Questions personnelles

Questions et réponses, encore et encore

9. Pourquoi vous considérez vous comme un physico-chimiste ? 

 Là, j'ai bien rigolé. Parce que c'est mon métier ! D'ailleurs, on verra ci dessous que nos jeunes amis m'ont confondu avec un cuisinier.

Il faut qu'ils aillent en ligne voir comment est mon laboratoire, ce que l'on y fait. Tiens, j'ai un lien pour eux :

https://www.youtube.com/watch?v=IgpLkcDp8h4&feature=youtu.be

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# 1. Êtes-vous plutôt sucré ou salé ?

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# Ca commence dur,  parce que,  au fond,  je suis certainement beaucoup plus salé que sucré, mais je suis surtout  acide : ah, une quetsche au vinaigre au milieu de l'après-midi, un cornichon...

# Cela dit, la question est compliquée,  à de nombreux titres.

# D'abord, parce que je comprends mal l'intérêt d'y répondre. Je suis salé, ou sucré, ou acide, ou amer, ou les autres saveurs, mais qu'est-ce que cela peut bien faire à mes interlocuteurs ? En quoi le fait de répondre aura-t-il la moindre utilité ?

# Et voilà pourquoi mes réponse ne peut s'arrêter à un goût personnel : il faut que j'y mette de quoi intéresser un peu.

# Par exemple, il n'est pas inintéressant de savoir, je crois, que l'on a longtemps dit que la cuisine française ne faisait pas de salé-sucré, mais les analyses que nous faisons au laboratoire montrent que c'est complètement faux. Dans un bouillon de carottes, ce que l'on voit en premier, à  l'analyse, c'est du sucre, puis des acides aminés (qui ont des saveurs originales). De même pour l'oignon, par exemple. Et l'on sait bien que si l'on cuit des carottes ou des oignons,  il y a un goût sucré, qui est dûu aux glucose, fructose, saccharose, abondants dans tous les tissus végétaux. Par conséquent, il est faux de dire qu'il  n'y a pas de sucre est dans le salé.

# C'est encore plus faux quand on voit E‰mile Jung, merveilleux chef alsacien, faire des sauces (il est considéré comme un des meilleurs sauciers) :  il ajoute toujours du sucre à la fin de son travail.

# Pour ce qui me concerne, j'utilise beaucoup de glucose en cuisine, parce que le glucose n'est pas sucré comme le saccharose, le sucre de table, mais il est doux et donne de la longueur en bouche. J'ai toujours, à côté de ma cuisinière  un gros sac de plusieurs kilogrammes de glucose et j'en mets une cuillère, deux cuillères, etc. dans mes préparations. C'est doux, pas exactement sucré.

# Enfin le mot sucré ne veut rien dire: il y a des sucrés, il y a d'ailleurs des salés, des acides, des amers, des piquants.

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# 2. Êtes-vous poisson ou viande ?

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# Ces questions sont analogues à celles que me posaient mes enfants quant ils étaient petits :  ils me demandaient si je préférais les framboises ou les cassis, et je répondais que je préférais les fraises des bois. Ils étaient furieux, parce que ce n'était pas le jeu auquel ils invitaient, mais il y avait (évidemment) plusieurs raisons pour lesquelles je répondais ainsi. D'une part, on devient sans doute plus malin si l'on apprend à ne pas "rester dans la boîte". D'autre part, les choix sont intransitifs et non ordonnables, de sorte qu'il n'est pas bon de répondre à une question mal posée.

# Pour la question sur les poissons ou les viandes, il en va de même. Avec l'alternative proposée, il manque les crustacé, les huitres, les oursins... D'autre part,  il y a poisson  et poisson, viande et viande. Comment comparer un turbot à un faisan ? Egalement, il  y  le fait que nos choix sont changeants : si l'on a mangé beaucoup de turbot, on rêve de faisan !

# Surtout il y a la façon de préparer les "ingrédients culinaires" pour les transformer en aliments. Par exemple, à propos du modeste maquereau, que l'on ne cesse de pêcher sur les côtes bretonnes au point de ne plus le considérer : j'en ai vu un chez Pierre Gagnaire qui était absolument éblouissant, un plat martien, merveilleux, inimaginable. Inversement la bavette que j'ai eu à déjeuner hier dans un bistrot près de la Gare Saint-Lazare n'étais pas extraordinaire... mais j'ai également vu, parfois, de très  belles bavettes sauce marchand de vin.

# "La" viande : cela n'existe pas ; "le" poisson n'existe pas ; il y a les poissons, les viandes, et les différentes façons de les préparer.

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# Du coup, faut-il vraiment choisir ? Moi je ne suis pas difficile, je me contente de meilleur, et le meilleur, c'est toujours la même question, ce n'est pas une question d'ingrédients, ce n'est pas une question de préparation. C'est une question de compagnie, avec qui nous mangeons.

# Donc finalement je ne suis pas poisson ou viandes sauf  si on prend le "ou" comme celui dela logique, à les deux à la fois. Moi je veux les poissons, les viandes, bien cuisinés, par des amis, et mangés en superbe compagnie.

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# 3. Êtes-vous cru ou cuit ?

# Je suis certainement cuit, parce que le cru  est dangereux. On doit rappeler que l'humanité a inventé la fermentation et le feu pour se prémunir des micro-organismes pathogènes. Il y en a  partout autour de nous, et la cuisine permet d'abord de tuer les micro-organismes qui nous intoxiqueraient. Les "cuissons douces" ou autres crus, dont certains tentent de faire des modes, sont dangereux. La cuisson basse température est merveilleuse... quand elle est bien conduite : il faut éviter les séjours prolongés des aliments à des températures où les micro-organismes prolifèrent, et ne pas oublier que la toxine botulique, par exemple, est mortelle. La cuisson, c'est comme un couteau : indispensable... mais il faut apprendre à s'en servir pour éviter les risques de cet objet qui est dangereux. Idem pour  la fermentation, qui peut faire le meilleur (fromages, saucissons, vins, etc.) et le pire.

# Cela dit, la cuisson a d'autres avantages, et notamment qu'elle change la consistance. Quand nos ancêtres n'avaient plus de dents (on doit se souvenir que, sans dentiste ni dentifrice, nos aïeux avaient des dents dans un état déplorable),  il leur fallait des aliments suffisamment mous pour subsister. Quand on n'a plus de dents, une carotte crue n'est pas mangeable. D'où le fait de râper ou de cuire. Il y a d'ailleurs une parenté, entre les procédés : quand on râpe une carotte, le couteau déclenche des réactions enzymatiques qui s'apparentent à celles de la cuisson.

# A noter que la cuisson fut sans doute, aussi, un facteur de développement de l'espèce humaine, parce qu'elle augmente la biodisponibilité des nutriments. Avec moins de temps à mâcher, on a plus de temps pour le reste !

# Et puis, il y a le fait que la cuisson fait apparaître des goûts nouveaux ! Et cela est essentiel, pour l'espèce humaine comme pour des espèces animales. Les chats, chiens, singes... préfèrent les aliments cuits aux aliments crus. Ah, l'odeur envoûtante d'une belle cuisson, d'un beau rôtissage, d'un fromage grillé... Décidément, je me vois mal condamné aux crudités, même si, parfois, cela est agréable. Une salade, d'accord, mais... en plus !

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# 4. Êtes-vous déjeuner ou dîner ?

# C'est pour moi, non pas une question de goût personnel, mais une question de contingence, car on doit d'abord se souvenir que je travaille beaucoup, peut-être excessivement. Ayant bien diné, je n'ai pas faim le matin, et, à midi, il m'arrive souvent, au laboratoire, de ne pas déjeuner, parce que je n'ai pas le temps, que j'ai beaucoup de choses à faire. 

# Cela m'arrange un peu, parce que j'ai quelques kilos en trop, mais il faut alors que je dîne. Dîner se fait alors en famille ; c'est un bon moment, on se détend, on parle, on fait des efforts pour s'intéresser à ceux que l'on aime.  Et puis, après les repas, on est un peu assoupi. Autant cela serait gênant après  le déjeuner, autant je ne fait de tort à personne en dormant pendant la nuit ! D'ailleurs, j'ajoute que  des moralisateurs nous signalent qu'il faut manger peu le soir, sans  quoi  le  sommeil est perturbé... mais je me demande si nous n'avons pas ce travers terrible de toujours ériger en loi générale ce qui ne vaut que pour nous.

# Ce qui me conduit à prendre du recul sur ce paragraphe : en répondant à la question, j'ai indiqué un choix qui n'a aucun intérêt général, et j'ai donné des raisons qui ne valent que pour moi. Laissons faire chacun, d'une part, et, d'autre part, pourquoi  me pose-t-on des questions dont je crois qu'elles ne conduisent pas à des réponses éclairantes ? A moins que je n'en sois maintenant à faire le constat de mon insuffisance  : je n'ai pas réussi à faire quelque chose d'intéressant à partir d'une question un peu faible  !

# Allons, il est temps de se reprendre... par exemple, en m'interrogeant sur la raison pour laquelle une telle question est posée. Je ne vais pas refaire le coup de l'alternative où l'on veut m'enfermer et dont je veux  sortir (en parlant du petit déjeuner, du goûter, du souper...). En revanche, je vois que la question veut mettre mon interlocuteur dans une certaine intimité, que, au fond, je refuse, parce que je ne crois pas ma petite personne suffisante pour mériter cet intếret. Il y a quelques années, quand Marie-Odile Monchichourt m'avait interrogée, en vue d'un livre sur mes rapports personnels avec la science, j'avais réécrit les réponses données pour leur conférer plus de généralité. C'était la même difficulté, et, au fond, le même mécanisme de réponse : au lieu  de donner un détail idiosyncratique, je m'étais  efforcé de trouver un peu de généralité dans l'affaire.

# A contrario, pourquoi refuserait-on d'ouvrir sa porte à des amis ? En réalité, je ne refuse pas, mais j'aimerais tant qu'ils ne soient pas déçus, une fois entrés !

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# 5. Êtes-vous brunch ou  barbecue ?

# Brunch :  je ne sais pas très bien ce que ça veut dire. Et puis, dois-je utiliser un mot anglais à la mode ? Contraction de breakfast, petit déjeuner, et lunch, déjeuner. Un petit déjeuner que l'on prendrait à midi ? Un déjeuner, donc. D'ailleurs, pourquoi le petit déjeuner  serait-il obligatoirement fait de café, jus d'orange, croissant ou tartines ? Pourquoi pas des mets plus engageants ?

# Pour le barbecue,  je comprend mieux :  il s'agit de grillades. Et là, il peut y avoir  le meilleur comme le pire. Mettre la viande au-dessus du feu, c'est la charger de benzopyrènes  cancérogènes en grande quantité !

# Oui, quand on fait un feu, même si l'on attend qu'il n'y ait plus que des braises, et pas de flammes, la viande se charge de benzopyrènes. Environ deux mille fois plus qu'il n'en est autorisé par la loi dans les produits fumés de l'industrie alimentaire. N'est pas inconséquent de critiquer les pesticides ou les additifs (sans bien connaître le dossier, en général) et, en même temps, de se bourrer des produits cancérogènes ?

# D'ailleurs, il faut ajouter que même s'il n'y a que des braises, les benzopyrènes sont présents. Et, le pire, c'est que, généralement, quand on met la viande au-dessus des braises, la graisse qui fond tombe sur les braises, rallume le feu, et des flammes viennent lécher la viande, tandis que  des flammèches noires se déposent. Et l'on prétend manger sainement ? Au  Japon, où l'on entend uun discours hygiéniste au moins égal à celui des Français, j'ai  éclaté de rire en voyant, dans un restaurant de grillades, que l'on plaçait la viande wagyu sur  des briques incandescentes... et immédiatement, quand la graisse à fondu, des flammes d'un mètre de hauteur au beau milieu desquelles la viande grillait ! Ce n'est pas une critique du Japon : nous faisons de même en France tous les étés !

# Surtout cela est le signe d'une grande ignorance  : les bons rôtisseurs ne mettent pas la viande sur le feu, mais devant le feu, ce qui évite des benzopyrènes et conduit à une viande bien grillée, croustillante. La cuisson se fait tout aussi bien : les rayonnements infrarouges se propagent dans toutes les directions.

# C'est à dire partout : on devrait peut-être interdire les barbecues  les plus communs, ceux  où la viande est au-dessus du feu, et qui conduisent le public à s'empoisonner. Il y a un effort de santé publique à faire : on ne peut pas à la fois lutter contre les pesticides et s'intoxiquer avec les benzopyrènes cancérogènes.

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# 6. Êtes-vous crème normande ou margarine ?

# Je suis certainement crème, mais pas forcément crème normande. Je me souviens, quand j'étais petit, de la maison d'un de mes grands-pères,  dans les Vosges. Nous allions, avec un pot  en aluminium ou en fer-blanc, chez le crémier. Je vois encore la petite rue en pente où il avait sa boutique, en contrebas de la rue de l'église. Il y avait un  grand récipient où le lait reposait. La crème était ce qui surnageait. Le crémier la prenait à la louche, pour la mettre dans notre pot. C'était un goût absolument extraordinaire, très différent de celui d'une crème fermentée.

# Bien sûr, il peut aussi y avoir d'excellente crème fermentée, mais le goût de cette crème juste recueillie, vraiment « fraîche », était superbe, aussi parce que le lait des Vosges était d'une grande qualité. Du coup, le beurre aussi était très bon. Il faut répéter que ces goûts résultent de l'herbe que mangent les vaches, d'une part, et, d'autre part, des procédés de transformation.

# Je ne suis pas personnellement d'une culture de l'huile d'olive, mais je suis surtout d'une culture de l'honnêteté ! On a le droit de manger de l'huile, si l'on veut, mais pourquoi mettre en avant des arguments fallacieux ?

# Et puis, ne méritons-nous pas d'avoir le meilleur ? Un bon beurre, une bonne crème, et aussi une bonne huile ? J'ai un ami sicilien qui fait son huile d'olives, une huile très verte, avec un goût  marqué, brûlant, piquant un peu, une  toute petite amertume… Mais je me souviens aussi d'un beurre  normand mangé  au Japon, à Kyoto, chez  un chef japonais qui est un élève de Pierre Gagnaire.

# Enfin, le beurre peut être travaillé, et je vous renvoie vers mon invention  toute récente du « beurre feuilleté », sur le site de Pierre Gagnaire.

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# 7. Êtes-vous blanquette ou viande grillée ?

# La viande grillée peut être délicieuse. La blanquette aussi. Mais pourquoi se limiter à ces deux plats ? Un  lièvre à royale me plaît bien , aussi, mais  des faisant rôtis en cocotte, ce n'est pas mal non plus, non ?

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# 8. Êtes-vous petite bouffe rapides ou grands gueuleton ?

# Je vais essayer d'interpréter la question, bien évidemment. Voulez-vous dire « vous livrez-vous à », ou bien « préférez-vous » ?

# Si on me demande ce que je préfère, je réponds que lorsque j'ai eu cette chance inimaginable de manger dans de les restaurants d'artistes culinaires, ce n'est certainement pas de « petite bouffe » dont il s'agissait, car nous ne sommes pas des bêtes ; il ne s'agissait pas non plus d'un gueuleton, mais d'opéra. D'ailleurs, je n'aime pas le mot « bouffe », et je ne suis pas certain d'aimer non plus "gueuleton".

# Cela dit,  on ne peut pas voir ces moments exceptionnels sans cesse, il faut se reposer, avoir  parfois un potage, une grillade, autre chose, un simple pâté lorrain , un morceau de saucisson, un bout de fromage avec un très bon pain.

# D’ailleurs il faut immédiatement ajouter que bien manger n'est pas toujours une question d'argent. Le pain, par exemple, c'est une question de travail, de savoir-faire, de soin de l'artisan. Il y a des boulangers qui  font des baguettes extraordinaires, qui valent le prix de la baguette, mais qui ont une « qualité »  dont on se souviendra longtemps. C'est merveilleux de voir que certaines boulangeries ont des queues de cent mètres, et d'autres n'ont personne : tout tient à la qualité du pain, au travail du boulanger.

# J'aime beaucoup cette idée du  travail d'artisan. À partir d'une matière simple, faire quelque chose de remarquable, construit, d'intelligent, de "beau".

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# 9. Êtes-vous pain ou biscottes ?

# Certainement pas biscotte parce que je me souviens même pas que les biscottes existent.

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# 10. Êtes-vous thé ou café ?

# Je bois  beaucoup de café, serré, mais, de temps en temps, un thé matcha, c'est agréable. Cela dit, au bout d'une semaine de Japon,  il me faut un expresso. Je serais donc plutôt café…

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# 11. Votre  plat préféré au restaurant, tous les jours où la maison.

# Je ne suis pas sûr de bien comprendre la question. Votre plat préférée au restaurant  tous les jours où la maison ? Me demande-t-on si  je préfère mon plat préféré au restaurant ou à la maison ? Mon plat préféré : j'en ai plein. Mais, en réalité, mon plat  préféré est celui que je mange avec des bons amis.

# Et puis je ne vais pas  souvent au restaurant : je dîne tous les soirs à la maison.

# Cela dit,  il y a un plat que je fais souvent le dimanche soir, à ma famille :  le pâté lorrain. Je le fais souvent parce qu'il y a quelque chose d'étrange que ne comprend toujours pas : ce goût particulier qui n'apparaît qu'après une très longue cuisson.

# Pour la question du  restaurant, il y a aussi que cela ne m'intéresse pas d'aller au restaurant pour manger quelque chose que je sais déjà faire, et  que je fais parfois mieux que ce  que l'on me sert. Le restaurant de tous les jours de m'intéresse donc pas, et, quand j'y vais, c'est pour des raisons professionnelles, et je fais à peine attention à ce que je mange. Je fais attention à qui je parle. Je sais que c'est ce n'est pas amical pour le cuisinier, mais dans ces restaurant-là,  de toute façon, on ne me sert pas toujours de la cuisine qui mérite que je m'y intéresse.

# Inversement, quand je vais au restaurant, quand j'y vais parce que j'ai envie d'y aller, je fais alors très attention à ce que je mange, parce que c'est donc pour apprécier l'art d'un artiste qui a travaillé.

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# 12. Qui cuisine à la maison ?

# Moi, tous les jours, ou plutôt tous les soirs, tous les week-ends, tout le temps, et c'est merveilleux, parce que cela consiste à dire aux autres qu'on les aime. C'est une fonction très essentielle. J'ai toujours cuisiné, je cuisinerais toujours. Mes  deux  fils, quand j'étais absent de la maison,  cuisinaient à ma place, se battaient pour cuisiner, et mon fils aîné a fait son premier soufflé tout seul à l'âge de six ans, un jour de grève des enseignants ; mon fils cadet, au Danemark, se faisait ses baguettes, parce qu'il en avait besoin, en quelque sorte.

# De ce point de vue, nous sommes de vrais alsaciens, c'est-à-dire que nous ne pensons qu'à boire, manger,  rire… en compagnie. Et quand nous ne mangeons pas, nous cuisinons. Nous ne vivons pas pour manger, mais la cuisine est importante, pour nous, parce que c'est une question de culture. Il faut répéter que la cuisine est  un art, et manger s'apprend. La vraie question n'est pas de bouger les mâchoires pour mettre les choses dans l'estomac, c'est d'apprécier l'art culinaire, tout comme on apprécie la musique, la peinture.

# D'ailleurs propose que le les guides culinaire fassent la différence entre les artisans et les artistes. Je propose de ne pas les mettre tous dans la même catégorie, parce que leur travail est différent. Un peintre  en bâtiment n'est pas Rembrandt, et Rembrandt n'est  par un peintre bâtiment.

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# 13. Allez êtes-vous purée, frites ou légumes verts ?

# Vous avez oublié la choucroute ! 

# Purée : de temps en temps, car j'ai encore mes dents. Frites : elles sont extraordinaires quant elles sont bien faites. J'ai fait de nombreux séminaires sur les frites. Nous avons montré que les frites au couteau sont meilleures qu'à la machine, parce qu'elles sont plus irrégulières, avec des parties plus croustillantes et  des particules molles.

# Légumes verts : pourquoi pas, mais lesquels ? Cuits comment ?

# Finalement, au déjà du choix de l'ingrédient, il y a la cuisine : je crois avoir compris que pour faire un bon plat, il faut qu'il y ait des contrastes. Le contraste, c'est la peau croustillante du poulet avec la tendreté de chair blanche. Ou bien la coque de la frite, dure et croustillante, avec l'intérieur qui est  mou comme une purée. Le macaron est intéressant avec sa coque croustillante cinq d'intérieur bien tendre. Il nous faut des contrastes

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# 14. Etes-vous plutôt cuisine de terroir, cuisine intello, ou cuisine déstructurée ?

# Il y a plusieurs années,  j'ai formulé une hypothèse que je crois importante, à savoir que le construit est beau.  Je veux du construit.

# Or la cuisine de terroir n'a pas toujours été assez construite. Une choucroute n'est pas construite si le chou  est simplement entassé. Nous ne pourrions-nous pas tresser les lanières de chou ? La réponse est oui et cela donne une choucroute magnifiée. Entassé ne veut  pas dire je t'aime.

# La cuisine intello ? Je ne sais pas ce que c'est.

# La cuisine déstructurée ? Je vous ai répondu : je veux une cuisine construite.

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# 15. Votre meilleur souvenir gourmand ?

# J'en ai beaucoup. Je me souviens quand j'étais petit  etque je ramenais le pâté lorrain tout chaud,   à la maison, du pâtissier qui s'appelait Martin. Il y avait une odeur envoûtante.

# Je me souviens d'un repas chez Paul Bocuse,  quand j'avais 13 ans : il y avait ce loup en croûte, dont je sens encore l'odeur.

# Je me souviens aussi du repas que Pierre Gagnaire avait fait lors qu'il a été fait doctor honoris causa à Liège. Il était ému : quel repas et nous il nous a préparé ! Et puis, récemment, quand le New York Times est venu pour voir la cuisine note à note : il y avait des goûts encore jamais mangés !

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# 16. Votre plus mauvais souvenir gourmand ?

# Si un souvenir est gourmand, il ne peut pas être mauvais. Cela dit, un jour, j'ai été obligé de manger avec des gens malhonnêtes chez Pierre Gagnaire. Ils m'avaient invité, et je n'avais pas pu refuser, mais c'était détestable, parce que j'étais condamné à accepter la présence de personnes détestables !

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# 17. Préférez-vous le fromage de Hollande ou un véritable camembert de Normandie ?

# Je suppose que vous rigolez quand même. Un bon camembert de Normandie, un qui n'est pas trop ammoniaquée, un qui coule, un qui a du goût, un qui est bien affiné… Cela dit,  je ne suis pas allé regarder beaucoup du côté de la Hollande: peut-être y a-t-il de bon fromages ?

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# 18. Êtes-vous Jean-Pierre Coffe, Jean-Luc Petitrenaud, Périco Légasse, François Simon ?

# Je suis pour les journalistes honnêtes ! Je déteste les malhonnêtes. Je n'ai pas dit que les  personnes que vous citez étaient malhonnêtes, mais je vous invite à regarder des entretiens que j'ai eu avec certaines d'entre elles et vous verrez pourquoi il y en a que je n'aime pas. Moi qui  n'ai rien à vendre, qui ne gagne pas d'argent avec des sociétés, je suis pourtant parfois attaqué par des journalistes : pourquoi ? Quel est leur but ? 

# Dans mon laboratoire, une règle veut que si l'on dit du mal de quelqu'un, on dise du bien de trois autres. Disons alors qu'il existe des gens merveilleux qui ont fait des  des choses merveilleuses du point de vue de la critique gastronomique. Je pense par exemple à Jean-François Abert, je pense à Jean Marcel Bouguereau, je pense à André Muller, je pense à Brillat-Savarin, à Grimod La Reynière... Il y a des tas de critiques qui ont fait des choses merveilleuses, qui ont suscité -avec honnêteté- de l'enthousiasme. Ca, j'aime beaucoup !

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# 19. Êtes-vous Gault-Millau ou Guide Michelin ?

# Je ne vais quand même pas me faire des ennemis avec un des  groupes. Ces deux groupes font un travail très utile, perfectible certainement, mais important :  ils font connaître nos restaurateurs. Je n'oublie pas que le Michelin a donné trois étoiles à Ferra Adria en 1994, au tout début de la cuisine moléculaire. C'était mérité, et le Michelin a donc été important pour l'avancement de l'art culinaire. 

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# 20 Êtes-vous master chef, top chef, etc.

# Je n'ai pas de télévision, de sorte que je ne peux pas vous répondre.

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# 21. Êtes-vous un blanc, rouge ou rosé ?

# C'est comme  pour une autre question : le blanc n'existe pas, et il y a des blancs ; le vin rouge n'existe pas, et il y a des rouges. Pour le rosé, il  y a sans doute des rosés, mais je n'en bois guère.

# A propos de vins d'Alsace, souvent blancs, je croyais qu'on ne pouvait les boire que jeunes, mais, récemment, mon ami Charles Blanck, du village de Kientzheim, m'a fait découvrir des vins d'Alsace anciens. C'est absolument extraordinaire : le gewurztraminer, qui est un peu doux, tout d'un coup, se met à prendre une espèce de volume tout en perdant son sucre ; inversement, le riesling,  qui est parfois fluet quand il est jeune,  prend de l'opulence, du caractère. Ce fut une découverte.

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# 22. Etes-vous coca, champagne, cidre ?

# Coca : je ne savais même plus que cela existait, et cela fait des décennies je n'en ai pas bu.

# Cidre : il y en a d'excellent. Un de mes amis,  ancien directeur de l'INRA, m'a offert d'un cidre qu'il  a fait lui-même en suivant les règles de bonne pratique de la profession, la première étant de sélectionner les pommes. Quel cidre !

# Champagne… Au fait, vous avez oublié d'évoquer les crémants : il y a d'excellents crémants, en Alsace !

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# 23 Êtes-vous apéritif ou digestifs ?

# Les deux, bien sûr.

# Un bon calva, ce n'est pas rien. Pendant mes études de chimie, j'avais un calva à tous les déjeuners parce qu'un  copain était normand ; quel bonheur.

# Mais, en Alsace, nous avons des eaux-de-vie réputées à juste titre dans le monde entier : une mirabelle, une framboise, une poire, une quetsche...

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# 24. Êtes-vous Bocuse, Robuchon, Ducasse, Marx, ou autres ?

# Allons, soyez sérieux : vous n'avez pas cité mon ami Pierre Gagnaire ! Pierre est un personnage extraordinaire : il vit pour la cuisine, il ne se préoccupe pas d'argent, mais d'art. C'est le site du cuisinier fou de cuisine, un personnage étonnant...

# Bocuse est également remarquable, c'est un vieux monsieur aujourd'hui,  mais j'ai goûté chez lui des plats tout à fait superbes, très modernes à l'époque.

# Et puis, il y en a d'autres !  Je pense à Pascal Barbot à l'Astrance, à qui l'on doit un plat de moelle de bœuf, navet et coquille Saint-Jacques, avec un beurre d'algue !

# Je pense aux sauces du cuisinier alsacien Émile Jung.

# Mais, en citer certains, c'est en oublier  d'autres : je ne les oublie pas !

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# 25. Êtes-vous MacDo, bistro branché, brasserie ?

# MacDo, j'y suis allé une fois : il y avait trop de bruit, et je n'ai pas bien mangé.

# Bistrot branché : je ne suis pas branché, je ne sais pas ce que ça veut dire. Si un bistrot et bien, alors très bien.

# Brasserie : il y a des vraies vertus dans la brasserie ; on leur demandant de choses, c'est un moment différent.

# Étoilés : il s'agit d'opéra

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# 26. Etes-vous cuisine française, exotique, italienne, l'autre ?

# Certainement cuisine française et, mieux, certainement cuisine alsacienne.

# Exotique, italienne, espagnole… ou autre  : bien sûr, quand elles sont bien faites… mais  mon environnement, c'est la cuisine française. C'est elle que je connais le mieux, parce que je suis en France, et c'est la cuisine française que j'étudie, dont je collectionne les « précisions culinaires », que nous explorons dans nos séminaires. Je n'oublie pas, non plus, que je suis  payer  par l'État français, et que je dois contribuer à développer la cuisine française. Je la bouscule pour qu'elle soit à la pointe.

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# 27. Êtes-vous gauche caviar ou droite foie gras ?

# Einstein disait qu'il suffisait d'une moelle épinière pour suivre une musique militaire. Je ne suis donc pas d'un parti. Ni à gauche, ni à droite. Cela me semble intolérable.

# C'est d'ailleurs ce qui m'est parfois reproché : certaines de mes idées sont jugées de gauche, et d'autres de droite. Une sorte de traître… Sauf que mon « parti », c'est la rationalité, l'honnêteté, la volonté de construire.

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# 28. Êtes-vous bio ou Monsanto ?

# Les questions de ce genre risquent de me faire perdre des amis… et y répondre est inutile, inefficace. Je ne suis pas un gourou, d'autre part, et je ne suis payé par l’État que pour dire des choses justes.  Par exemple,  c'est un fait que 99.99 pour cent des pesticides sont naturels, produits par les végétaux.

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# 29. Avez-vous une question gourmande ou impertinente ?

# J'ai beaucoup de questions impertinentes. Par exemple, pourquoi dit-on que l'on veut  manger sain, et fait-on le contraire ?  On mange des viandes cuites au barbecue, on mange du chocolat, on n'enlève pas la peau des pommes de terre…

# Ou bien : on me dit la cuisine française est la plus belle du monde… mais sur  quelle base se fonde-t-on pour le dire ? Avons-nous mangé la cuisine chinoise ? Comment mesurer qu'une cuisine soit meilleure ?

# Ou encore : la tradition est-elle bonne ? Après tout, l'esclavage était traditionnel !

# Ou encore : que sont les « bases » de la cuisine ?

# Bref, pourquoi tant de mauvaise foi, dans nos discussions gourmandes ? Ce sera le thème de mon prochain livre, à paraître en septembre à la Nuée bleue !

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Ce matin, un email qui me pose des questions... dont certaines sont nouvelles.

- Avez-vous toujours eu un goût pour les sciences culinaires ?

- Quel a été votre parcours professionnel jusqu'à présent ?

- Comment vous est venu l'inspiration de créer un nouveau mode culinaire ?

- Comment définiriez-vous votre métier en quelques mots ?

- Comment vous définiriez-vous: physicien ou cuisinier ?

-  Vous considérez-vous comme l'inventeur de la gastronomie ou cuisine moléculaire ?

- Quelle est votre recette favorite ?

- Innovez-vous toujours ? Avez-vous des projets pour l'avenir ?

- Auriez-vous quelques précisions à nous apporter quant à notre sujet ?

Le mieux, dans un tel cas, c'est de répondre, en confrontant les réponses à celles qui étaient données auparavant.

Qu'est ce qui vous passionne dans la cuisine moléculaire?

Je ne suis pas passionné par la cuisine moléculaire... que j'ai introduite en 1980 ! En revanche, je suis passionné de gastronomie moléculaire... que j'ai également commencé à pratiquer dès 1980 (j'ai donné le nom de la gastronomie moléculaire  en 1988, et j'ai donné le nom de la cuisine moléculaire en 1999). Je ne suis pas non plus passionné de "cuisine note à note", que j'ai introduite  en 1994, et qui sera la prochaine grande tendance culinaire, pour le monde entier.

Pour être positif, je suis absolument passionné de gastronomie moléculaire, mais plus exactement de physico-chimie (la gastronomie moléculaire est une branche de la physico-chimie).

Pourquoi  ? Parce que le projet des sciences de la nature est d'agrandir le domaine du connu, de repousser les limites de l'inconnu. Et cela s'obtient par une méthode où il y a cela de fascinant que "le monde semble écrit en langage mathématique".

Pour prendre un exemple, mettons une pile électrique en série avec un fil de fer. Si nous mettons une certaine différence de potentiel, nous obtenons une certaine intensité du courant. Mais si nous mettons une différence de potentiel double de la première, nous obtenons une intensité double de la première. Dans un tel cas, il y a proportionnalité entre courant et différence de potentiel... ce qui signifie que, même sans faire l'expérience, on peut prédire le résultat !

Evidemment, les théories sont toutes approximatives, mais ce  qui est fascinant, c'est que quand on cherche à les améliorer, on comprend chaque fois pourquoi les améliorations se font. Par exemple, pour rester dans le cas précédent, on sait que la relation est plutôt en marches d'escalier... mais on a compris, ainsi, comment les électrons qui font le courant électrique se comportent.  Bref, il y a quelque chose de merveilleux.

Votre blog est-il votre activité professionnelle principale? Si non, souhaiteriez vous que cela le devienne pour pouvoir "vivre de votre passion"?

Mon blog ? Je n'ai pas un blog mais six ! Et non, ce n'est certainement pas mon activité principale, mais seulement un moyen de partager mon enthousiasme pour les beautés de la vie, des sciences de la nature en particulier.

Mais il y a aussi un blog de réflexion sur l'enseignement. Un blog pour la promotion de la cuisine note à note, un blog pour discuter les "bonnes pratiques en sciences de la nature"... et des articles, des livres, des podcasts, des cours en ligne.

Je ne veux certainement pas en faire plus : mon objectif, mon oxygène, c'est la recherche scientifique. Ces blogs, sites, etc. n'existent que parce que je me suis également donné une mission "politique". Dans le temps, je me voyais comme un Hussard de la Raison !

Quel conseil donner à ceux  qui ne pratiquent pas leur passion ?

 Changer de métier, pour faire leur passion. Mais attention : pas une simple volonté un peu paresseuse. Il faut d'abord beaucoup de travail ! Etre violoniste ? D'accord, mais à condition de travailler suffisamment (des doigts et de la tête) pour être très  bon. Etre mathématicien ? D'accord, mais en y passant tout son temps, afin de devenir excellent. Etre ébéniste ? D'accord, mais à condition d'être un "ébéniste fou d'ébénisterie". Et ainsi de suite. Je déteste la prétention, et je ne  vois de vertu qu'au travail.  Sur un mur de mon laboratoire, il y a une balance, avec un plateau marqué "prétention", et un  plateau marqué "travail". Si l'on a plus de prétention que de travail, on est prétentieux ; il faut donc avoir plus de travail que de prétentions (faut-il en avoir, d'ailleurs?) pour être... ce que nous sommes : je propose ces deux proverbes alsaciens :

- Mir isch was mir macht (nous sommes ce que nous faisons)

- Dr Schaffe het sussi Wurzel un Frucht (le travail a des racines et des fruits délicieux  ; proverbe adapté par moi d'un proverbe que je n'aime pas)

Personnellement, je travaille (m'amuse?) 105 heures par semaine, et je ne prends jamais de vacances (pourquoi  faire quelque chose de moins bien que ce que j'aime passionnément faire ?).

-Quel conseil donneriez vous à tous ceux qui ont une passion mais ne la pratique pas faute de temps ?

Toujours un goût pour les sciences culinaires ?

Ceux qui me connaissent savent que je n'aime guère l'expression "sciences culinaires", parce qu'il y avait des livres de cuisine, au XIXe siècle, intitulés "la science du cuisinier", et, là, le mot "science" est utilisé dans l'acception de "savoir", et non pas de science quantitative, ou de science de la nature (comme la physique, par exemple).

Donc je ne peux pas répondre autrement que sans répondre à la question :

- depuis l'âge de six ans, je suis passionné de sciences quantitatives, physique, chimie, mathématiques

- j'ai toujours aimé cuisiner

- c'est depuis le 16 mars 1980 que j'ai fait la synthèse, et commencé mes études de gastronomie moléculaire (pour les "nouveaux venus" dans ces explications, la gastronomie moléculaire ne se confond pas avec la cuisine moléculaire !).

Mon parcours professionnel :  voir le CV

Comment m'est venu l'inspiration de créer un nouveau mode culinaire ?

Là, il y a le mot "inspiration" qui me gêne, parce que cela laisse souvent penser à des langues de feu qui nous tomberaient dessus, venant du ciel. Personnellement, je ne connais que le travail, inlassablement !

D'autre part, il y a "mode culinaire" qui est très flou : de quoi s'agit-il ? D'une technique culinaire ? La "cuisine moléculaire" (à bien distinguer de la gastronomie moléculaire, puisque la cuisine moléculaire, c'est de la cuisine, alors que la gastronomie moléculaire, c'est de la science quantitative) a été introduite comme une volonté de rénover les techniques culinaires.

Comment définiriez vous votre métier ?

Mon métier, c'est de la recherche scientifique.

Rien à voir avec la cuisine, donc. Il s'agit, en gros, d'explorer des réactions, de chercher les mécanismes des phénomènes à l'aide d'une méthode que j'ai décrite par ailleurs. 

Comment vous définiriez vous  : physicien ou cuisinier ?

CERTAINEMENT PAS cuisinier.

CERTAINEMENT physico-chimiste.

Vous considérez-vous comme l'inventeur de la gastronomie ou cuisine moléculaire ?

 Je ne me "considère" pas, je SUIS, avec mon ami Nicholas Kurti, l'inventeur de la gastronomie moléculaire...

... et aussi de la cuisine moléculaire, et, aussi, de la cuisine note à note.

Recette favorite ?

Pourquoi devoir choisir : je veux toutes les recettes, bien faites, mangées en bonne compagnie !

Innovez vous toujours ?

Ah, le mot "innovation"... Voir mes blogs.

Cela étant, un scientifique qui ne produirait pas de connaissance nouvelle ne serait pas un scientifique, non ?

Des projets pour l'avenir?

Des milliards ! Voir le site du laboratoire, où j'ai affiché une toute petite sélection des questions scientifiques que j'aimerais traiter avant de mourir.

Et puis, j'ai des livres à publier par dizaines, des articles à faire par milliers, des calculs merveilleux que je râle de ne pas avoir le temps de terminer. La vie est belle !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

Des précisions à propos de votre sujet ?

D'abord, de penser stratégie, méthode, chemin.... si l'objectif est bien clair.

Ensuite, n'oubliez pas de réfléchir.

Enfin, voir l'espace TPE/TIPE de mon site, où je donne des conseils.

Comment êtes-vous arrivé à la gastronomie moléculaire, discipline selon vous « scientifique au sens des sciences de la nature, qui explore et cherche les mécanismes des phénomènes qui apparaissent et surviennent lors de la préparation des mets ou des aliments ». La passion de la chimie ? La passion de la cuisine ?

Je suis effectivement issu d’une famille très gourmande. Mon père n’était pas riche mais il nous emmenait chez Bocuse. Mes enfants, à 2 ans, je les ai emmenés chez Michel Bras, et ils s’en souviennent. C’est de la culture. Mais pour ce qui est de mes recherches, c’est vraiment la chimie physique qui m’intéresse, ce n’est pas la cuisine. La cuisine, je ne suis pas certain que cela m'intéresse à titre personnel. C’est de la technique. Mon métier, c’est la recherche scientifique, fondamentale : le travail que je fais en ce moment, s’applique aussi bien aux médicaments qu’aux aliments, aux cosmétiques qu'aux peintures, vernis...

Maintenant, pour ce qui est de la source de mes travaux en gastronomie moléculaire, cela a commencé à ma sortie de l’ESPCI : j'ai eu ma révélation, ma « Nuit de Pascal », le 16 mars 1980 : j’ai fait un soufflé au roquefort, où je n’ai pas tout à fait suivi la recette et…il n’a pas été très réussi. Le 23 mars, je l’ai refait, en suivant la recette cette fois, et le résultat a été bien meilleur. Le 24, je ne suis pas allé travailler ; j’ai ouvert un cahier et j’ai commencé ma collection de précisions culinaires, c’est-à-dire que j'ai décidé que je collectionnerai et que je testerai des dictons et tours de main de cuisine. À ce jour, j’en ai réuni plus de 25 000.

A la réflexion, c'est quand même extraordinaire qu’au XXIe siècle, il y ait encore des gens qui croient que les règles féminines font tourner la mayonnaise ou pourrir la viande, ou encore que l’orage puisse faire tourner le poisson… sans que nous soyons fixés sur le niveau de vérité de ces objets de culture. Ce qui est intéressant dans les précisions culinaires, c'est qu’il y en a des fausses. Il y en aussi des vraies ; il y a celles dont on ne sait pas si elles sont vraies ou fausses. On trouve de tout ! Les fausses sont, selon moi, des artéfacts culturels et à ce titre ne doivent pas être rejetées ni oubliées. Leur place est au musée. Dans mon livre sur les précisions culinaires, je propose une série de travaux, historiques, géographiques, sociologiques, biologiques. Dans toutes les cultures, il y a ces objets-là. C'est par exemple très intéressant de voir comment une précision peut changer selon des régions. On pourrait faire une gastronomie moléculaire comparative, ainsi qu’une histoire et une géographie du phénomène.

Ce travail a constitué pendant longtemps la base de mes travaux. Puis est venue l’exploration des mécanismes qui elle, prend de plus en plus de poids et devient de plus en plus fondamentale. Peut-on par exemple modéliser le mouvement de l’eau dans un gel ? Les aliments sont faits de gel, mais les médicaments aussi, donc c'est pour cela que je dis que l’aliment ne m'intéresse pas particulièrement. Ce qui me passionne c’est cette chimie physique fondamentale. Mais il y a ce rapport compliqué avec l’application… Jean-Marie Lehn me dit que je ne devrais pas m’en séparer, mais j’ai le sentiment que les questions scientifiques sont plus claires lorsqu’on ne se pose pas la question de l’application tout de suite. Donc, je préfère me consacrer à la recherche scientifique, et pas à la recherche technologique, l'application venant toujours de surcroît. Et puis, avec la science, il y a cette espèce de changement de mentalité extraordinaire qui est irréversible. On peut décider d’arrêter d’utiliser un téléphone portable ; en revanche, une fois que l'on a appris que la mayonnaise est une émulsion, on ne peut plus revenir en arrière.

Questionnaire sur le métier de gastronome moléculaire

Mon métier est celui d'un physico-chimiste... et il faut expliquer ce terme.

Pour commencer, partons de la chimie, qui a toujours été une activité technique ; il s'agit de « faire », puisque le mot « technique » vient du grec techne, qui signifie « faire ». Le chimiste a toujours été celui ou celle qui produisait des composés nouveaux, souvent par l'emploi du feu (disons « des énergies de l'ordre de grandeur de celles que l'on obtient par la combustion de matières organiques »).

La chimie ayant toujours été une activité technique, on comprend que des personnages comme Antoine Laurent de Lavoisier n'aient été que partiellement des chimistes, et aussi des « philosophes de la nature », donc des « physiciens », au sens étymologique.

Toutefois, comment nommer, alors, ceux qui explorent scientifiquement les modifications moléculaires, sans se préoccuper de faire des composés nouveaux ? Ce ne sont pas de physiciens analogues à ceux qui étudient l'hydrodynamique, à coups des seules équations aux dérivées partielles, mais ils ont les mêmes outils de calcul, qu'ils appliquent au comportement des molécules, et notamment des molécules qui réagissent. Ce sont donc des physico-chimistes, et je propose que l'on nomme ainsi tous les scientifiques de la chimie.

Ce sont des scientifiques, et, plus spécifiquement, des « professionnels » des sciences quantitatives (je nomme ainsi, par opposition aux sciences de l'homme et de la société, ceux qui mettent en œuvre la méthode suivante : (1) observation d'un phénomène ; (2) quantification du phénomène ; (3) réunion des données en lois synthétiques ; (4) établissement d'une théorie, par recherche de mécanismes compatibles avec les lois établies précédemment ; (5) recherche de conséquences des théories, de prévisions expérimentales ; (6) tests expérimentaux de ces conséquences, en vue d'une réfutation de la théorie, et donc en vue de son perfectionnement.

Selon les objets d'étude, on distingue des physico-chimistes, des physiciens, des biologistes, des géophysiciens, des astrophysiciens... Dans ce concert, il y a la gastronomie moléculaire, notamment à l'intersection de la physico-chimie et des sciences des aliments. Ou plus exactement, pour des raisons qui seraient trop longues à expliquer, mon activité personnelle se trouve à cette intersection. Les phénomènes dont je pars sont ceux qui s'observent lors des transformations culinaires, et l'objectif est la découverte de théories et de mécanismes.

Je vois que vous confondez la cuisine moléculaire (de la cuisine, une forme de cuisine que j'ai introduite et nommée, et qui consiste à rénover les techniques culinaires) et la gastronomie moléculaire. La gastronomie moléculaire, c'est mon métier. La cuisine moléculaire, c'est une cuisine que j'ai proposé aux cuisiniers.

Pour la cuisine moléculaire, pas besoin de cours de chimie : il suffit d'utiliser des outils (évaporateurs rotatifs, azote liquide, frittés, etc.).

En revanche, pour la gastronomie moléculaire, il faut des cours de physiques et de chimie toutes les secondes. Regardez des publications que je fais (par exemple, celles sur l'évolution des pigments chlorophytique des haricots verts traités thermiquement, analysés par spectroscopie de résonance magnétique nucléaire, et vous verrez des équations différentielles, des mécanismes réactionnels, des lois cinétiques, etc.

Non : la gastronomie moléculaire, c'est de la science quantitative, et c'est -je crois- réservé à ceux qui calculent comme chantent les rossignols, ceux qui vivent la science quantitative de façon passionnée.

En revanche, je crois très important de clamer « Vive la technologie » ! Notre pays a besoin d'excellents ingénieurs, notamment dans le domaine alimentaire. C'est l'industrie qui anime le pays, pas la science, qui est une sorte de service d'appui à la technique et à la technologie.

Nous devons aider les plus jeunes à s'émerveiller des trains, des fusées, des ordinateurs, des réseaux, des cosmétiques, des médicaments, des aliments modernes. Et il y a beaucoup à faire pour faire encore mieux ! Si j'avais une autre vie, parallèle à celle-ci, je m'intéresserais certainement à la chimie (j'ai bien dit la chimie) du végétal, l'extraction de composés de haute valeur ajoutée, sélectionnés par des milliards d'années d'évolution biologique, et j'en ferais des modifications chimiques afin de leur donner des fonctionnalités utiles à notre communauté humaine. C'est un métier merveilleux, qui n'est pas le mien, mais qui est extraordinaire, je le répète. Ne nous laissons pas empoisonner par un discours séditieux, pervers, d'anti-technologues, qui prétendent que nos aliments seraient empoisonnés (un mensonge qui devrait être puni), qui prétendent que la pollution est partout (on oublie qu'il y avait du smog à Paris, quand on se chauffait au charbon), qui prétendent... des tas de choses fausses. Assez de ces « fanatiques de la nature », qui sont bêtes au point de refuser des résidus de pesticides alors qu'ils fument du tabac ou mangent des viandes grillées au barbecue ! Assez de ces naïfs (ou menteurs) qui refusent la chimie... alors qu'ils mettent en œuvre (de façon complètement incontrôlée) des réactions chimiques, quand ils cuisinent.

Dans mon métier, les perspectives d'évolution n'existent pas : on fait sa recherche inlassablement, on s'efforce de « lever un coin du grand voile », de faire des découvertes. Les « grades » n'existent pas, face à l'Etude et à la Connaissance !

En revanche, dans l'industrie, il y a toutes les évolutions possibles, soit pour la « direction », soit du point de vue technique, soit pour des fonctions variées dans l'entreprise (qualité, recherche et mise au point, personnnel, administration, ingénierie, etc.).

J'écris et je parle anglais toutes les secondes. Je voyages plus de deux fois par semaine à l'étranger.

Seul et en équipe. Seul, parce que les calculs se font seuls. En équipe parce que, depuis 2000, j'ai accepté des étudiants en stage, et que je leur dois de la formation. Disons que la pratique scientifique, c'est de la formation donnée à des étudiants afin de produire ensemble des données de bonne qualité, en vue de produire des connaissances nouvelles, de faire de la bonne science.

Mon statut ? Je ne veux pas le savoir : je ne vis pas d'affichage, mais de contenu ! Dépassons le stade des habits pour aller à l'être humain. Une devise affichée dans mon laboratoire est : Mer isch was mer mocht, ce qui, en alsacien, signifie « nous sommes ce que nous faisons ».

Il n'y a pas deux journées identiques, mais s'il y en avait, ce serait :

5.00 : debout, café, réponses email

6.45 : départ

7.30 : arrivée au laboratoire.

Travaux expérimentaux, calculs, rédaction d'articles, généralement un sandwhich à midi, devant l'ordinateur

19.00 : départ

19.45 : arrivée à la maison, repas, douche

20.30 à 23.30 : lectures

Voir mon fichier politiquement incorrect sur le temps que je passe au laboratoire et le temps que je propose aux étudiants de passer. Personnellement, je ne prends jamais de vacances, ou disons que je ne m'arrête jamais de travailler.

Encore une fois, vous confondez cuisine moléculaire et gastronomie moléculaire. La cuisine moléculaire n'est pas mon activité. Et pour l'invention de la gastronomie moléculaire, voir mon livre « Les secrets de la casserole », où je raconte cela. Voir aussi le texte du colloque « Communiquer la science », organisé par Muriel Le Roux à l'Ecole normale supérieure.

Vous confondez invention et découverte : voir mon livre « Cours de gastronomie moléculaire N°1 : science, technologie, technique, quelles relations » (éditions Quae/Belin).

Et vous verrez des tas d'inventions... que je n'aurais jamais dû faire, puisque je suis scientifique et non pas ingénieur.

Le travail, le travail, le travail, le travail.

Je n'en ai aucune idée, franchement, et je m'en moque : ce dont j'ai besoin, c'est un laboratoire !

Mais je sais que mon salaire serait décuplé, dans l'industrie.

IL FAUT S’AMUSER A FAIRE DES CHOSES PASSIONNANTES

H. This

Nous sommes ce que nous faisons : quel est ton agenda ?

H. This

Une colonne vertébrale !

H. This

Toujours considérer les résultats particuliers que l’on obtient comme la « projection » de cas généraux que nous devons inventer (abstraire et généraliser)

H. This

Quels sont les mécanismes ?

La science en général

Les mathématiques nous sauvent toujours : « que nul ne séjourne ici s’il n’est géomètre »

Platon

Ne pas oublier de donner du bonheur.

H. This

Tu fais quelque chose ? Fais le, et, en plus, fais-en la théorisation.

H. This

Surtout ne pas manquer le moindre symptôme

H. This

Je ne sais pas, mais je cherche !

H. This

De quoi s’agit-il ?

Maréchal Foch et Henri Cartier-Bresson

Puisque tout est toujours perfectible, que vais-je améliorer aujourd’hui ?

H. This

« Dois-je croire au probable ? ».

H. This ?

A rapprocher de :

Abélard : « En doutant, nous nous mettons en recherche, et en cherchant nous trouvons la vérité ».

Et de :

"Douter de tout ou tout croire, ce sont deux solutions également commodes, qui l'une et l'autre nous dispensent de réfléchir".

Poincaré

Combien ?

La science en général

D’r Schaffe het sussi Wurzel un Frucht

Proverbe alsacien

Ni dieu ni maître

La devise des anarchistes

Tout ce qui mérite d’être fait mérite d’être bien fait

?

La vie est trop courte pour mettre les brouillons au net : faisons des brouillons nets !

Jean Claude Risset

Se mettre un pas en arrière de soi même

?

Le summum de l’intelligence, c’est la bonté

(et la droiture)

Jorge Borgès

Regarder avec les yeux de l’esprit

H. This

Vérifier ce que l’on nous dit

Ne pas généraliser hâtivement

Ayez des collaborations

Y penser toujours

Entretenez des correspondances

Avoir toujours sur vous un calepin pour noter les idées

Ne pas participer à des controverses

Michael Faraday et Isaac Watts

Penser avec humour des sujets sérieux (un sourire de la pensée)

H. This

« Comme chimiste, je passai cette oeuvre à la cornue ; il n'en resta que ceci : » ; se dissoudre dans, infuser, macérer, décoction, cristalliser, distiller, sublimer, purifier, alambiquer

Jean-Anthelme Brillat-Savarin

« Et c’est ainsi que la chimie est belle »

H. This d’après Alexandre Vialatte

Morgen Stund het Gold a Mund

Proverbe alsacien

Y penser toujours

Louis Pasteur

Ne pas confondre les faits et les interprétations

Elémentaire

Quand les lois sont mauvaises, il faut les changer

H. This

C'est une erreur de faire une loi qui punit les bons élèves

H. This

Un homme qui ne connaît que sa génération est un enfant

Cicéron

Dieu vomit les tièdes

La Bible

Il n’est pas vrai que « La tête guide la main », ce qui est prétendu par une poutre du Musée du compagnonnage, à Tours : la tête et la main sont indissociables

H. This

Les calculs !

Tous les scientifiques dignes de ce nom

Tout changer à chaque instant (vers du mieux !)

H. This

Chercher des cercles vertueux

H. This

Comme le poête, le chimiste et le physicien doivent maîtriser les métaphores

H. This

Le moi est haïssable

Blaise Pascal

Quels mécanismes ?

La science en général

N’oublions pas que nos études (scientifiques) doivent être JOVIALES

Hervé This

L’enthousiasme est une maladie qui se gagne

Voltaire

Clarifions (Mehr Licht)

Goethe

Tu viens avec une question, mais quelle est la réponse (utilise la méthode du soliloque)

H. This

Pardon, je suis insuffisant, mais je me soigne

H. This

Comment faire d’un petit mal un grand bien ?

H. This

Le diable est caché derrière chaque geste expérimental, et derrière chaque calcul

H. This

Les questions sont des promesses de réponse (faut-il tenir ces promesses). Vive les questions étincelles

H. This

La méditation est si douce et l’expérience si fatigante que je ne suis point étonné que celui qui pense soit rarement celui qui expérimente

Diderot

Comment pourrais-je gouverner autruy, moi qui ne me gouverne pas moi-même

François Rabelais

Il faut des TABLEAUX : les cases vides sont une invitation à les remplir, donc à travailler!

Hervé This

Prouvons le mouvement en marchant !

Hervé This

Comment passer du bon au très bon ? Comment donner à nos travaux un supplément d’âme ?

Hervé This

Quelqu'un qui sait, c'est quelqu'un qui a appris

Marcel Fétyzon

Il n'est pas nécessaire d'être lugubre pour être sérieux (le paraître n'est pas l'être).

Hervé This

Si le résultat d'une expérience est ce que l'on attendait, on a fait une mesure ; sinon, on a fait une découverte!

Franck Westheimer

Il faut tendre avec efforts vers la perfection sans y prétendre.

Michel-Eugène Chevreul

Il faut se comporter en chimiste, et non en tant que chimiste

H. This, d'après les Jésuites

D'où est venu votre intérêt pour la chimie ?

Dans la Sagesse du chimiste, je présente cette fascinante expérience de la craie que l'on chauffe, puis que l'on régérère en soufflant dans l'eau de chaux formée. Je me souviens que cette expérience était proposée dans le document d'accompagnement de la boite de chimie que j'ai reçue quand j'ai eu six ans.

Cela étant, vers la même époque, je me souviens m'être brûlé après avoir touché la chaîne qui attachait mes clefs à ma culotte courte, alors que j'avais enroulé cette chaîne sur une pile de 4,5 volts que j'avais dans ma case, en CP.

Autrement dit, je m'intéressais tout autant à la physique qu'à la chimie ! Alors pourquoi me dire chimiste ? Pourquoi crier "Vive la chimie", alors qu'il serait tout aussi légitime de crier "Vive la physique"?

Franchement, je ne sais pas, et c'est vraiment désolant !

Oui, la chimie est une science merveilleuse, mais la physique aussi. Et puis, de toute façon, la frontière entre les deux n'existe pas. Certes, on pourrait décider de nommer "chimistes" tous ceux qui étudient les mécanismes des phénomènes en n'oubliant pas de garder l'oeil rivé sur l'interprétation en termes moléculaires, mais cela nous conduirait plutôt à crier "Vive la physico-chimie".

On peut aussi considérer que les physiciens (certains) cherchent des lois générales du monde, oubliant la beauté des détails, alors que les chimistes s'émerveillent des mille fleurs dont le monde est paré, oubliant la généralité qui les réunit. C'est donc une belle question philosophique, qui se trouve ainsi posée. S'opposent encore Descartes, qui veut atteindre directement l'objectif, et Montaigne, qui musarde, dans le monde qu'il explore. Deux façons de faire, deux objectifs différents, deux "goûts" différents, deux esthétiques différentes.

Quelle cuisine appréciez-vous personnellement ?

Amusant : la question a fait l'objet d'une discussion avec mes enfants, hier soir. Nous regardions un livre de cuisine de 1995, et nous étions étonnés de voir combien les recettes ressemblaient à celles des siècles passés. Tous les arts ont évolué, mais la cuisine était restée immuable, avant la cuisine moléculaire. Les mêmes poulets rôtis, les mêmes cassoulets, les mêmes poulardes farcies... Pourtant, il y a de la place pour le changement, cuisine moléculaire ou pas. Une préparation que j'apprécie ? Tout dépend de l'humeur, de l'heure de la journée, de la saison, de l'exercice physique que j'ai fait au nom, de l'activité que j'ai eue... Et puis, la cuisine n'est-elle pas d'abord de l'amour, avant d'être de l'art et de la technique ?

A côté de cuisines très modernes, surprenantes, j’adore la galette bretonne, complète, avec un bon jambon, avec un fromage qui ait du goût, suffisamment cuite, croustillante en surface et tendre plus au centre... Quel bonheur ! Une huître nature, une de ces toutes petites huîtres au goût de noisette... Une tranche de ce pain très noir de Fouesnant avec un peu de bon beurre salé, une goutte de citron... Quel bonheur ! A la réflexion, je ne suis pas délicat :je veux tout, le classique et le moléculaire à la fois.

Comment s'est déroulée votre thèse?

Ma thèse a été complètement atypique, puisque j’ai été mon propre directeur. En 1995, à la demande du Président de l’Académie des sciences, j’ai réuni mes résultats, et j’ai présenté la discipline devant un jury qui comprenait notamment Pierre Gilles de Gennes (prix Nobel de physique), et Jean-Marie Lehn (prix Nobel de chimie)

Quelle est l’expérimentation dont vous êtes le plus fier ?

Aucune, je me sens très insuffisant, de tous les points de vue : intelligence, concepts, idées, capacités de calcul, expérimentations, inventions, capacités de transmission… Et ce n’est pas de la fausse modestie, hélas, mais la vérité.

D’autre part, je déteste l’idée d’être fier de quelque chose : je préfère utiliser mon énergie et mon temps pour me poser la question : que faire demain de mieux qu’aujourd’hui, et évidemment que hier ?

Je vous garantis que je ne suis pas fier de la science que je faisais il y a seulement dix ans. J’ai même honte !

 

Mon dicton préféré ?

Un père ne préfère aucun de ses enfants : de même, je ne préfère aucun dicton. C’est à moi d’être intelligent, pour faire de chaque morceau d’information un objet d’étude passionnant.

 

Votre programme en 2009 ?

Là, c’est facile :

La gastronomie moléculaire

Physique

  

Chimie

NPOS/CDS (relations structure/activité)

Chemins lors des cuissons

  

Modifs des tissus animaux chauffés

Modifs des tissus végétaux chauffés

Bouillons

 

D’où :

Chimie organique dns l’eau

Bioactivité : effets matrice

 

 

Molecular Gastronomy

Physics

  

Chemistry

NPOS/CDS

-          structure/activity relationship

-          microstructure modifications during processing

-          etc.

Transfers during cooking

  

Modifications of thermally processed animal tissues

Modifications of thermally processed plant tissues

Aqueous solutions obtained from plant or animal tissues thermally processed in water

 

Hence:

Organic Chemistry in water

Bioactivity, including Matrix Effects

 

 

Quelques dates et vos parcours

Né en 1955, donc âgé de 10 ans.

1961 : boite de chimiste

1967 : connaît si bien la démonstration de l’air liquide, au Palais de la découverte, qu’on lui propose de la présenter aux visiteurs

1976 : entre à l’Ecole supérieure de physique et de chimie de Paris

1978 : Lettres modernes, à l’Université Paris IV (en parallèle)

1980 : Entre comme éditeur aux éditions Belin

16 mars 1980 : lors de la préparation de soufflés au roquefort, se dit que les dictons culinaires sont parfois étranges !

14 mars 1980 : début du travail de recueil et de test des dictons culinaires

1986 : rencontre Nicholas Kurti

1988 : Nicholas Kurti et Hervé This créent la gastronomie moléculaire

1992 : premier International Workshop on Molecular and Physical Gastronomy

1995 : Invité par Jean-Marie Lehn dans le Laboratoire de chimie du Collège de France

1996 : Invité à passer sa thèse de « Gastronomie moléculaire et physique » par l’Académie des sciences (jury : Pierre Gilles de Gennes, Jean-Marie Lehn, Pierre Potier…)

1999 : habilitation à diriger des recherches

2000 : quitte la revue Pour la Science pour aller faire de la science à plein temps, au Collègue de France, payé par l’INRA

2001 : à la demande du Ministre de l’Education nationale, création des Ateliers expérimentaux du goût

2004 : Création des Cours de gastronomie moléculaire

2004 : Création de l’Institut des hautes études de la gastronomie

2006 : déménagement du laboratoire à AgroParisTech

2006 : Création de la Fondation Science & Culture Alimentaire à l’Académie des sciences

Dates clé

1955

Naissance à Suresnes

1980

Diplôme de l'ESPCI, DEA de physico-chimie des matériaux à l'Université Paris VI et Licence de lettres modernes à l'Université Paris IV

1981-1997

Editeur scientifique, puis rédacteur en chef adjoint en 1984 de la revue  Pour la Science

1997-2000 :

Rédacteur en chef de la revue Pour la Science

1981-2000

Directeur de collection aux éditions Belin

1988

Création du concept de gastronomie moléculaire avec Nicholas Kurti

1995

Intégration du laboratoire de Jean-Marie Lehn au Collège de France

1996 :

Soutenance de la thèse « La gastronomie moléculaire et physique » (membres du jury : J. M. Lehn, P. G. De Gennes, P. Potier…)

2000

Entrée à l'INRA, création du Groupe de gastronomie moléculaire au Collège de France

2001

Mise en place des Ateliers du Goût dans les écoles primaires

2004

Création de l’Institut des hautes études du goût, de la gastronomie et des arts de la table

 

2006

Création de la Fondation Science & Culture Alimentaire (Académie des sciences). Nommé Directeur scientifique de cette Fondation.

2007

Qualification au titre de professeur des universités

Election à l’Académie d’Agriculture de France

 

Comment en êtes vous arrivé à faire des études de la « gastronomie moléculaire » ?

Tout a commencé le 16 mars 1980, lorsque je faisais une fiche Elle de soufflé au roquefort. Il était dit d’ajouter les jaunes d’œufs deux par deux à la béchamel au fromage. J’ai pensé que c’était sans intérêt, et le soufflé a été médiocre. Puis, le 23 mars 1980, alors que j’avais encore des amis à diner, j’ai voulu refaire la même recette… et je suis retombé sur cette phrase. J’ai alors mis les jaunes un à un en pensant que ce serait mieux, et cela  a été mieux. Alors, le 24 mars 1980, j’ai ouvert un cahier de laboratoire et je me suis donné pour mission de collectionner et de tester ce que j’appelais alors les dictons culinaires. J’en ai aujourd’hui plus de 25 000, rien que pour les livres de cuisine en français.

Pourriez-vous dire que vous êtes devenu un cuisinier meilleur depuis vous vous occupez de la gastronomie moléculaire? Donnez-moi un petit exemple, s’il vous plaît.

A vrai dire, je refuse à dire que je suis bon cuisinier, parce que je ne suis pas un artiste. Techniquement, pas de problème : d’une part, je n’ai besoin d’aucune recette, parce que la connaissance physico-chimique permet de faire bien mieux que ce que font les cuisiniers, DU POINT DE VUE TECHNIQUE. D’autre part, il suffit de regarder le site de Pierre Gagnaire pour y trouver une invention que j’y place, chaque mois. Cela, encore c’est de la technique. Donc là, pas de pb. En revanche, comme je vous le disais, je ne crois pas qu’un fabricant de couleurs, même de très belles couleurs, puisse rivaliser avec Rembrandt !

 Pourquoi l’œuf a-t-il été un élément important dans vos recherches ?

Pas plus que le reste. Simplement, pour expliquer (de la communication, pas de la science), l’œuf est un bon exemple, parce que sa composition chimique est simple (au premier ordre seulement !).

 

Pensez-vous que l’œuf a livré tous ses secrets ?

Non, ce n’est pas possible, en raison de la nature de la science. On sait très peu de choses.

 

Avez-vous des projets d’expériences sur l’œuf ?

Plein !

Quelques critiques gastronomiques réputés pour leur conservatisme ont dressé à votre encontre de très violents réquisitoires. Comment réagissez-vous devant ce torrent de haine ?

Je ne comprends pas très bien ces reproches. Je suis ce qu’on appelle un « bon petit gars » : je ne trompe pas ma femme, j’élève mes enfants dans l’idée du travail et de l’honnêteté, je travaille 105 heures par semaine avec un salaire de fonctionnaire, bien inférieur à celui que j’aurais dans l’industrie, je n’ai pas de voiture de fonction, je travaille dans des locaux vétustes et je n’ai pas pris une heure de vacances depuis 1988. Que me reproche-t-on, au juste ? D’assassiner la cuisine ? Comment assassinerait-on une activité ? On assassine seulement des êtres humains… et je ne suis pas armé. D’autre part,  je souligne que je n’ai pas de pouvoir pour changer la cuisine.  Je ne fais qu’une chose : explorer le monde culinaire en essayant de partager mon enthousiasme (oui, la cuisine est belle !) et en distribuant (gratuitement) des connaissances.

Ce que je comprends, toutefois, c’est que la science se développe interminablement,  et que personne ne peut l’arrêter. Il y a surtout de grandes confusions sur le rôle des scientifiques, les applications de la science, la question de la « responsabilité ». Il faut dire que Pierre et Marie Curie, qui ont exploré scientifiquement la structure de l’atome, ne sont pas responsable de la bombe atomique et d’Hiroshima. Ce sont ceux qui ont créé la bombe, et ceux qui l’ont lâchée, qui ont tué des gens. D’ailleurs, il faut distinguer le nucléaire civil et le nucléaire militaire : l’un veut tuer, l’autre nous donne de l’électricité. Même type de réflexion pour les gaz de combat, lors de la Première Guerre mondiale : la chimie n’est pas responsable, ce serait trop facile. Ceux qui sont responsables, ce sont ceux qui ont fabriqué les gaz et qui les ont utilisés.

Comment faites-vous pour concilier tous vos travaux dans ces lieux très différents que sont l'INRA, le Collège de France ou encore l'école Ferrandi ?

Il n'y a qu'une seule recette : le travail, à raison de 105 heures par semaine environ… Il est vrai qu'entre les travaux au laboratoire, les cours à l'INRA, les séminaires à l'école Ferrandi et une dizaine de collaborations mensuelles dans la presse, les journées sont longues! Sans oublier l'un des projets qui me tient le plus à cœur : la " Fondation Science et Culture alimentaire ", créée le 4 avril 2006. L'idée est d'amener le citoyen à se prendre en charge au niveau alimentaire et à cette fin de faire entrer la cuisine à l'école. Nous avons associé à ce projet les industriels mais également tous les métiers de bouche ainsi que l'Education nationale. La fondation regroupe aujourd'hui différents pôles régionaux qui nous permettent de mener à bien les projets des uns et des autres. Récemment, par exemple, en Franche-Comté,un concours a permis de récompenser deux élèves qui viennent de mettre au point une nouvelle boisson à base de thé vert.

Quelle est la découverte la plus importante que vous ayez faite ?

" Découverte " est un bien grand mot, mais j'ai réussi en 2003 à montrer qu'il existait 23 types de sauces classiques françaises, toutes répertoriées dans " Le grand livre des sauces " de l'académie de cuisine. J'ai étudié leur composition et la façon dont elles sont réalisées.Chaque composant a été isolé et noté par un symbole particulier. Les notations ont été associées entre elles et m'ont permis d'aboutir à une classification et surtout d'inventer d'autres sauces, comme le " velouté mousseux " qui n'existait pas jusqu'alors.

Une question plus légère : chez vous, qui cuisine ?

C'est moi qui cuisine tous les soirs pour ma femme et mes deux fils. J'ai la connaissance scientifique et je la mets en pratique. Je dirais que je ne suis pas le meilleur du point de vue artistique, mais je suis très bon au niveau technique. Par exemple, l'autre jour j'ai fait une bisque de champignons et de homard. En fait, j'ai observé que dans les champignons il y avait de la chitine, la même substance qu'il y a dans la carapace du homard et qui permet de faire de la bisque (en la faisant griller à sec, en ajoutant de l'eau et en filtrant). Alors j'ai fait deux bisques, une avec des champignons et une avec du homard. J'ai ajouté de la gélatine dans celle au homard et je l'ai mis dans le fond d'un verre. J'ai glacé de la bisque de champignons que j'ai ajoutée par-dessus. Et en dernière couche j'ai mis l'autre moitié de bisque aux champignons mais bouillante. Vous servez ça avec des petits morceaux de pâte à pain coupés en triangle et frits, voire quelques dés de courgette grillés… c'est merveilleux.

Et pour finir, quelle est votre recette préférée ?

Comme beaucoup de gens, une recette de ma grand-mère : le pâté vosgien. C'est tout simple, vous faites mariner 48 heures des morceaux de veau et de porc dans du vin blanc avec des oignons, des échalotes, de l'ail, du sel et du quatre-épices. Vous mettez une pâte brisée dans le fond d'un plat, vous ajoutez la viande, puis vous recouvrez d'une pâte feuilletée, vous soudez et au four !

Vous semblez toujours sûr de vous, vous arrive-t-il de vous tromper ?

Bien sûr, et quand je me trompe je le dis publiquement. A une époque j’ai fait la promotion de la saveur umani*. Puis, lors d’un séjour au Japon je me suis aperçu que les Japonais nous bourraient le mou avec leur cinquième saveur alors qu’en fait, il existe non pas cinq saveurs mais un nombre infini de saveurs. J’ai organisé une conférence à Rennes et écrit sur un panneau, en très gros : « Je me suis trompé ».

 

Ancien éditeur scientifique passionné de chimie depuis son enfance, il a créé une discipline nouvelle, la gastronomie moléculaire, qui explore les mécanismes des phénomènes observables  lors des transformations culinaires. Il dirige aujourd'hui une équipe de recherche à l'Institut national de la recherche agronomique (Inra) et continue à collaborer avec le magazine Pour la Science, dont il a dirigé la rédaction plusieurs années durant. Il a créé la Fondation Science & Culture Alimentaire à l’Académie des sciences.

La Vocation :

« Lacan disait : "Là où ça est, je dois advenir". Lorsque j’avais six ans, mes parents ont déménagé du Pont de Sèvres jusqu’au Vel d’Hiv. Nous n’étions pas bien riches, mais il y avait beaucoup de livres, et l’appartement fut rapidement équipé d’une grande bibliothèque. Un jour, mon père m’a dit  : "Tu vois tous ces livres. Tu peux tous les lire". C’était éblouissant ; j’ai tout lu et, par la suite, j’ai partagé mon argent de poche entre les livres… et les produits chimiques.

En effet, la même année, à Noël, j’avais reçu une boîte de petit chimiste, que j’ai encore aujourd’hui. Le manuel était incompréhensible, plein de fautes, mais toutes les manipulations proposées me semblaient extraordinaires. C’est à ce moment-là que je me suis dit que je deviendrai chimiste. Les produits qu’on trouvait dans cette boîte étaient similaires aux produits de cuisine et à ceux qu’on pouvait acheter chez le droguiste à l’époque. Par la suite, j’ai demandé une seconde boîte à mes parents, puis je me suis acheté des matériels et des produits : la boutique se trouvait juste en face de ce Collège de France que je ne connaissais alors absolument pas. Accumulant de plus en plus de produits et de matériel au fil des années, j'en suis arrivé à constituer chez moi un laboratoire qui, aujourd’hui, est presque aussi bien équipé que celui que j’occupe à l’Inra. J’étais très inconscient des risques : je me rappelle, à quatorze ans, avoir un jour transporté deux litres d’acide sulfurique concentré entre mes genoux sur ma mobylette. A quinze ans, on m’a vendu un kilogramme de sodium ! Mon activité chimique était incessante. Quand j’avais une douzaine d’années, j’allais tous les jeudis après-midi, samedis et dimanches au Palais de la Découverte. A force de me voir sur le stand de démonstration de l’azote liquide, les animateurs ont fini par m’inviter à faire la présentation. Inutile de dire combien j’étais fier !

Pour ce qui concerne la gastronomie moléculaire, mes travaux ont précisément commencé le dimanche 16 mars 1980. Comme très souvent, j’avais des amis à diner. Car, depuis toujours, j’ai cuisiné : la famille vient en partie d’Alsace, paradis gastronomique ! Ce jour-là,  mes convives étaient des camarades de l’Ecole Supérieure de Physique et de Chimie Industrielles (ESPCI). Je voulais leur faire un soufflé au roquefort. La recette consiste, en gros, à préparer une béchamel avec ce fromage, à casser des œufs en séparant le blanc du jaune, à monter les blanc en neige et à mettre les jaunes dans la béchamel. La recette stipulait qu’il fallait ajouter les jaunes "deux par deux", chose qui choquait mon esprit rationnel. J’ai donc décidé de les mettre tous d’un coup. Et le soufflé a été médiocre... Le dimanche suivant, j’ai refait la recette, mais, analysant que l’ajout des œufs était peut-être important, après tout, j’ai décidé, cette fois, d’ajouter les jaunes d’œufs un par un… et le soufflé a été meilleur ! Dès le lendemain, je me suis acheté un cahier « de laboratoire » et j’ai décidé de recueillir, en vue de les tester, les dictons, astuces et tours-de-main culinaires. J’en ai aujourd’hui plus de vingt-cinq mille que je vais mettre sur le site de l’Inra pour créer une Banque nationale des dictons culinaires. Je les appelle des "précisions" car ce sont informations qui viennent compléter la partie des recette qui définit les mets  ; ce sont des informations pas indispensables mais utiles techniquement. C'était le début de la démarche expérimentale appliquée à la cuisine ; et le premier lien entre la gastronomie et la chimie.

L’édition scientifique, qui fut mon métier jusqu’en 2000, n’est pas à proprement parler une vocation, puisque Philippe Boulanger m’a « capté » à Pour la Science, où j’ai été très heureux, entre sciences et littérature. Mais la pratique de la science me manquait… et je me l’étais aménagée par les travaux de gastronomie moléculaire. Reste que l’écriture est un de mes grands bonheurs, en plus du calcul ! »

 Le Cursus  :

 « Quand j’étais petit, j’étais bon élève. Je m’intéressais presque exclusivement à la chimie, aux maths, à la physique et au français. En revanche, j’étais… original et scolairement désordonné et, comme je m’ennuyais souvent en cours, je lisais des romans en cours de maths, je faisais des maths pour m’amuser en cours de français, de la chimie au lieu d’écouter les cours d’histoire, etc. J’avais également développé une multitude de petites coquetteries idiotes. Par exemple, mon grand-père m’avait offert sa table de logarithmes et je m’en suis servi pour passer les concours en fin de prépa à la place de la règle à calcul. Ce qui, rétrospectivement, était idiot, car je perdais un temps fou à utiliser ce truc-là. Dans le même esprit, j’écrivais à l’encre et au porte-plume. Cela ne m’a pas empêché d’intégrer Physique-Chimie en 1976… avec des notes remarquables en mathématiques… et des notes médiocres en chimie ! A la fin de la première année d’école, alors que je n’étais pas allé à la moitié des cours à cause d’histoires de cœur, j’ai appris par un copain l’existence de l’Ecole Normale Supérieure ; j’ai passé le concours… auquel je n’ai pas été reçu, de justesse, mais il faut bien dire que je n’avais pas préparé grand-chose ! Et j’ai continu, ainsi, de façon chaotique, notamment en suivant le cursus de la faculté des lettres en plus de celui de l’ESPCI. C’était très intéressant. Il y avait beaucoup de filles, alors qu’à l’époque on ne trouvait guère de représentantes du beau sexe dans les filières scientifiques (je note en passant que la tendance change aujourd’hui – il y a  60 % de filles dans les promotions d’AgroParisTech). Ensuite je découvrais une vie bien différente  du cocon de PC où nous étions, sans même nous en rendre compte, extrêmement chouchoutés. On payait cent vingt francs de droits d’inscription et, pendant quatre ans, on nous déroulait le tapis rouge. Quand je suis allé m’inscrire à Censier, j’ai ressenti un choc culturel : dans un grand bâtiment, il y avait des gens partout et des affiches nulle part, on n’avait aucune idée de l’endroit où se situaient les secrétariats, où devaient s’effectuer les inscriptions. Je voulais étudier la Littérature Générale et Comparée, je me suis retrouvé en Lettres Modernes. Je détestais la littérature médiévale, j’en ai fait. Je détestais le latin, j’en ai fait. Je ne voulais pas faire de linguistique, j’en ai fait. Bref, c’était très désorganisé. Mais, heureusement, j’ai rencontré des professeurs extraordinaires, comme Claude Gaignebet en ethnologie du Moyen Age ou Danielle Régnier-Bohler en littérature médiévale, que j’ai d’ailleurs retrouvée plus tard alors que je faisais des présentations de livres sur France Culture. Tout ça me permettait de mener ma double vie, entre science et littérature.

En quatrième année d’école, donc en 1980, Philippe Boulanger, directeur de Pour la Science et ancien élève de PC, avait mis une annonce dans le journal des anciens annonçant qu'il cherchait un collaborateur. Le major de ma promo, qui avait vu l’annonce, me la passa en pensant qu’elle pouvait m’intéresser. Je l’oubliais jusqu’en juin lorsque, rangeant mes affaires avant de partir pour le service militaire, je retombai dessus et décidai d’appeler. Philippe m’a proposé un rendez-vous le lendemain et m’a embauché immédiatement… au Smic, ce qui faisait un peu bizarre pour quelqu’un qui sortait d’une grande école. Mais ce n’était pas très grave, car le salaire a rapidement augmenté, et, surtout, l’entreprise que nous avons fait fonctionner ensemble pendant 20 ans était extraordinaire, même si j’ai parfois eu du mal à concilier ma vie de gastronomie moléculaire, qui débutait également à cette époque, et l’édition scientifique, très prenante. J’ai quitté Pour la Science pour l’Inra en 2000. Ce fut un crève-cœur, mais je dois avouer que je ne peux pas imaginer une plus belle vie que celle que j’ai aujourd’hui ! Je dois même programmer mon ordinateur pour qu’il m’avertisse quand il est l’heure de rentrer chez moi, faute de quoi je passerais tout mon temps à mon laboratoire.

Mon retour au monde universitaire s’est fait en plusieurs étapes. Tout d’abord, des collègues chimistes me demandaient régulièrement d’intervenir dans des conférences et ce, sans assise institutionnelle puisque je ne faisais que travailler chez moi, dans mon laboratoire personnel. Puis, j’ai rencontré Nicholas Kurti qui avait exactement les mêmes intérêts que moi. D’abord, nous avons doublonné nos expériences entre Paris et Oxford, puis, en 1988, nous avons décidé que nous devions mieux délimiter un champ scientifique, une discipline,  que nous avons nommée "gastronomie moléculaire et physique". Nous avons organisé ensemble nombre de colloques internationaux et d’ateliers, dont le premier a eu lieu à Erice, en Sicile, en 1992. Le retentissement dans la presse fut tel que Jean-Marie Lehn, en 1995, me proposa de venir travailler au Collège de France. J’ai d’abord refusé, ne voulant pas abandonner Pour la Science, et c’est un peu grâce à mon épouse que j’ai accepté cette proposition merveilleuse :  elle ne supportait plus les allées et venues des journalistes à la maison et, de mon côté, je ne trouvais pas très honnête de les recevoir dans mon bureau au journal. Jean-Marie m’a donc confié le quatrième étage de son laboratoire. Peu après, Guy Ourisson, l'un des grands chimistes français qui vient malheureusement de décéder, m’a incité à passer une thèse afin, disait-il, "d’accréditer la discipline de la gastronomie moléculaire dans l’institution". Je l’ai soutenue en 1996 à PC devant un amphithéâtre plein et un jury qui comprenait notamment deux Prix Nobel, Jean-Marie Lehn et Pierre-Gilles de Gennes ; il y avait aussi des scientifiques importants parmi lesquels Nicholas Kurti (bien sûr), Pierre Potier, Jacques Leblond, mon ami Georges Bram, et un cuisinier, Christian Conticini. J’étais mon propre directeur de thèse… mais, pour la forme universitaire, Pierre Potier avait accepté d’apparaître sous cette rubrique. Pour une fois, je n’ai pas fait d’expériences pendant ma présentation… et c’était d’ailleurs une erreur.  Nous n’avons pas eu de débat scientifique à proprement parler, le public applaudissait quand les membres du jury prenaient la parole, bref, c’était une soutenance de thèse hors normes. Dans l’assistance se trouvaient le président de l’Inra et le directeur du département chimie du CNRS. Tous deux m’ont proposé un laboratoire que j’ai d’abord refusé, avant d’intégrer l’Inra en 2000, pour donner enfin libre cours à l'intégralité de ma passion. »

Les figures marquantes :

« Des figures marquantes ? Je n’en veux aucune… mais je suis très admiratif de ceux qui font de beaux travaux. Une de mes maximes est "Ni dieu, ni maître". Un intellectuel ne peut, selon moi, supporter l’argument d’autorité, il doit créer son chemin. Nicholas Kurti par exemple, n’était pas un maître ; c’était un ami et ce, malgré notre différence d’âge (il avait presque cinquante ans de plus que moi !). Je l’ai rencontré en 1986 par l’intermédiaire d’une chef de publicité écossaise que nous venions d’embaucher à Pour la Science et qui m’a dit qu’elle connaissait un chimiste anglais qui avait les mêmes étranges intérêts que moi pour la cuisine. Nicholas Kurti était un très grand physicien : il a inventé la désaimantation adiabatique nucléaire, avec laquelle il a détenu le record du froid le plus intense obtenu en laboratoire pendant très longtemps. Il avait fait l’essentiel de sa carrière à Oxford. Je lui ai téléphoné dès que j’ai appris ce qu’il faisait et, dans la seconde, nous sommes devenus amis. Il est venu me rendre visite à Paris la semaine suivante. Je me souviens l’avoir emmené manger une poule au vin jaune et aux morilles chez Maître Paul dans le cinquième arrondissement. Ensemble, nous nous sommes fait la remarque suivante à propos de notre activité : ce n’est ni de la science des aliments, ni de la technologie préoccupée de procédés industriels ; nous nous intéressons à la cuisine d’un point de vue scientifique et aux phénomènes auxquels elle donne naissance. Comme ce champ de phénomènes a été scientifiquement peu exploré, il y a la possibilité de découvrir des phénomènes et des mécanismes inédits. Il fallait trouver un nom à cette nouvelle science ; j’ai proposé « gastronomie moléculaire », et Nicholas a insisté pour que nous ajoutions « et physique ». C’était  en 1988.

De la même manière, Jean-Marie Lehn, Pierre-Gilles de Gennes, Guy Ourisson ou Georges Bram, par exemple, sont pour moi des amis, certainement pas des maîtres. Ils m’ont davantage marqué affectivement qu’intellectuellement (par amitié, il est vrai, on fait des choses qu’on ne ferait pas autrement). J’ai cru, en revanche, pendant un certain temps être fan de Michael Faraday (1791-1867) et j’ai beaucoup propagé ses idées. Il mérite d’être montré aux jeunes parce qu’il a un parcours remarquable. Il participait, notamment, à un club d’amélioration de l’esprit et appliquait six principes à la lettre : avoir toujours sur soi un petit calepin, ne pas participer à des controverses, vérifier ce qu’on vous dit, avoir des collaborations, entretenir des correspondances et ne pas généraliser hâtivement. Ces conseils sont utiles à tous, donc donnons-les à tous.

En règle générale, je suis pour la propagation des idées puissantes. Récemment, lors d’une discussion avec Jean-Marie Lehn, j’en suis arrivé à formuler une idée dont je ne sais plus si je la lui dois ou bien si elle m’est venue de lui: "Tout résultat doit être pensé comme un cas particulier d’une généralité que nous devons trouver". Voilà une belle idée qu’il faut donner à tout le monde, non ? Un autre exemple : Jean-Marie Zemb, spécialiste de grammaire allemande au Collège de France, m’a dit un jour que son fonctionnement intime reposait sur l’idée selon laquelle, dans une liste du type "1, 2, 3,…n …", le terme générique "n" n’est pas du même ordre que les autres termes de la liste (et c’est effectivement une lettre alors que les autres sont des nombres). Il se trouve que cette idée est à la base de la théorie des types en logique. Enfin, j’ai également beaucoup d’admiration pour Antoine Laurent de Lavoisier (1743-1794), souvent considéré comme le "père de la chimie moderne", notamment parce qu’il a justement écrit : " L'impossibilité d'isoler la nomenclature de la science, et la science de la nomenclature, tient à ce que toute science physique est nécessairement fondée sur trois choses : la série des faits qui constituent la science, les idées qui les rappellent, les mots qui les expriment (...) Comme ce sont les mots qui conservent les idées, et qui les transmettent, il en résulte qu'on ne peut perfectionner les langues sans perfectionner la science, ni la science sans le langage  ". J’ai la conviction que les gens qui pensent bien, écrivent et communiquent bien également. »

 

 

L’apport à la discipline

- L’invention et la diffusion de la gastronomie moléculaire

« J’ai tout d’abord créé, avec Nicholas Kurti, une nouvelle discipline, la gastronomie moléculaire, c'est-à-dire la science qui s’occupe des phénomènes qui ont lieu lors des transformations culinaires. Cela s’est fait en deux temps : création et développement de la discipline, puis perfectionnement du programme, la seconde partie étant bien plus récente que la première. J’essaie actuellement de promouvoir la discipline à travers le monde, en créant des chaires à l’étranger, mais aussi des séminaires, des cours... J’ai longtemps hésité à prendre des étudiants en thèse, car je me pensais "fragile", institutionnellement parlant, et aussi parce que je voyais mal quel « métier » ils pourraient exercer. Aujourd’hui, ces questions sont résolues, notamment parce que j’ai débroussaillé les relations entre science et technologie mais je continue de lutter contre la confusion : la gastronomie moléculaire, c’est d’abord de la chimie, pas de la cuisine. Et la chimie, c’est essentiellement de la planification d’expériences, un soin infini à les réaliser, et des calculs pour valider des théories… que nous savons insuffisantes et que nous devons perfectionner. Pour carricaturer, je dis souvent que, au laboratoire, nous faisons de la spectroscopie par résonance magnétique nucléaire et de la résolution d’équations différentielles. Au laboratoire, nous ne cuisinons pas ! En revanche, nous utilisons tout l'équipement classique du chimiste, de l'ampoule à décanter au spectromètre UV.

En outre, j’ai proposé quelques concepts utiles, comme celui de « robustesse » d’une recette (encadré), ou le formalisme des systèmes dispersés, puis le formalisme des constructions non-périodiques de l’espace, avant de me rendre compte, d’ailleurs, que les deux derniers pouvaient être fusionnés. C’est cela, surtout, ce que je cherche. Du concept, et du concept utile pour la compréhension de cette partie du monde qui se révèle en cuisine… mais avec des phénomènes qui sont très semblables à ceux que l’on rencontre en pharmacie (pour la galénique), en cosmétique, etc. Les activités scientifiques ont des conséquences pédagogiques et technologiques. Par exemple, l’idée de la robustesse a permis de comprendre que, si l’on devait réinventer complètement l’enseignement culinaire, il faudrait sans doute se concentrer sur des pratiques « difficiles » (par exemple, la sauce mayonnaise peut rater !), et sur des recettes culturellement importantes, tel le bouillon.   C’est dans cet esprit que j’ai introduit à l’Ecole les Ateliers Expérimentaux du Goût, en 2001. Nous sommes en train d’étendre le concept au secondaire, sous le nom d’Ateliers Science & Cuisine. »

 

Un certain regard sur la science : Enfin, j’essaie de propager à travers le monde l’idée selon laquelle il existe une différence fondamentale entre la science et la technologie, idée que j’ai mise vingt-trois ans à comprendre. En effet, lors de ma thèse, nous en avions profité, avec Nicholas, dresser le programme scientifique de la discipline que nous avions créée : modéliser les définitions culinaires, collectionner et tester les précisions culinaires, inventer des plats nouveaux, introduire des nouveaux ustensiles, ingrédients et méthodes en cuisine et utiliser la cuisine pour montrer que la chimie est belle. Personne, à l’époque, ni nous-mêmes, ni mon jury, n’avait compris que ce programme était fautif, car, sur les cinq points, les deux premiers relèvent de la science, les deux suivants de la technologie, et le dernier de la communication. Je me suis rendu compte de mon erreur alors que j’étais rapporteur d’un article pour le Journal of Chemical Education lorsque j’ai remarqué que l’auteur ne posait jamais la question des mécanismes. Il s’était contenté de choisir des paramètres et d’énoncer des lois alors que ce qu’on demande en sciences, ce sont des mécanismes capables de rendre compte des lois. Il avait donc fait un travail descriptif, pas de la science…et son article était très mauvais. Depuis, je divulgue partout dans le monde la maxime selon laquelle la science consiste à chercher les mécanismes des phénomènes, par la méthode dite « méthode expérimentale » : en gros, on pose la question du « combien ?".

 

Un concept nouveau en cuisine : la robustesse : « J'ai introduit un concept afin de caractériser quantitativement la robustesse des recettes de cuisine  : de combien risquent-elles de rater ? Prenons la mayonnaise: si la sauce peut rater alors que le rôti de porc ne rate pas, c’est que la recette de la mayonnaise est moins robuste que celle du rôti de porc. J’avais le sentiment que les précisions culinaires sont nombreuses quand les recettes sont fragiles, absentes quand les recettes sont robustes. Telle était mon hypothèse de départ, mais pour la vérifier, il fallait d’abord comprendre ce qu’est une recette. Une recette un ensemble de transformations, caractérisées par des paramètres (température et durée de cuisson, par exemple), que l’on fait subir à des ingrédients, caractérisés par d’autres paramètres (par exemple, la masse, le volume…) : on peut donc associer à une recette une fonction de plusieurs variables. Si on représente cette fonction dans l’hyper-espace des paramètres, on est conduit à associer à une recette un hyper-volume, qui correspond aux divers produits correspondants à la recette. Une recette rate quand le chemin qui conduit au produit final tombe en en dehors de cet hyper-volume associé à la recette. Autrement dit, la géométrie de l’hyper-volume nous renseigne sur la sensibilité de la recette à la variation des paramètres. Si on observe, par exemple, un étranglement à un endroit, cela signifie que la recette a davantage de chance de rater à cet endroit. Pour simplifier, imaginez-vous sur un chemin de montagne d’un mètre de large avec des chaussures de dix centimètres de large. Vous marchez sans risque de tomber. En revanche, si vous êtes un géant qui marche sur le même chemin avec des chaussures de cent mètres de large, vous risquez la chute. La robustesse est déterminée, en quelque sorte, par un rapport entre la taille du chemin et la taille de la chaussure. Le rapport ainsi calculé doit être sans dimension, afin de comparer, par exemple, une robustesse en temps à une robustesse en grammage. J’ai créé en 2003 un paramètre "agrégé" de robustesse qui combine toutes les robustesses à un paramètre particulier d’une recette donnée. Cette définition m’a ensuite servi à répondre aux questions suivantes : les recettes les moins robustes sont-elles celles qui ont suscité la création du plus grand nombre de précisions culinaires à leur propos ? Autrement dit, la quantité de superstitions à propos d’une recette est-elle proportionnelle à sa fragilité ? Parle-t-on beaucoup de la mayonnaise justement parce qu’elle a tendance à rater ? Il se trouve que la réponse à cette question est, dans la plupart des cas, affirmative. Mis à part quelques points paradoxaux comme le bouillon, qui génère beaucoup de précisions culinaires alors qu’il est presque impossible de le rater, la corrélation est quasi-parfaite. C’est sans doute dû au fait que le bouillon est une recette remarquablement ancienne et répandue, donc qui fait beaucoup parler. Remarquons enfin que j’applique le concept de robustesse à la cuisine, mais rien n’empêche de l’appliquer à l’ensemble des produits formulés : les cosmétiques, les médicaments, les peintures, etc.»

 

La littérature culinaire :

«J'ai écrit un livre que j’ai intitulé La Cuisine, c'est de l'amour, de l'art et de la technique, auquel j’ai invité mon ami Pierre Gagnaire à participer. Lorsque j’ai compris qu’il y avait une composante artistique dans la cuisine, je me suis dit qu’il fallait l’étudier. J’ai essayé de transposer, parfois en les réfutant, toutes les idées esthétiques (l’esthétique est une branche de la philosophie)développées par les penseurs depuis des siècles à mon domaine. Par ailleurs, un plat qu’on vous jette à la figure n’est jamais bon alors qu’un plat qu’on cuisine pour vous est toujours bon. La dose d’amour investie dans une recette constitue donc un paramètre tout aussi important que ceux de la technique et de l’art. La gastronomie moléculaire doit donc prendre cette composante en compte. Je pense également avoir réussi à faire un véritable roman écrit de ce qui aurait pu être un traité d’esthétique. J’ai demandé à Pierre Gagnaire de réaliser des plats originaux illustrant les idées que je dégageais au fil des pages. »

 

Regard sur la discipline :

« Tout d’abord, je remarque une compartimentation des différents sous-domaines de la chimie. Ainsi, la chimie analytique n’a rien à voir avec la chimie organique, qui n’a rien à voir avec la biochimie, qui n’a rien à voir avec la chimie quantique, etc. Ces barrières sont, à mon avis, artificielles et néfastes, et j’invite en général les gens à tenter de s’en affranchir. Ne devrions-nous pas revenir à la « philosophie naturelle », par exemple ? Je préconise une sorte d’œcuménisme dans lequel nous appellerions chimistes tous les gens qui travaillent sur des phénomènes dont la compréhension des mécanismes fait intervenir la notion de molécule. Cette préconisation s’étend également en dehors de la chimie et s’applique à la science dans son ensemble. Je rêve que quelqu’un puisse, un jour, maîtriser tous les domaines de la chimie. Un peu comme le mathématicien allemand David Hilbert (1862-1943), dont on dit qu’il est le dernier à avoir compris l’intégralité des mathématiques de son temps. J’ignore si c’est possible.

Dans le même temps, j’observe une certaine désaffection dans le monde de la recherche en chimie : les universités anglaises ferment leurs laboratoires de chimie; à Amsterdam, ils ont licencié six professeurs de chimie sur douze, et on pourrait multiplier les exemples à l’envi. Je pense que cela est surtout dû à des erreurs d'ordre pédagogique. Les sciences ont toujours été enseignées comme des dogmes. Or, la science, c’est d’abord la réfutation de théories qui sont insuffisantes par principe. Par exemple, la formule linéaire qui relie l'intensité d’un courant électrique à la tension, à travers une résistance (U=RI), n’est vraie qu’en première approximation, donc fausse dans l'absolu. Il existe une différence fondamentale entre enseigner la science et enseigner les résultats de la science. La science ne se trouve que dans la réfutation et dans l’activité scientifique, et l’activité scientifique ne peut commencer que dans un laboratoire ou, au moins, lors de la pratique d’un travail scientifique. C’est pourquoi on a un peu réhabilité les travaux pratiques. C’est heureux, mais ce n’est pas suffisant. Et ils coûtent cher ! C’est pourquoi je préconise les expériences de cours réalisées par les étudiants et commentées par eux. Corollairement, il faudrait réhabiliter le calcul et lui redonner sa place au centre de l’activité scientifique. L’expérimentation est chatoyante, mais dangereuse : elle attire les étudiants et risque d’autant plus de les rebuter lorsqu’ils découvrent l’équation différentielle qui se cache derrière. Alors que les équations, c’est comme les épinards : ni bon, ni mauvais, mais délicieux pour ceux qui les aiment, d’où l’importance d’enseigner le goût du calcul. »

La robustesse du rôti : « Prenons un morceau de viande d’un kilogramme que l’on doit faire cuire une demi-heure dans un four à 180°C. Il y a deux fragilités possibles : en temps et en température. On fixe la température, reste le temps. La recette est fragile si l’incertitude sur le temps d’intervention du cuisinier est long par rapport au temps total de cuisson. Cette incertitude, ici, est celle de nos montres : de l’ordre d’une minute. Le rapport (ici 1 sur 30) caractérise la robustesse. Il est ici largement inférieur à 1, donc le cuisinier est relativement tranquille. »

 

La cuisine « abstraite » :

« Par « abstrait», j’ai désigné des plats dont on ne peut discerner gustativement les différents ingrédients impliqués dans la recette. L’idée est ici de faire l’analogue de la peinture abstraite,  non-figurative. Quatre plats de ce type ont été conçus avec le célèbre cuisinier Pierre Gagnaire, et servis en décembre 2006 par des élèves du lycée hôtelier de Saint-Chamond, lors de la Biennale internationale du design de Saint-Etienne. La proposition de ces plats abstraits s’inscrit dans un travail où la chimie est absente… mais pourquoi les scientifiques n’auraient-ils pas aussi le droit de penser : science sans conscience n’est que ruine de l’âme, n’est-ce pas ? Dans mon traité d’esthétique transformé en roman, je propose de transposer en cuisine toutes les idées esthétiques des siècles passés, d’Occident ou d’Orient, afin de produire des mets qui s’éloignent de l’idée actuelle, néfaste, selon lequel les mets seraient bons s’ils ont le goût de « ce qu’ils sont ».  Il y a mille productions culinaires nouvelles accessibles, si l’on s’éloigne de cette idée.

 

 Vos divers livres sont-ils différents ?

Oui, sinon, je n’en aurais écrit qu’un seul !

La cuisine, c’est de l’amour, de l’art et de la technique (Odile Jacob, 2006) : C’est, à mon avis, mon meilleur livre. C'est un traité d'esthétique transformé en un roman d'amour… qui finit bien. J’ai à mon ami Pierre Gagnaire d’ « illustrer » ces idées esthétiques par des « recettes » écrites d’une façon nouvelle, pas des protocoles qui ordonnent, mais des invitations à penser la cuisine différemment.

Les secrets de la casserole (Belin, 1993) : Un livre traduit dans toutes les langues, qui a été un succès immédiat, durable. J’y mettais en œuvre une idée littéraire simple : des questions « étincelles » appellent des réponses, et des explications simples ne font pas un texte prétentieux, mais « rendent service ». L’objectif : faire monter le ventre à la tête ; on est attiré par la « nourriture », et l’on découvre des aspects physico-chimiques inédits des transformations culinaires. Le tout avec des applications immédiates.

Révélations gastronomiques (Belin, 1995) : Cette fois, il s’agissait de répondre aux nombreux lecteurs qui réclamaient des recettes. D’accord pour les recettes… mais à condition de détourner toujours le propos, vers des conditions culturelles : historiques, chimiques, physiques, gastronomiques en général.

La casserole des enfants (Belin, 1998) : Je voulais mettre en œuvre à la fois l’idée de fond du Tour de la France par deux enfants et des aventures du Petit Nicolas. Le tout, en vue de communiquer l’enthousiasme pour les sciences et pour la cuisine. C’est ce livre qui a conduit le Ministre de l’Education nationale à me faire introduire les Ateliers expérimentaux du goût, dans les Ecoles.

Lettres gourmandes (Jane Otmezguine, 2002) : Un livre d’art, tiré à un très petit nombre d’exemplaire, dans un coffret. Le texte est comme un cahier de laboratoire qui aurait été adressé à un ami cuisinier.

Traité élémentaire de cuisine (2002) : Toutes proportions gardées, ce livre avait le même objectif que le Traité élémentaire de chimie de Lavoisier : c’est un livre de combat, en vue d’une réforme des enseignements culinaires.

Casseroles et éprouvettes (Pour la Science, 2002) : Un livre composé à partir des chroniques de la rubrique Science et gastronomie, dans Pour la Science. Organisées afin de soutenir une thèse, de promouvoir une discipline.

Construisons un repas (Odile Jacob, 2007) : Des entretiens avec Marie-Odile Monchicourt, réécrits. Un livre d’introduction, très simple, organisé sous la forme d’un repas : deux entrées, deux plats, deux desserts. Chaque « chapitre » est l’occasion d’examiner les divers aspects de mon activité scientifique, et des applications de la gastronomie.

De la science aux fourneaux (Pour la Science, 2007) : Une nouvelle série des chroniques de la rubrique Science et gastronomie, dans la revue Pour la Science. Cette fois, il fallait éviter de produire un tome deux, d’où des tas d’introductions variées, et des réécritures pour qu’une série de textes fasse un vrai livre.

Alchimistes aux fourneaux (Flammarion, 2007) : La réédition d’un texte merveilleux de Nicolas de Bonnefons nous donne la possibilité, Pierre Gagnaire et moi, de discuter du texte ancien et d’évoquer des pistes nouvelles pour la cuisine. Illustré de photographies merveilleuses de Rip Hopkins, pour illustrer des principes physico-chimiques.

Propos culinaires et savants (Belin, 2008) : Il y a quelque temps, j’avais invité cinq cuisiniers célèbres (Pierre Gagnaire, Guy Savoy, Philippe Conticini, Olympe Versini, Emile Jung) à discuter divers aspects, notamment artistiques, de la cuisine. Ces entretiens ont été mis en forme.

 

Quel a été votre parcours depuis  votre spécialisation à  l’ESPCI ?

A la sortie de PC, je suis entré aux éditions Belin et à  la revue Pour La Science, dont je suis devenu rédacteur en chef en 1984, puis rédacteur en chef plus tard. Puis, en 2000, j’ai quitté cette revue que j’aimais pour entrer à l’Inra, parce que j’ai cédé à l’attrait de la vie parallèle que j’avais depuis le 16 mars 1980 : ce jour-là, j’ai compris qu’il y avait de la science à faire, autour des transformations culinaires, ce qui est devenu la « gastronomie moléculaire » en 1988. D’ailleurs, en 1995, Jean-Marie Lehn m’avait offert un laboratoire, dans son groupe, au Collège de France ; quand je suis entré à l’Inra, je suis allé occuper à plein temps mon laboratoire, et j’y développé une équipe dans le Laboratoire de chimie des interactions moléculaires. Puis, en 2006, les travaux du Collège de France m’ont conduit à déménager  l’Equipe à AgroParisTech, dans le Laboratoire de chimie, tandis que l’Académie des sciences me nommait directeur scientifique de la Fondation Science & Culture Alimentaire qui venait d’être créée.

Pouvez vous nous décrire votre situation professionnelle actuelle ?

Je fais de la recherche scientifique dans l’Equipe Inra de gastronomie moléculaire dans l’UMR 214 Inra/AgroParisTech, et je suis directeur scientifique de la Fondation Science & Culture Alimentaire. J’ai beaucoup (trop ?) d’autres activités : je contribue au développement des Ateliers expérimentaux du goût ou des Ateliers Science & Cuisine pour l’Education Nationale, par exemple…

Quel bénéfice avez vous retiré de vos stages en entreprise ?

Je n'ai fait qu'un stage en entreprise, et ce stage ne m’a servi à rien : à la RATP, j’écrivais un programme de conception de la signalisation pour le métro de Caracas.

Quels sont, selon vous, les points forts de la formation dispensée à l’ESPCI par rapport aux exigences du métier d’ingénieur ?

La double formation de chimie et de physique est essentielle et inédite ; les bases de biologie sont utiles, parce que, bien souvent aujourd’hui, les frontières entre biologie, chimie, physique, sont floues. Bien sûr, les séances expérimentales abondantes sont très importantes, mais l’emphase sur les compétences de calcul est une clé de tout le reste : comment faire de la bonne science sans calculer ?

D’autre part, avec quatre ans d’étude, on est mieux formé qu’avec seulement trois ans.

Quels conseils donneriez-vous à  un élève ingénieur pour bien s'orienter / être épanoui dans sa carrière?

D'abord bien connaître la différence entre science et technologie : la science cherche les mécanismes des phénomènes, tandis que le technologue (on dit « ingénieur », en français)  utilise les données de la science pour produire de l’innovation. De ce fait, que les élèves se destinent à la science ou à l’industrie, ils doivent se frotter à de la science pointue, d’où la nécessité d’avoir des laboratoires de pointe à l’école.

Etre épanoui ? Il suffit que le travail que l’on fait soit son hobby : de la sorte, il n’y a plus jamais de raisons de s’arrêter. Je me demande si cela ne correspond pas à faire ce que l'on faisait quand on était enfant. Moi, je faisais de la chimie à l'âge de 6 ans, et c'est un bonheur absolu, parfait, de le faire aujourd'hui... bien que ma chimie soit plutôt de la physico-chimie.

Personnellement, je n’ai pas su tirer pleinement partie des quatre années que j’ai passées à l’école. Quel dommage : je sais aujourd’hui que c’était extrêmement précieux !

Pensez vous qu’il est avantageux de faire une thèse ?

Si l’on veut faire de la science, alors c’est évidemment indispensable, et non pas avantageux (quoi que… j’ai passé ma thèse à 40 ans, en étant mon propre directeur de thèse).

Si l’on veut faire carrière dans l’industrie, alors cela dépend. Ces temps-ci, mes amis industriels me disent que c’est utile… mais je crois que c'est une question mal posée.

D’abord, il y a une question de sujet et d’environnement de thèse. Un conseil : ne jamais travailler avec des gens qu’on n’aime pas, et ne pas se glisser dans un costume qui n’est pas taillé pour soi. Si l’on trouve un sujet que l’on aime, un environnement de travail composé de « belles personnes », alors pourquoi pas ? Cela dit, si l’on a suivi une ligne directrice, pendant toutes les études, à quoi bon ajouter trois années ? Et puis, au fait, l’industrie, ce n’est pas seulement de très gros groupes qui « nourrissent les employés ». Pourquoi ne pas aussi penser que les ingénieurs, même jeunes, peuvent être des créateurs d’entreprises ?

Bref, c’est une question bien difficile… à laquelle je ne peux pas répondre : dans Rabelais, Frère Jean des Entommeures disait justement : « comment pourrais-je gouverner autrui, moi qui ne me gouverne pas moi-même ? ».

Pour qui faites-vous des recherches ? La société , les entreprises ? les cuisiniers ?

Ca c'est une bonne question !

Commençons par une réponse "institutionnelle" : puisque je suis payé par l'INRA, c'est parce que l'Etat, représenté par l'INRA, me met en position de faire de la recherche scientifique. Autrement dit, c'est pour la société tout entière qu'il faut produire des connaissances nouvelles. Cela étant, je ne fais de la chimie physique que parce que cela m'amuse. C'est donc pour moi, d'abord, que je travaille, en quelque sorte !

Evidemment, il y a les objectifs directs, et les objectifs indirects.

Les connaissances nouvelles, tout d'abord, sont utilisées par les technologues, encore nommés ingénieurs en France, en vue d'améliorer la technique.

Autrement dit, de ce point de vue, je travailler indirectement pour les artisans et les industriels.

Les artisans : ce sont les cuisiniers, pâtissiers, charcutiers, etc.  Ici, il faut ajouter qu'il y a des millions de Français qui cuisinent chaque jour, et font des gestes très analogues à ceux des professionnels. Autrement dit, c'est aussi pour le public que je travaille.

Les industriels : attention à ne pas penser que c'est seulement l'industrie alimentaire. En réalité, toutes les industries de la "formulation" sont intéressées : cosmétiques, parfums, peintures, médicaments...

Et puis, je crois qu'il est important de dire que les sciences ont des applications technologiques et pédagogiques. Autrement dit, quand les progrès des sciences contribuent à la rénovation des systèmes pédagogiques, il y a une influence, aussi. C'est à ce titre que je travaille pour les écoliers, pour les collégiens, pour les lycéens, pour les étudiants des universités ou grandes écoles, et pour tout le public. D'ailleurs, c'est pour cette raison que j'ai perdu du temps de science pour  faire des choses telles que les Ateliers expériemntaux du goût (écoles) ou Ateliers Sciences & Cuisine (Collèges et lycées), par exemple. Et c'est pour cette raison que je n'ai pas pris de brevets sur mes inventions introduites mensuellement depuis plus de 20 ans.

A noter, enfin, que ma position à l'INRA et mon engagement à AgroParisTech me mettent en position d'accueillir des étudiants et de contribuer à la vie politique de mon pays. Je crois que c'est le devoir d'un "intellectuel" que d'avoir un engagement politique.

Comment se déroule une de vos journées ?

Quand le Groupe INRA de gastronomie moléculaire était  au Collège de France (de 1995 à 2006), j'ai répondu ainsi : 

La journée commence tôt, parce qu'il y a tant de choses à faire. D'ailleurs, elle ne commence hélas pas toujours au laboratoire : au cours d'une semaine habituelle, il y a bien un déplacement à l'étranger, pour cause de conférence scientifique, un déplacement en province, pour cause de congrès, de conférence grand public, de formation dans l'Education nationale… Par exemple, la semaine prochaine, l'emploi du temps est le suivant :

De 7 à 10 heures du matin, réunion au siège de l'Institut national de la recherche agronomique, avec le directeur scientifique, d'abord, puis avec l'ensemble de la direction scientifique « Nutrition humaine et sécurité des aliments ». On y examinera des questions de stratégie scientifique, de communication scientifique, l'organisation d'une journée de conférences en nutrition humaine…

Puis, activités de laboratoire jusqu'à onze heures, heure à laquelle il faudra traverser Paris pour retrouver le grand chef Pierre Gagnaire dans son restaurant : nous y accueillerons un industriel, qui souhaite améliorer ses productions.

Retour au laboratoire, où un rendez-vous est pris avec un journaliste suédois, qui veut voir des expériences en cours. Nous étudierons la constitution des sauces.

Retour à la maison vers 19 heures. Ce soir là sera consacré à la relecture d'un traité de statistiques.

La journée commencera tôt : il faudra se lever à 4h30 pour aller prendre le train à Paris, afin d'aller à Nantes. Là se tient un grand salon de la restauration-hôtellerie, où il faut présider un concours de cuisine. Le rapport entre la science et la cuisine ? Un tel concours, c'est aussi l'occasion de faire des discours, assortis d'expériences, afin de montrer quelles sont les nécessaires évolutions de la cuisine française. Une manière de transférer les résultats du laboratoire dans les cuisines.

Dans le train, à l'aller comme au retour, évaluation d'un projet d'article, et des calculs, pour essayer de savoir ce qu'ont données les expériences de la semaine passée.

C'est une des journées compliquées de la semaine. D'abord, du laboratoire de 7 h30 jusqu'à 10 heures. Puis, à dix heures, rendez vous au pied du Panthéon, dans les locaux de la Société scientifique d'hygiène alimentaire, qui prépare le colloque de son centenaire. Il faut organiser les ateliers, et, aussi, un banquet scientifique assorti d'une conférence. Il faudra ensuite aller dans le 20e arrondissement, à l'autre bout de Paris, pour un déjeuner avec le président de la confédération nationale des charcutiers traiteurs et traiteurs, histoire de préparer des formations de la profession. De retour au laboratoire, surtout ne pas oublier d'annoncer le cours de Jean-Marie Lehn, prix Nobel de chimie : comment se fait-il que si peu de chimistes y assistent, alors que ce cours est si merveilleux ? Sans doute ne sont-ils pas avertis. Un courriel circulaire à des personnes bien choisies devrait aider. Vers 15 h, il faudra ensuite courir au Musée du Louvre, afin d'organiser les cinq conférences prévues pour la prochaine fête de la science, sur le thème « science et cuisine dans l'antiquité ». Retour au laboratoire, puis, pour finir la journée, présentation aux Master class de France télévision : une conférence devant des producteurs et réalisateurs de télévision devrait conduire à de nouveaux projets d'émission. Comme si les projets manquaient !

Pas de lecture, avant de dormir, vers 24 heures !

Au laboratoire à 7h30, jusqu'au rendez-vous téléphonique de 10 heures, avec un journaliste français. Un déjeuner avec un autre journaliste, danois celui-là. Puis du laboratoire tranquille (enfin !) jusqu'au dîner, en compagnie d'un industriel spécialisé dans les pâtisseries.

Pas de lecture possible, non plus, quand le coucher sera vers une heure du matin.

Au laboratoire à 7h30, comme d'habitude, puis, à 9 heures, le cours de Jean-Marie Lehn, un moment de pur bonheur intellectuel… sauf qu'il faudra courir au Palais des congrès pour donner une conférence scientifique au Congrès Orafti. Il y aura sans doute un bref déjeuner, avant de revenir au laboratoire qui se videra vers 19 heures.

Cette fois, du travail sans rendez vous, sans téléphone. Dans un fauteuil, à la maison, à faire tout ce qui n'a pas été fait… sans interruption jusqu'au dimanche soir. Cette fois, les journées commencent vers 6 h00, et s'achèvent vers 19 h00. C'est le moment des calculs, des écritures, des lectures…

Et le soir, après le diner, il y aura la lecture d'un livre de physique statistique.

Avec tout cela, je n'ai pas répondu à la question posée : de quoi se compose une journée au laboratoire ? Le temps de laboratoire est consacré à mille tâches de toutes sortes. D'abord répondre aux courriers, peu par lettre et d'innombrables courriels. Puis, régler mille détails pratiques : trouver des financements pour les étudiants, des financements pour le laboratoire, payer les factures des fournisseurs, rédiger des appels à projet de la Commission européenne, relire les épreuves des six chroniques mensuelles (dans la revue Pour la Science, notamment), téléphoner (beaucoup, trop), répondre au téléphone, rédiger les publications scientifiques, aider les étudiants à analyser leurs résultats, à utiliser les matériels scientifiques. Et puis, de temps en temps, bien trop rarement, se donner un immense bonheur : faire une expérience !

En dehors du laboratoire, pas une minute qui ne soit consacrée à la gastronomie moléculaire… parce que la science est un merveilleux passe temps. Du coup, quand on s'arrête de travailler, on fait son hobby… qui est le travail. Pas de mérite, donc, à faire beaucoup ce que l'on aime !

Quel est le livre que vous avez lu récemment et que vous avez apprécié :

Récemment, j’ai relu Dante, qui est merveilleux, j'ai relu la « Légende des siècles », qui est extraordinaire. Et puis, j’ai relu les « Pastiches », le « Contre Sainte-Beuve » et « Les plaisirs et les jours » de Proust. La « Légende des siècles », c'est admirable.

Quel est le plat ou la découverte culinaires que vous avez pu faire et qui vous a le plus surpris ou plu ?

Deux samedis de suite, j’ai fait une expérience intéressante. J’avais invité des amis à dîner lesquels m’avaient demandé de faire de la cuisine « note à note ». Je leur ai donc fait deux sauces. Une sauce wöhler, à base de polyphénols, et une sauce au vin de Syrah. Ma sauce wöhler, a pris 15 secondes de préparation ; la sauce traditionnelle au vin, faite dans les règles de l’art, avec fond de veau, etc., m’a pris une journée. Avant de servir, je craignais vraiment que la sauce au vin ne gagne. Le plat avec la sauce wöhler, était constitué de quelques crevettes avec des oignons en lamelles plus de la sauce par-dessus, elle était d’un noir profond. La sauce au vin, je l’ai servie avec un boudin blanc brioché. La sauce wöhler, « note à note », a gagné haut la main. Elle était plus lisible, comme une flûte très cristalline, très belle, une sorte de pureté, on n’était pas empêtré dans ce fond de veau. Et qu’y avait-il dans cette sauce ? De l’eau, des polyphénols, de l’acide tartrique, du sel, du glucose et de la gélatine, le tout monté avec de l’huile neutre, et 7 composés pour l’arôme de truffe.

Quelle est votre composant favori ?

Elle est compliquée votre question, et je pense qu’elle n’a pas de sens. Je ne veux pas avoir à choisir, je veux tout. Donc je les veux tous.

La question qu’on ne vous a pas posée et que vous auriez aimé qu’on vous pose ?

Le philosophe Alain disait  : quelle est la question à laquelle je ne pense pas ? La recherche de ce que nous n'imaginons pas me taraude. J'y pense sans cesse, et notamment pour des raisons personnelles. Ainsi lorsque je passais les concours des grandes écoles, alorq que je finissais toujours les épreuves en deux fois moins de temps qu'il n'en était donné, alors que j'avais toujours le sentiment d'avoir parfaitement fait...j’avais soit 0, soit 20/20. C'est insupportable d'avoir à ce point une tache aveugle ! Mon épouse, au contraire, n'a jamais raté un examen, internat de médecine compris. Il y a donc là quelque chose d'essentiel à comprendre, personnellement, mais plus généralement aussi, car je crois qu'il est toujours bon d'analyser les symptômes pour parvenir à de la méthode. Donc je sais que cette question de la tache aveugle est la vraie question. En ce moment, par exemple, qu'est-ce que je ne fais pas ? Suis-je en train d’avoir 0 ou d’avoir 20 ? Ce serait mieux d'être un peu assuré de la qualité de son travail, non ?

Quand votre vocation est-elle née ?

A l’âge de 6 ans, après une expérience réalisée avec ma boîte de petit chimiste. Ça a été la révélation. Dès lors, j’ai partagé mon argent de poche entre matériel de labo et livres de poche (j'adorais la littérature, aussi). A l’heure des études, après les Classes préparatoires aux Grandes Ecoles, je suis rentré à l’ESPCI Paristech (Ecole Supérieure de Physique et de Chimie Industrielle de Paris). J’étais en même temps en fac de lettres à Censier, de sorte que, par hasard, j'ai été attiré par la revue Pour la Science, à la fin de mes études. J’y suis resté 20 ans, mais, en parallèle, je travaillais à mon labo. J’ai quitté ma revue pour l'INRA en 2000, afin de me consacrer à la science entièrement.

Comment la cuisine est-elle arrivée dans votre parcours scientifique ?

Je cuisine depuis que je suis tout petit... parce que je suis terriblement gourmand ! Toutefois la chimie me plaît bien plus que la cuisine (sinon je serais cuisinier). En revanche, il est vrai qu'en 1980, alors que je faisais un soufflé au roquefort, j'ai été « happé » par la phrase :  « mettez les jaunes d’œufs deux par deux. » Je trouvais ça stupide, j’ai tout mis ensemble et la recette a été ratée. Le dimanche suivant, j’ai essayé de mettre les jaunes un par un... et le soufflé a été plus réussi. Ce jour-là, j’ai décidé de collectionner et tester rigoureusement les dictons culinaires. Pour qu’une saucisse ne crève pas, faut-il effectivement la plonger 2 secondes dans l’eau bouillante et la piquer ? Pour réussir une mayonnaise, les ingrédients doivent-ils être à même température ? Etc.  J’ai aujourd'hui compilé plus de 25 000 de ces « précisions culinaires », et, parallèlement à mon travail scientifique, je continue de les tester, car je trouve indécent de transmettre des erreurs. D’ailleurs, le milieu de la cuisine française se rénove actuellement et gagne du temps en se débarrassant de certaines pratiques idiotes basées sur des idées reçues.

Et la cuisine moléculaire, quand l’avez-vous créée ?

J'ai proposé la gastronomie moléculaire (la science que je pratique) en 1988, et la « cuisine moléculaire » dès 1980, en introduisant le nom en 1999. Il faut bien distinguer cuisine moléculaire et gastronomie moléculaire. La gastronomie moléculaire, c’est la science qui cherche les mécanismes des phénomènes qui surviennent lors de la préparation des plats ou de leur dégustation. Les scientifiques ne réalisent pas de soufflé, ils cherchent à comprendre pourquoi les soufflés gonflent, espérant découvrir des phénomènes et des mécanismes nouveaux. A l'inverse, les chefs ne font pas de science. Ils font la cuisine, c'est-à-dire qu'ils produisent des aliments. Et la cuisine moléculaire, ce n'est pas de la science : c'est de la cuisine qui se fait de façon moderne, avec de nouveaux outils (des siphons, de l’azote liquide…), de nouveaux ingrédients  (l’acide citrique, alginate, carraghénane..) et de nouveaux procédés (faire de la mousse au chocolat sans œufs).

Comment expliquer votre travail à l’INRA ?

Mon métier, c'est la recherche scientifique. Albert Einstein disait de la science qu'elle essaie de « lever un coin du grand voile ». Le monde est plein d'éléments qui sont à découvrir : pourquoi le ciel est bleu, comment la matière est organisée, pourquoi la houle se propage, pourquoi les étoiles brillent... Dans mon cas, je pars de phénomènes qui ont lieu en cuisine, je les analyse, en espérant découvrir quelque chose, un phénomène inédit, des mécanismes....

Parallèlement, je n'oublie pas que j'ai une responsabilité vis à vis de la société qui m'emploie, et j’essaie de m’occuper des problèmes alimentaires de demain.  Vers 2050, il y aura 9 milliards d’êtres humains à nourrir, avec une crise de l'énergie (le pétrole s'épuise) et une crise de l'eau. Comment faire ? Je milite pour un changement des pratiques culinaires, parce qu'une casserole sur le feu, c’est 80 % d’énergie gaspillée ! Et produire une salade en sachet, c’est 25 litres d’eau dépensés entre la culture, le nettoyage, le transport… La cuisine d’aujourd’hui n’est pas durable. Il faut trouver de nouveaux moyens de produire et de consommer.

Lesquels par exemple?

La cuisine note à note. C’est l’utilisation de composés purs (eau, saccharose, éthanol…) et de fractions (parties obtenues après décomposition des aliments ) de viandes, poissons, fruits et légumes pour faire des plats. Imaginez, une carotte dont vous enlevez l’eau. Vous ne transportez plus qu’un dixième du poids initial, et, au moment de cuisiner, vous n'ajoutez plus que la quantité d'eau nécessaire. Pour faire advenir la cuisine note à note, il faudra former les cuisiniers, d'un côté, et les agriculteurs de l'autre.

Conseillerez-vous le métier de scientifique ?

Oui et non. On est heureux en science si l'on est content de ne pas savoir, si l'on supporte de travailler sans garantie de découverte, si l'on veut vivre dans un monde d'abstraction (la base de la science, c'est le calcul, et l'idée selon laquelle le monde serait « écrit en langage mathématique », comme disait Galilée). D'ailleurs, avec le petit nombre de postes, il ne faut pas craindre de dire que la science n'accepte que peu d'élus.

Mais il faut dire aussi que l'on a perverti le public en laissant croire que la science était mieux que la technologie (le métier d'ingénieur), que la technique... Il y a beaucoup d'étudiants qui, malgré leur intérêt pour la science, doivent s'orienter vers la technologie. Par exemple, j'admire les grands bâtisseurs de pont, d'ordinateurs... L’industrie agroalimentaire embauche beaucoup de monde, à des travaux très divers :  contrôle de la qualité des produits,  achats de matière première, réglementation, innovation produits, l’aspect  technologique (gestion des machines)…  D'ailleurs, il en va des métiers (science d'un côté, technologie de l'autre) comme du goût pour les épinards : certains aiment, et d'autres non. J'ai des amis qui détesteraient faire mon métier, et d'autres qui l'adorent. Un conseil à donner : beaucoup travailler pour avoir toujours la possibilité de choisir, et choisir le métier qui nous rend le plus heureux. Je dis que mon métier de scientifique est le plus beau de tous... mais cela signifie que c'est celui que j'aime par dessus tout, passionnément. Je dis que la chimie est la plus belle des sciences... mais c'est par provocation : il n'y a pas de barrières entre les sciences. Et il faut de tout pour faire un monde : des scientifiques passionnés par la science, des ingénieurs passionnés par la technologie, des techniciens passionnés par la technique, des artistes passionnés par l'art...