Voltaire et "les lettres anglaises"

Voltaire publie  les Lettres philosophiques  ou Lettres anglaises

En 1734, Voltaire publie les Lettres philosophiques, parues un an plus tôt à Londres sous le titre de Lettres anglaises. Il s’inspire de ce qu’il a vu en Angleterre où il a séjourné pendant deux ans. Son livre, vendu à plus  de 20 000 exemplaires, est un vrai best-seller.  Voltaire est un philosophe engagé : il défend les libertés et critique l’arbitraire royal*. Surveillé par le pouvoir,  il s’installe à Ferney, près de la frontière suisse. 

Comment l’éloge de l’Angleterre permet-il à Voltaire  de critiquer la monarchie française ?

Un « gouvernement sage »

La nation anglaise est la seule de la terre, qui soit parvenue à régler le pouvoir des rois en leur résistant, et qui, d’efforts en efforts, ait enfin établi ce gouvernement sage où le Prince, tout-puissant pour faire du bien, a les mains liées pour faire le mal, où les seigneurs sont grands sans insolence et sans vassaux, et où le peuple partage le gouvernement sans Constitution. La Chambre des Pairs et celle des Communes sont les arbitres de la nation, le roi est le sur-arbitre. […]

Il en a coûté sans doute pour établir la liberté en Angleterre ; c’est dans des mers de sang qu’on a noyé l’idole du pouvoir despotique ; mais les Anglais ne croient point avoir acheté trop cher de bonnes lois.

Voltaire, Lettres anglaises, VIII, « Sur le Parlement », 1733.

Le négociant et le courtisan

Le commerce, qui a enrichi les citoyens en Angleterre, a contribué à les rendre libres, et cette liberté a étendu le commerce à son tour ; de là s’est formée la grandeur de l’État. C’est le commerce qui a établi peu à peu les forces navales par qui les Anglais sont les maîtres des mers. […] Tout cela donne un juste orgueil à un marchand anglais, et fait qu’il ose se comparer, non sans quelque raison, à un citoyen romain. […]

En France […], le négociant entend lui-même parler si souvent avec mépris de sa profession, qu’il est assez sot pour en rougir. Je ne sais pas pourtant lequel est le plus utile à un État, ou un seigneur bien poudré qui sait précisément à quelle heure le roi se lève, à quelle heure il se couche, et qui se donne des airs de grandeur en jouant le rôle d’esclave dans l’antichambre d’un ministre, ou un négociant qui enrichit son pays, donne de son cabinet des ordres à Surate1 et au Caire, et contribue au bonheur du monde.

Voltaire, Lettres anglaises, X, « Sur le commerce », 1733.

1. Ville du nord-ouest de l’Inde.

Le pluralisme religieux

Quoique la secte épiscopale et la presbytérienne1 soient les deux dominantes dans la Grande-Bretagne, toutes les autres y sont bien venues et vivent toutes assez bien ensemble, pendant que la plupart de leurs prédicants se détestent réciproquement […]. Entrez dans la Bourse de Londres, cette place plus respectable que bien des cours, vous y voyez rassemblés les députés de toutes les nations pour l’utilité des hommes. Là le juif, le mahométan et le chrétien traitent l’un avec l’autre comme s’ils étaient de la même religion […]. Au sortir de ces pacifiques et libres assemblées, les uns vont à la synagogue, les autres vont boire […].

S’il n’y avait en Angleterre qu’une religion, le despotisme serait à craindre ; s’il y en avait deux, elles se couperaient la gorge ; mais il y en a trente, et elles vivent en paix et heureuses.

Voltaire, Lettres anglaises, VI, « Sur les presbytériens », 1733.

1. L’Église épiscopale est un autre nom de l’Église anglicane. L’Église presbytérienne est celle des calvinistes d’Écosse.

Dans cette lettre au pasteur suisse Joseph Vernet, on trouve le plus ancien emploi connu du mot « tolérance » par Voltaire. Le terme prend alors le sens positif qu’il a aujourd’hui (voir p. 170).

Mais en fait de religion, nous avons, je crois, vous et moi, de la tolérance […] : je passe tout aux hommes, pourvu qu’ils ne soient pas persécuteurs. […] Ces lettres anglaises, dont vous me parlez, sont écrites avec cet esprit de liberté qui, peut-être, m’attirera en France des persécutions, mais qui me vaudra votre estime ; elles ne paraissent encore qu’en anglais et j’ai fait ce que j’ai pu pour suspendre l’édition française. Je ne sais si j’en viendrai à bout ; mais jugez, monsieur, de la différence qui se trouve entre les Anglais et les Français ; ces lettres ont paru seulement philosophiques aux lecteurs de Londres, et à Paris on les appelle déjà impies sans les avoir vues. Celui qui passe ici pour un tolérant, passe bientôt pour un athée : les dévots et les esprits frivoles, les uns trompeurs et les autres trompés, crient à l’impiété contre quiconque ose penser […].

Voltaire, Lettre à M. Vernet, 14 septembre 1733.