Ne pas confondre

La gastronomie n’est pas la cuisine

Quelques distinctions utiles pour s’y repérer dans une cuisine de demain.

 

 Il faut commencer par le commencement. Normalement, je devrais commencer par ce que je nomme l’ « amour », parce que la cuisine, c’est d’abord cela, mais, avant d’y arriver, je crois qu’il vaut mieux nous accorder sur les mots, sous peine de mal nous comprendre. Mon grand oncle, le photographe aujourd’hui décédé Henri Cartier-Bresson, disait « de quoi s’agit-il ? ». Je propose que nous posions la question à notre tour, à propos de bien des termes qui courent aujourd’hui dans les milieux culinaires. Après tout, un cuisinier qui confondrait un couteau avec une fourchette parce qu’il ne saurait pas les mots serait aussi empoté qu’un marin qui confondrait la drisse de grand-voile avec l’écoute de foc, qu’un cavalier qui confondrait le quartier avec le pommeau, qu’un maçon qui confondrait la truelle et la pelle…

 

Cuisine/gastronomie

 

Commençons par les mots « cuisine » et « gastronomie ». La cuisine, c’est l’activité qui prépare des aliments, dit le dictionnaire. Je préfère penser que c’est l’activité qui prépare les mets. Aliment ? C’est un mot que je propose de laisser aux nutritionnistes. Les artistes culinaires méritent mieux, non ?

La gastronomie, c’est tout autre chose. Introduit en français au moment de la Révolution française par le poète Joseph Berchoux, le mot a été popularisé par le juriste Jean-Anthelme Brillat-Savarin (si vous n’avez pas lu sa Physiologie du goût, quelle chance ! vous avez la possibilité de le découvrir), pour désigner « la connaissance raisonnée de tout ce qui se rapporte à l’homme en tant qu’il se nourrit ». L’homme… ou la femme, devrions-nous ajouter.

Ce que nous devons retenir, surtout, c’est que c’est une connaissance raisonnée, pas de la cuisine. Et voilà pourquoi les cuisiniers ne font pas de la gastronomie, sauf quand ils cessent de cuisiner pour se questionner sur la cuisine. Voilà pourquoi les restaurants ne sont pas « gastronomiques », et pourquoi il faut leur trouver un nom approprié. Cuisine d’apparat ? Je n’aime pas le mot, parce que l’apparat, c’est seulement l’apparence, pas le fond de la chose. Une sorte de tape à l’œil vulgaire, pour épater. Grande cuisine ? La cuisine est grande, parce qu’est un acte d’amour (il faudra bien y revenir un jour). Cuisine de luxe ?

Pourquoi pas, mais, pour Pierre Gagnaire, le luxe est moins important que l’art. Cuisine artistique ? Ah, voilà qui me plaît mieux. Et, par opposition, il y aura la cuisine artisanale, et, à côté, des cuisines bourgeoises, domestique…

 

Technique/technologie

 

Dans la distinction précédente, il y a l’opposition artisanat/art. Je maintiens que le monde culinaire gagnerait à la faire sienne, parce qu’il est anormal de comparer Rembrandt et un peintre en bâtiment. Chacune de ces deux personnes peut faire une œuvre merveilleuse, mais l’objectif n’est pas le même. Le peintre en bâtiment doit faire un travail techniquement soigné, il doit éviter les coulures, savoir que le blanc doit être « cassé » par de la terre de Sienne, etc. Rembrandt doit savoir tenir les pinceaux, techniquement, bien sûr, mais il doit principalement nous émouvoir. D’ailleurs, mon ami Pierre Gagnaire dit assez qu’il est un mauvais technicien, et que, souvent, ses « trucs » sont des façons d’éviter d’être comparé à des techniciens de la cuisine. Par exemple, il taille en biais parce qu’il n’est jamais certain de tailler assez droit.

L’art émeut, donc. L’artisanat est d’abord la mise en œuvre de moyens techniques. Pas technologiques ! Là encore, il faut distinguer, et, pour distinguer, rien ne vaut l’étymologie. « Technique » vient de techné, le faire, en grec. « Technologie » vient de techné, à nouveau, et logos, l’étude, le discours. Autrement dit, la technologie est la réflexion sur la technique, pas la technique elle-même. Voilà pourquoi je m’emporte quand j’entends dire que les téléphones portables ou les ordinateurs sont des objets de technologie (« haute », ajoute-t-on le plus souvent ; existe-t-il de la « basse technologie » ?). Non, mille fois non : les ordinateurs, etc. sont des objets techniques modernes, un point c’est tout.

Les cours de cuisine, dans les lycées hôteliers, sont-ils des cours de technique, ou des cours de technologie ? Ce ne sont certainement pas des cours de « technologie appliquée », pour les raisons données dans le précédent numéro de la Revue, mais, j’y reviens, enseigne-t-on la technique ? Ou fait-on de la technologie ? Je crois que, dans la prochaine réforme de l’enseignement, ce point est à discuter âprement.

En tout cas, la technologie n’est pas la technique, et vice versa. Celui qui fait le geste –de griller un steak, de préparer une sauce, d’assaisonner une salade…- n’est pas un technologue, mais un technicien. Celui qui se demande comment saler une viande, comment griller un steak, comment assaisonner une salade… n’est pas un technicien, mais un technologue. Et il faut se hâter d’ajouter que l’on a le droit d’être à la fois un bon technicien et un bon technologue.

 

Science/technologie

 

Arrivons à la science, maintenant. Le mot est galvaudé, parce que l’une de ses acceptions est seulement « connaissance ». La science de la cuisine ? Ce serait alors la gastronomie. L’ennui, dans ce raisonnement, c’est que tout ou presque passe sous le nom de science, et que, comme les confusions sont souvent entretenues par les malhonnêtes, on trouve v vite des théories fumeuses dénommées trompeusement « science ».

Je préfère conserver au mot « science » le sens de « sciences expérimentales » : la chimie, la physique, la biologie, la sociologie ou l’histoire quand les discours de ces disciplines sont étayés par les faits, souvent les calculs. De ce fait, la cuisine n’est pas une science, puisque c’est une technique. La gastronomie n’est pas non plus la science de la cuisine, même si son discours est (pas toujours) intéressant. Brillat-Savarin disait : la gastronomie tient de l’histoire, de la géographie, du commerce, de la chimie, de la physique… Il se trompait sur le statut des sciences (par exemple, l’analyse est une technique, pas une science, et la chimie, heureusement, ne se réduit pas à l’analyse chimique), mais il avait donné l’idée générale qui a conduit à une science de la cuisine : la gastronomie moléculaire.

 

Gastronomie moléculaire/cuisine moléculaire

 

La gastronomie moléculaire, il faut le signaler, est souvent confondue avec la cuisine moléculaire. Rien à voir, pourtant ! Il suffit d’écouter les termes : la cuisine moléculaire, c’est de la cuisine. La gastronomie moléculaire, on l’a vu, c’est de la science. Les cuisiniers qui, dans le monde, font aujourd’hui usage de résultats de la gastronomie moléculaire sont des techniciens, parfois des artistes, jamais des scientifiques, parce que leur objectif n’est pas celui de la science. Au fait, j’ai omis de préciser pourquoi la science n’est pas la technologie, dans le paragraphe précédent ! La technologie est un discours sur la technique, c’est une entreprise qui vise à améliorer la technique. La science, elle, ne produit que de la connaissance ! Elle n’a rien à voir avec la technique, parce que son propos est d’explorer les phénomènes, pas de perfectionner la technique. L’homme ou la femme de science voit une montagne, et il cherche à comprendre : pourquoi cette montagne ? Il cherche alors, à l’aide d’une méthode introduite il y a plusieurs siècles, les mécanismes de formation de la montagne. Pourquoi une montagne ici et pas là ?

Les résultats de la science peuvent ensuite être utilisés par des technologues pour rénover les techniques, mais le scientifique n’a rien à voir avec ce travail. D’ailleurs, il n’est pas responsable des objets techniques ! Par exemple, Pierre et Marie Curie ont contribué à explorer la structure des atomes, mais ils ne sont pas responsables d’Hiroshima : ce sont les militaires qui ont fabriqué les bombes atomiques et qui les ont largué sur la ville qui sont responsables de la destruction massive au Japon. De même, la chimie n’est pas responsable des gaz de combat qui ont été employés pendant la Première Guerre mondiale : ce sont les usines qui ont fabriqué ces gaz et les soldats qui les ont répandu qui sont responsables. De même, encore, la gastronomie moléculaire n’est pas responsable des résultats, bons ou mauvais, des cuisiniers qui participent au mouvement de cuisine moléculaire. Le cuisinier est responsable de son steak, de son assaisonnement de salade, de son omelette, de sa perle d’alginate… La gastronomie moléculaire, elle, est une science qui n’est responsable que de la qualité des connaissances qu’elle produit.

Donc ne confondons pas : je ne fais pas de cuisine, mais de la science (qui s’apparente à la chimie et à la physique), et mes amis cuisiniers qui sont lancés dans la cuisine moléculaire ne font pas de la science, mais de la cuisine.

D’ailleurs, j’ai fait il y a quelque temps une conférence dont le titre était « Je me suis trompé, la cuisine n’est pas de la chimie ». Oui, je me suis trompé, il y a plusieurs années, parce que j’avais dit que la cuisine, c’était de la chimie. Impossible ! Puisque la chimie est une science, le cuisinier ne fait pas de la chimie. Puisque la cuisine est une technique et la physique est une science, il n’y a pas de physique en cuisine. Je me suis trompé… mais j’essaie de me rattraper aujourd’hui. Non, le cuisinier ne fait pas de chimie ; oui, il met en œuvre des réactions chimiques, tout comme nous mettons en œuvre des réactions chimiques pour vivre, respirer, marcher, parler…

 

Artificiel/synthétique

 

La chimie est une science étrange (donc elle fait peur). Elle est née de l’observation de transformations mystérieuses de la matière. L’une de celles qui fut à l’origine de ma vocation continue de me troubler : c’est le trouble qui apparaît dans de l’eau de chaux. J’explique. Partons de craie, et chauffons-la dans un four très chaud, ou sur une flamme : la craie, solide blanc, reste un solide blanc, mais si vous versez de l’eau sur ce dernier, même après complet refroidissement, une vive réaction se produit, avec l’émission de vapeur. La craie a été manifestement transformée par le chauffage. Le carbonate de calcium, en termes moderne, s’est transformé en chaux vive, ou oxyde de calcium. Ajoutons maintenant beaucoup d’eau. Au-delà d’une certaine quantité, la réaction n’a plus lieu : la chaux vive s’est transformée en chaux éteinte. Mettons cette dernière dans beaucoup d’eau et filtrons : nous obtenons un liquide parfaitement transparent et incolore, qui est nommé eau de chaux. Enfin, soufflons à l’aide d’une paille dans l’eau de chaux : elle se trouble… et précipite au fond du récipient un solide blanc… qui n’est autre que de la craie !

Oui, la chimie, qui explore la constitution de la matière, ses transformations, est une science merveilleuse et étrange. Le plus merveilleux, c’est sans doute que des « théories » permettent de prévoir des réactions qui n’ont jamais été faites ! De quoi donner du « pouvoir » sur le monde à l’être humain qui maîtrise la théorie chimique. A noter que, ce qui fascine le plus les véritables chimistes, dans l’affaire, c’est surtout ce que l’on ne comprend pas encore : je répète que la science, c’est la recherche de ce qui ne va pas dans les théories.

Une partie de la chimie synthétise de nouvelles molécules, en utilisant les connaissances déjà recueillies. Certains construisent des médicaments, d’autres de nouveaux matériaux, d’autres encore des textiles… Ceux-là ne sont pas des chimistes, à mon sens, parce qu’ils ne font pas de science, mais de la technologie. Je propose de les nommer des « technologues moléculaires ». D’autres font de nouvelles molécules, des molécules synthétiques, artificielles, donc, parce qu’ils cherchent surtout les lois de la création, de la constitution et de la réactivité des molécules. Ceux-là sont des chimistes, qui font de la science ; une science nommée chimie.

En passant, nous voyons apparaître la distinction entre artificiel et synthétique. Ce qui est synthétique, c’est ce qui est synthétisé. Ce qui est artificiel, c’est ce qui a été produit par l’être humain. Et ces deux types de productions s’opposent à ce qui est naturel, qui ne fait l’objet d’aucune transformation humaine. Inutile de vous dire, donc, que la cuisine n’est pas naturelle, mais artificielle ! Oui, même nos carottes ne sont pas naturelles, puisqu’elles résultent de millénaires de sélection végétale. Nos bœufs, nos canards, nos poules, nos chèvres… ne sont pas non plus naturels. Ce sont le résultat de sélections, destinées à donner plus de lait, plus de viande… Quant à nos fritures, croyez-vous vraiment que la nature les ait fournies toutes croustillantes ? Croyez-vous vraiment que la nature ait chauffé l’huile (un produit parfaitement artificiel : il a fallu l’extraire !) à 200 degrés ?

Il est temps de reconnaître, honnêtement, que la cuisine est le royaume de l’artificiel ! Que les macérations de basilic dans de l’huile, d’échalotes dans du vinaigre, que les bouillons, que les fritures… ne sont pas plus naturels que les produits fautivement nommés arômes par l’industrie (ce que je critique, dans les « arômes », c’est surtout le nom, qui est fautif). Dans les deux cas, industrie comme cuisine, il y a du bon et du mauvais : le bon, c’est ce qui est bien fait ; le mauvais, c’est ce qui est fait par ignorance, par négligence, par esprit de lucre ou de pouvoir !

 

Art/artisanat

 

Allons, terminons par cette distinction entre artisanat et art. Nous l’avons déjà considérée, au début de ce texte, mais j’y reviens surtout pour ses conséquences.

Amis cuisiniers, amies cuisinières, êtes-vous un artiste ou un artisan ? Pourquoi ? L’avez-vous décidé ? Etes-vous entre les deux ? Pourquoi ? Et pourquoi ne pas changer de catégories, quand votre projet aura été mieux situé dans cette opposition ? Voulez-vous répéter des productions classiques, conformément à des canons également classiques du « bien fait » ? Ou bien êtes-vous plutôt intéressés par cette entreprise qui consiste à donner de l’émotion, en plus du bonheur qui est la base de la cuisine ? Cherchez-vous surtout à partager des émotions ? Supportez-vous de répéter, ou bien voulez-vous, à chaque plat, créer une œuvre nouvelle, unique ?

Ces questions ont des conséquences importantes sur la critique gastronomique : comment classerait-on ensemble des projets qui ne sont pas comparables ? A un artisan, on doit demander une parfaite conformité aux canons classiques, aux valeurs établies. A un artiste, on doit réclamer de l’émotion, et seulement cela. Aux deux, on doit demander une exécution à la hauteur du projet. En pratique, je ne crois pas que les guides puissent faire des catégories fourre-tout où artisans et artistes soient réunis. Réclamons des catégories séparées, et, surtout, des appréciations soit clairement objectives (« il est servi des terrines bien moelleuses, avec une couche superficielle croûtée », « la viande est ferme, mais sans excès », « le gigot, qui résulte d’une cuisson prolongée dans un bouillon », est devenu fibreux »…), ou bien clairement subjectives (« j’aime », « je n’aime pas »).

Surtout, la question est toujours « De quoi s’agit-il ? ».  Vive l’artisanat et l’art culinaires.