une mousse, on n’émulsionne pas, on foisonne. mousseux.

 

Quelles autres erreurs relevez-vous dans le langage culinaire utilisé par les cuisiniers ?

j’y retrouve souvent la confusion entre les mots saveurs et goût. La saveur c’est le salé, le sucré, l’amer, l’acide et le reste…Les saveurs sont dues aux molécules sapides, des molécules solubles dans l’eau, de la salive, notamment.. Le goût est la sensation gustative que procure l’ensemble du plat. Le goût est procuré par des saveurs, des odeurs, la vue et bien d’autres choses.Je découvre aussi parfois que des chefs utilisent la chlorophylle de persil. Ils devraient dire « vert de persil » car dans le persil, il n’y a pas de la chlorophylle, il y a des chlorophylles, des verts, des bleus, et aussi des caroténoïdes…

 

Pensez-vous qu’un jour les mots reprendront leur sens…

Je l’espère. Je combats pour ça. Mais il serait utile que les magazines culinaires tels le Thuriès ou L’Hôtellerie prennent la peine de rectifier les chefs et même les chefs de bonne volonté.

 

La cuisine, c’est de la chimie...

Ca, je l’ai écrit dans mon ouvrage «les secrets de la casserole», mais c’est faux, je me repens. En effet, si la cuisine était de la chimie, elle serait une science et elle ne produirait que des connaissances.

Or, que je sache, la cuisine produit des mets, pas des connaissances nouvelles. Donc la cuisine n’est pas de la chimie, même si elle met en œuvre des réactions chimiques. J’ai publié des articles dans lesquels je reconnaissais mon erreur.

 

Vos relations avec les chefs de cuisine ?

Je suis au service des cuisiniers, gratuitement, depuis vingt ans.  Beaucoup suivent mes travaux et m’envoient des mails très amicaux. Je travaille 105 heures par semaine, je n’ai pas pris un seul jour de repos depuis 1999. Je suis payé par les contribuables et je fais un travail qui, je l’espère rendra service au monde de la cuisine.

 

On vous reproche parfois de parler avec autorité, d’être un peu cassant ?

Parce que je dis qu’une émulsion n’est pas une mousse ? Effectivement, je le dis une fois, je le dis deux fois, trois fois puis je perds patience. Je ne devrais pas, c’est vrai.

 

Prévoyez-vous pour bientôt un renouveau culinaire ?

Bien sûr, la cuisine moléculaire va mourir si elle n’est déjà morte. Elle a vingt ans, pratiquement le même âge qu’un jeune cuisinier, or il est rare qu’un jeune ait envie de porter l’habit du grand-père, il veut faire des trucs plus marrants, aller plus loin…

 

Que veut-on dire exactement par cuisine moléculaire ?

Il s'agit d'une tendance culinaire, comme l'avait été la nouvelle cuisine, qui est née d'une proposition que j'avais faite en 1988 avec Nicolas Kurti, professeur d’Oxford avec qui nous avons créé la science nommée « gastronomie moléculaire ». La cuisine moléculaire, c’est  utiliser, en cuisine, des nouveaux ingrédients, ustensiles et méthodes, notamment celles proposées par la gastronomie moléculaire. Car il faut bien distinguer :  la gastronomie moléculaire, c'est la science qui étudie la cuisine, alors que la cuisine moléculaire, c’est la cuisine qui utilise la science. Mes objets de recherche sont le pot-au-feu, le coq-au-vin, le soufflé, la mayonnaise ou la béarnaise... La cuisine moléculaire est une application parmi d'autres.

 

Un exemple ?

Tout simplement, dans un restaurant qui est au coin de la rue, à côté, on peut vous servir au dessert des glaces réalisées devant vous à l’aide d’azote liquide. C'est un spectacle étonnant, avec plein de fumée dégagée… et la glace est faite en quelques secondes ; ajoutons qu’elle est meilleure ! Ou encore, vous prenez de l'alginate de sodium et vous produisez des perles de jus d'orange ou de jus de melon. L'alginate est un ingrédient nouveau en cuisine qui n'était pas présent, il y a quinze ans, dans les cuisine. Autre exemple, on peut aussi réaliser des spaghettis de poivrons...

 

C'est pour le grand public cette technique ?

Ça l'est devenu. Il y a des livres de cuisine, maintenant, sur la question. Et puis on vend de plus en plus des ingrédients. Il y a des produits qui ne sont pas neufs, comme la farine de caroube ou les carraghénanes, mais ils n'étaient pas encore arrivés en cuisine. Ce n'est pas nouveau en soi, mais cela permet des applications nouvelles. Un producteur de liqueurs, par exemple, vient de commercialiser des perles de liqueur.

 

Qu'est-ce que cela peut apporter au monde agricole ?

La cuisine, d’abord, c'est la valorisation des filières. Les agriculteurs de toutes catégories sont concernés par la manière dont les gens font la cuisine. L'exemple de la viande bovine que je donnais le montre bien. De plus, si le public ne sait pas cuire, il va se retourner contre le producteur en lui disant : vos produits sont mauvais. Or, nos produits sont bons, ils sont même meilleurs que ceux du passé, mais notre cuisine est insuffisante pour les valoriser.

 

Mais n'est-ce pas surtout l'industrie qui cuit les produits aujourd'hui?

Ce sont les deux : le grand public et l'industrie. Les études du Crédoc ont montré que le consommateur cuisine plus qu'on ne croit. Ne serait-ce que le dimanche.

 

Vous dites que les produits sont meilleurs que ceux du passé mais l'idée commune est plutôt l'inverse : les produits traditionnels seraient meilleurs, plus goûteux notamment ?

C'est faux ! La tradition vécue comme un âge d'or, c’est du fantasme. Dans les  livres de cuisine anciens il y  avait des chapitres entiers sur la manière de reconnaître les frelatages, le lait coupé à l'eau, le plâtre dans la farine, le café coloré au jus de purin. Tout cela a évidemment disparu. On mange aujourd'hui des produits qui sont très beaux et bons. Ce n'est pas vrai que la tradition faisait de meilleurs produits ! On a des ingrédients  extraordinaires, mais on est souvent incompétents pour les cuisiner. Et il ne faut pas banaliser les préparations, apprendre à maîtriser les souches sauvages de microorganismes, par exemple. Vive le fromage au lait cru, notamment, le pain au levain.

 

Qu'est-ce qu'on mange, c'est justement le titre du colloque organisé par Michel Barnier le 23 avril. Qu'en attendiez-vous?

C'est plutôt : qu'est-ce qu'on attendait de moi. Le ministre de l'agriculture a jugé que je pouvais apporter quelque chose à l'organisation. J'ai essayé de donner des noms de participants qui ont quelque chose d'intéressant à dire, qui ont du fond, même s'ils sont moins publics que d'autres. Et de bloquer ceux qui ne pouvaient rien apporter d'intéressants, même s'ils sont très médiatiques. Je crois que de ce point de vue, la composition des participants à ce colloque est plutôt réussie. Ce n’est qu’un début. Nous répéterons par exemple la journée en lancement de la fête de la science, après l’été.